Si vous désirez vraiment savoir ce qu’est le marronnage, ne cherchez pas dans un dictionnaire. Contentez-vous d’ouvrir grand les yeux et les oreilles. Car les « nègres marrons » ne sont pas enterrés dans les livres d’histoire, ils continuent à vivre parmi nous ; à peine perceptibles puisqu’ils ne persistent dans l’être qu’en disparaissant. Dans M Marronnage, court-métrage sélectionné au Short Film Corner du dernier festival de Cannes, Patrice Le Namouric tente de capter la course furtive de ces fugitifs. Filmés au plus près, les corps des acteurs – par la virtuosité de leurs gestes et mouvements – s’épurent, s’effacent, se virtualisent. En l’espace de 18 minutes, ce « film-manifeste » développe une conception inédite du marronnage où les esclaves évadés, dans un monde totalitaire post-apocalyptique, se font ninjas et combattants de la liberté. Cette expérience cinématographique nous donne l’occasion de revenir sur la portée historique et utopique des évasions et sécessions d’esclaves.
Fuir, ce n’est pas du tout renoncer aux actions, rien de plus actif qu’une fuite. C’est aussi bien faire fuir, pas forcément les autres, mais faire fuir quelque chose, faire fuir un système comme on crève un tuyau.
Gilles Deleuze, Dialogues.
L’appareil esclavagiste ne peut fonctionner qu’en capturant les corps qu’il asservit. S’échapper, c’est donc déclencher des courts-circuits : opposer le vide à toute prise. La désertion est déjà acte de sabotage. Sous la protection de la lune, les nègres marrons ont ainsi inventé des tactiques complexes de contre-capture ; tout un art de la disparition qui est également art de la métamorphose. Dans L’Esclave vieil homme et le molosse, Patrick Chamoiseau décrit admirablement les subterfuges dont use un esclave en fugue : « Mon soin, durant ma course, fut de déjouer son flair. (
) Je m’enduisais de fourmis-santi qui peuplaient les lianes douces, et des grosses termitières vivant de racines mortes. J’utilisais les feuilles du vétiver, des nids de manicou, des boues chaudes qui sentaient le mystère. (…) j’espérai me dissoudre dans cette âme végétale. » Se fondre dans la nature, une des tactiques de base de l’Art de la guerre (Sun Tzu), c’est épouser le cycle de ses mutations. Les nègres ninjas de M maîtrisent parfaitement cette dissolution de soi.
Indissociables du marronnage, les techniques de camouflage s’étendent aussi à la façon dont les esclaves vrillent la langue du maître. Parce qu’il soumet le français à des variations polyphoniques, le créole peut chiffrer, coder, crypter les pensées les plus subversives. Face au molosse lancé à ses trousses, Cimendef, un des nègres rebelles de M, use des sortilèges de la parole contée pour plonger son poursuivant sous hypnose. À la damnation (1) de l’esclavage, les marrons ripostent par des contre-sorts poétiques : ce que les Afro-Cubains appellent des « mambos » (chants rituels bantous, à distinguer de leur version commerciale). Aussi lorsque vous dansez sur Las siete potencias (les « sept puissances », un standard de la salsa), vous dansez à votre insu avec les Orishas : ces dieux africains – Chango, Elegua, Obatala, Ochun, Ogun, Orula, Yemaya – que les esclaves et marrons appelaient, par le biais des mambos et des rythmes des congas (tambours), afin de déclencher chacune de leurs insurrections. Le déchaînement rythmique des corps précède toujours le « déchaînement » de la révolte. À l’origine, tout rythme est rythme d’une course : martèlement des pieds sur le sol, martèlement du cur sous la poitrine, martèlement des mains sur la peau tendue. C’est d’abord au moyen du rythme que l’Africain déporté trace une ligne de fuite.
Selon Martin Lienhard (2), l’expression Nkanga mundele a une longue histoire dans la culture orale bantoue. Vers 1660, le roi du Kongo, alors en guerre contre les Portugais, parlait déjà d' »attacher les Blancs » (les empêcher de nuire). Aujourd’hui à Cuba, dans les chants des paleros (adeptes de la religion afro-cubaine du Palo Monte), Mundele est devenu synonyme d’ennemi en général (indépendamment de la « couleur »). Proféré par le Tata nganga (prêtre), la prière Nkanga mundele accompagne l’acte magique par lequel on « attache » les quatre coins du quartier où l’on réalise la cérémonie sacrée. Ce dernier devient de la sorte un espace protégé, une sorte de refuge marron, à l’abri des regards indiscrets et des interventions de la police (culte longtemps interdit).
Yo nkanga yo nkanga mundele
J’attache, j’attache le Blanc
Con licencia Sambianpungo
Avec la permission de Nzambi-a-mpungu (Divinité suprême bantoue)
Va nkangando to lo que estorba
J’attache tout ce qui entrave
Embele sucio no me corta
Couteau sale ne me coupera pas
Cabo ronda no me ronda
Chef de ronde ne me tournera pas autour
Va si me ronda no me wiri
Et s’il me tourne autour, il ne m’entendra pas
Marronner, c’est dissoudre non seulement les chaînes qui entravent nos mouvements, mais aussi celles, invisibles et insidieuses, qui entravent notre esprit : les chaînes de l’humiliation. Dans la plantation, le claquement du mot « nègre » résume à lui seul la honte d’être « noir ». « Nègre, porte ceci ! », « Nègre, vient par là ! », « Nègre, à genoux ! », « Nègre !… » : un aboiement qui « dénigre » (latin denigrare : noircir, salir) et pousse à consentir à sa propre servitude.
Qui vous a appris à haïr la couleur de votre peau ?
Qui vous a appris à haïr votre nature de cheveux ?
Qui vous a appris à haïr la forme de votre nez et de vos lèvres ?
Qui vous a appris à vous haïr de la tête aux pieds ?
Qui vous a appris à détester ce que Dieu a fait de vous ?
Discours de Malcolm X (extrait), 5 mai 1962, Los Angeles.
De cette couleur honnie, negro (terme espagnol : la couleur « noire »), le nègre marron fait l’emblème de sa liberté et de sa dignité retrouvées. Toute fuite engendre un cycle de métamorphoses : dans sa mue, le marron laisse sa peau et sa mentalité d’esclave ; sa docilité
Nul affranchissement valable sans affranchissement de l’esprit. Frédérick Douglass (ancien esclave fugitif, penseur et homme politique afro-américain) en était convaincu, lui qui voyait dans l’accès à l’écriture et à la connaissance en général, la « première révolution de l’esclave ». C’est d’ailleurs sur les paroles émancipatrices des Damnés de la terre de Frantz Fanon – une des principales sources d’inspiration des mouvements anti-colonialistes – que se clôt M : « Ne serait-ce pas l’instinct de la peur qui nous commanderait de connaître ? Le ravissement qui accompagne l’acquisition de la connaissance ne serait-ce pas la volupté de la sécurité retrouvée ? »
S’il y a une leçon à tirer de ces histoires de nègres marrons, ce n’est certainement pas le « ressentiment » d’un côté (chez des « Noirs » réduits au statut de victimes) et la « repentance » de l’autre (chez des « Blancs » réduits au statut d’oppresseurs), c’est une leçon de liberté et d’espoir. Une situation de domination, quelle qu’elle soit recèle toujours des possibilités de résistance, d’action, de création. Si la question du marronnage est fondamentale, c’est parce qu’elle permet une relecture de l’histoire de l’esclavage et de la colonisation en général, à partir du point de vue des « colonisés ». Faire l’histoire du marronnage, c’est donc redonner une voix et un visage à ceux que l’historiographie officielle maintient dans le silence et dans l’ombre – ce dont témoigne l’ignorance de la grande majorité des Français sur ces questions et la persistance des préjugés relatifs à la docilité des esclaves. L’histoire du marronnage ne peut donc être qu’une « contre-histoire » de l’esclavage, une histoire qui rende enfin justice aux « acteurs de l’ombre » – esclaves, affranchis, marrons, indigènes – et à leurs descendants. Car « tant que les lions n’auront pas leurs historiens, les histoires de chasse tourneront toujours à la gloire du chasseur » (proverbe bantou). Sous la forme d’une parabole futuriste, le film M Marronnage s’attache justement à conter l’histoire des fauves
Des Caraïbes à la Louisiane en passant par le Pérou, les « nègres marrons » ont incarné le refus de la servitude, une soif absolue de liberté. Le prix de cette liberté : de terribles représailles pour les fugitifs capturés et, pour les autres, une existence périlleuse dans un environnement inhospitalier. Fuir demande beaucoup de courage et un grand art, l’art de la fugue : le terme « fugue » (3) rend mieux compte de la dimension créatrice du marronnage, une résistance en « mode mineur ». En fuguant sous le couvert des forêts, les nègres marrons n’ont cessé de « faire fuir » les sociétés esclavagistes, entraînant dans leur sillage toujours plus d’esclaves indociles et révoltés. Dans maintes régions des Amériques, ils ont pu recréer des sociétés, réinventer des cultures qui aujourd’hui encore sont bien vivantes : celles des Bushinengués de Guyane, des Maroons de Jamaïque, des Garifunas d’Amérique centrale, des Quilombolas du Brésil, des Congos du Panama ou encore des Palenqueros de Colombie. Mais le marronnage commence déjà dans les échappées nocturnes des esclaves, quand, profitant de l’ombre, ceux-ci s’esquivent des « habitations » (plantations et cases) pour, au rythme des tambours, communier dans les danses, les joutes orales des contes, les cultes mystiques et les conjurations secrètes (la Révolution haïtienne commence avec la cérémonie « vodou » de « Bois Caïman »). C’est ainsi que naquirent les cultures créoles, cultures hybrides des Amériques ; des cultures qui en créant des espaces de liberté au sein même de l’ordre esclavagiste ne cessèrent de subvertir ce dernier. Plus que les révoltes – pourtant aussi fréquentes et dévastatrices que les cyclones des Caraïbes -, bien plus que la bonne conscience des philanthropes européens (dont le célèbre Schoelcher), ce sont les mille et une fuites des nègres indociles qui ont fini par liquider les Babylones esclavagistes : prenant l’eau de toutes parts, elles n’étaient plus viables pour le « Capital ».
Tout esclavage – que ce soit celui des empires antiques (Égypte, Babylone, Rome, etc.), des sultanats musulmans ou des envahisseurs vikings – suppose un appareil de capture. C’est ainsi que dans les sociétés esclavagistes des Amériques et de l’Océan indien, la chasse à l’homme constitue l’élément central de la politique de terreur imposée par les maîtres sur leurs territoires, ce dont témoigne l’article 38 du Code noir (4) : « L’esclave fugitif qui aura été en fuite pendant un mois (
) aura les oreilles coupées et sera marqué d’une fleur de lys sur une épaule ; et s’il récidive une autre fois, (
) aura le jarret coupé (
) ; et la troisième fois il sera puni de mort. » Régulièrement des avis de recherche sont placardés et des battues organisées pour traquer les esclaves déserteurs. Le maître d’une plantation est une sorte de seigneur féodal qui n’affirme sa souveraineté sur ses serfs qu’à travers la chasse et les supplices : moments privilégiés où s’exerce sa puissance, c’est-à-dire son droit de vie et de mort – le « droit du glaive ».
« Rien de plus actif qu’une fuite » (Deleuze), puisqu’ainsi l’esclave prive le système esclavagiste de son aliment essentiel : le corps et sa force vitale. Pour paraphraser Marx, le maître s’apparente au « vampire qui ne s’anime qu’en suçant le travail vivant, et sa vie est d’autant plus allègre qu’il en pompe davantage (5). » Dans un bel essai, L’Homme prédateur, Françoise Vergès montre que l’esclavage colonial est indissociable d’une économie de prédation – c’est-à-dire d’une rationalisation de la chasse à l’homme, du pillage et de l’exploitation – qui se perpétue aujourd’hui sous d’autres formes : trafic d’organes et d’êtres humains, asservissement (6) des migrants, des femmes et des enfants, etc.
Premières séquences du court-métrage : parfaitement fondus dans leur environnement, de mystérieux guerriers émergent furtivement d’une eau croupie et d’une masse mouvante de bouteilles vides. Nous sommes en 2071, dans une décharge classée « zone interdite », quelque part dans l’Empire Karaïb ; nouvelle entité politique née de l’implosion de notre monde. Un jouet, une voiture de police détraquée, va déclencher l’alarme et lancer la traque : « Des indociles
Zone sensible, secteur sud ! Urgence : code Mussard (7). Formatez-les immédiatement ! » hurlent des mégaphones nasillards. Repérés, les « indociles » entament aussitôt un processus de disparition. Avec humour, Patrice Le Namouric joue avec les codes des comics Marvel et des films ninja : ses héros fendent l’air, équipés de lunettes de plongés, de collants noirs, d’une épée arrimée dans le dos, la peau camouflée par une substance visqueuse propre à déjouer les prises. « Indociles » ils sont, car la fuite du nèg mawon (créole) est d’abord l’expression d’une indocilité radicale. Revenons en effet à l’étymologie de « cimarron » (terme espagnol d’où dérive « marron ») : « Les Espagnols appliquaient primitivement le terme « marron » aux animaux qui, de domestiques, devenaient sauvages (
), et c’est pour cela qu’ils l’ont étendu jusqu’à leurs nègres. Puisque l’on dit cochon marron, pourquoi ne pas dire nègre marron », nous explique Victor Schoelcher. Retour d’un animal domestique – en l’occurrence l’esclave – à la vie sauvage, le marronnage est donc un processus de « dé-domestication » : la subversion de tout dressage, de tout formatage, de toute « discipline ».
Certains rétorqueront qu’ils ne sont pas descendants d’esclaves et que, par conséquent, toutes ces histoires de marronnage ne les concernent pas. C’est oublier qu’il existe un rapport intime entre la « disciplinarisation » (le « dressage » au travail et à l’obéissance) des masses populaires européennes et la réduction en esclavage des Africains déportés, deux processus qui se déroulent conjointement à partir du XVIIe siècle. Dans plusieurs textes, Foucault montre que si l’Occident a soumis les autres peuples à un processus de colonisation, il a aussi expérimenté, dans le même mouvement, une sorte de colonisation interne sur ses propres populations. Une colonisation « disciplinaire » qui a pris la forme de campagnes massives d’enfermement, d’internement, de mise au travail forcé des pauvres, des nomades, des orphelins, des groupes et individus marginaux. (8) La question du marronnage permet donc également une relecture de l’histoire de la société « Métropolitaine » (les Départements d’Outre-Mer en constituant la périphérie) à partir du point de vue et des résistances de tous ceux qui la « font fuir »
Au moment où se met en place en Europe la société disciplinaire, le vagabondage prend la forme séditieuse d’un grand marronnage : « (
) le vagabondage avec tout ce qu’il comportait de rapines, de vols qualifiés, d’assassinats parfois, servait de milieu d’accueil aux chômeurs, aux ouvriers qui avaient quitté irrégulièrement leurs patrons, aux domestiques qui avaient quelque raison de fuir leurs maîtres, aux apprentis maltraités, aux soldats déserteurs, à tous ceux qui voulaient échapper à l’enrôlement forcé ». (9) Si les sociétés européennes ont connu, elles aussi, des formes de marronnage, c’est parce qu’elles ont expérimenté sur leurs propres populations – en même temps qu’elles l’expérimentaient sur d’autres (les Africains et Amérindiens) – une colonisation inédite : la colonisation disciplinaire des corps. Par « discipline » (à distinguer de la maîtrise de soi qu’exigent tout apprentissage et toute technique), il faut entendre un ensemble de procédés (surveillance hiérarchique, chronométrage des gestes, etc.) permettant de tirer de l’individu une utilité et une docilité optimale. L’Organisation Scientifique du Travail, le « fordisme », le « toyotisme », le management sont les héritiers de cette technopolitique disciplinaire. Dans ses travaux, l’historien américain R.W. Fogel montre que la plantation esclavagiste a constitué l’un des premiers laboratoires où put être expérimentée la discipline industrielle. (10)
Le pouvoir disciplinaire s’exerce avant tout sur le mode du dressage. Les dispositifs disciplinaires – camps militaires, usines, prisons, workhouses – répondent en effet à un objectif précis : fabriquer des corps dociles et utiles. Dans leur manifeste communiste, Marx et Engels affirmaient que les prolétaires n’avaient rien à perdre si ce n’est leurs chaînes ; ces chaînes ce furent les esclaves « noirs » qui les testèrent les premiers. Cible principale de la machine d’esclavage, le corps représenta pour les « noirs » le premier front de résistance. La course folle du « nègre marron » s’inscrit dans une culture insurrectionnelle du corps : corps à corps de la révolte, corps ralentis (freinage du travail), corps suicidés, corps dansants, chantants, vibrants, corps possédés (chevauchés par les « loas » du vodou, les « orixas » du candomblé, le « Saint-Esprit » des églises afro-américaines). C’est cet art du « dé-chaînement » du corps, cette culture du corps libéré et furtif que les descendants d’esclave ont offert en partage au monde entier.
Si avec l’abolition de l’esclavage un terme est mis aux États-Unis à la chasse à l’homme, les lynchages eux continuent de plus belle : ils deviennent en effet le bras armé (11) de la ségrégation raciale ; un système de lois humiliantes qui, dans les États du sud tels que la Louisiane ou le Texas, perpétue l’animalisation des Afro-Américains. Il s’agit toujours d’empêcher les « nègres » d’échapper à leur statut de sous-hommes, en fermant autant que possible toutes les voies d’accès à l’égalité des droits civiques. Denzel Washington, dans le rôle du coach d’une jeune équipe de débateurs afro-américains (film The great debaters), détaille la pédagogie de la cruauté liée au lynchage : « Prenez le nègre le plus contestataire, déshabillez-le devant les autres noirs : hommes, femmes et enfants. Roulez-le dans le goudron et les plumes, attachez ses jambes à deux chevaux dans des directions opposées, mettez-lui le feu, et puis fouettez les chevaux jusqu’à ce qu’ils le démembrent. Puis fouettez et battez jusqu’au sang tous les nègres mâles qui y ont assisté. Ne les tuez pas, mais gravez la crainte de Dieu dans leur peau
Les méthodes de Lynch (nom d’un esclavagiste, d’où vient lyncher) étaient très simples et très diaboliques : garder l’esclave fort physiquement, mais faible psychologiquement et dépendant de son maître. Laissez-lui son corps, prenez lui son esprit ! »
La fuite de l’esclave suppose donc non seulement la réappropriation de son corps (propriété du maître), mais qu’à travers cette libération s’affirme un esprit. Des formes culturelles telles que la « soul music » ou le « negro-spiritual », dans leur dénomination même, laisse clairement transparaître la revendication d’une spiritualité « noire » face à l’entreprise de déshumanisation que constituent l’esclavage et la ségrégation raciale. L’échappée spirituelle du I have a dream de Martin Luther King (discours dont on commémore cette année le cinquantenaire) ne peut se comprendre qu’à la lumière de la longue histoire des résistances culturelles afro-américaines, dont le marronnage constitue un élément essentiel.
Aussi expérimental soit-il, M puise son inspiration dans l’expérience historique du marronnage à laquelle il rend hommage tout en en produisant une épure. Patrice Le Namouric a su extraire de toutes ces histoires de neg mawon la part d’utopie qu’elles recèlent et qu’il nous appartient de réactiver. Après tout, les expériences historiques du banditisme social (Robin Hood, Cartouche, Zapata, etc.) ou de la piraterie (Libertalia, Sandokan et les Tigres de Malaisie, etc.) continuent elles aussi à inspirer des utopies, des mouvements, des modes opératoires contemporains (cyberactivisme, Zones Autonomes Temporaires, zapatisme, etc.). Le marronnage s’inscrit dans l’histoire méconnue des fugues, celle du « gitan nomade », celle du soldat déserteur, celle de l’écolier fugueur, celle du migrant « clandestin », celles de tous les réfractaires à la « Discipline », à la norme, au contrôle, à la domestication. Et c’est ce qui fait du nègre marron une figure universelle de la résistance.
M Marronnage ne propose pas une leçon d’histoire sur l’esclavage, mais une sorte de manuel de sédition pour les temps présents et à venir. Des temps sombres où prolifèrent les dispositifs de contrôle, de sorte que les résistances ne peuvent désormais être que furtives, ponctuelles, fractales – tout sauf frontales. Faire front, affronter, attaquer en terrain découvert c’est offrir, en effet, une prise aux pouvoirs qui nous assujettissent (multinationales, États, médias de masse, institutions financières, etc.), et s’exposer ainsi à être capturé, discrédité, criminalisé. Des collectifs contemporains comme « anonymous » expriment bien la nécessité de résister aujourd’hui de façon « clandestine », et cela afin de ne pas laisser de traces, c’est-à-dire d’éléments permettant de nous tracer, de nous profiler, de nous repérer. Qu’est-ce que l’anonymat si ce n’est une forme d’échappée, de marronnage, vis-à-vis d’une société qui a érigé le contrôle en temps réel des individus en idéal et norme cybernétique ?
Le « M » de « Marronnage » n’est pas une marque déposée, c’est la « marque rouge » des indociles, la marque de tous les réfractaires au marquage des corps et des esprits. Rouge était le fer dont on marquait le bétail et les esclaves, infrarouges sont les fers du marketing, du management, de toute cette sinistre « fabrique du consentement » qui modèle, à notre insu, nos pulsions et nos pensées les plus intimes.
Le « M » de « Marronnage » s’inscrit dans un cercle mystique, le « vèvè » (représentation symbolique des dieux africains dans le vodou) : une ligne courbe qui, par réflexion sur elle-même, ouvre sur l’au-delà du « Pays en dehors ». L’expression haïtienne « péyi an déyo » recèle une vérité d’essentielle : marronner, c’est moins fuir qu’opérer un retrait stratégique, c’est-à-dire une sécession (le latin secedere signifie « se retirer »). Le repli dans les cirques et montagnes escarpés de la Réunion, dans les forêts abyssales d’Amazonie ou dans les mangroves labyrinthiques de Louisiane, n’est que la condition préalable d’un « dé-pli » ultérieur : le déploiement d’un nouveau mode de vie, d’une nouvelle culture, d’une communauté marronne. Loin donc d’inaugurer la naissance officielle d’un nouvel État, la « sécession marronne » consacre le « devenir-furtif » d’une communauté d’hommes et de femmes indociles.
Nous sommes tous des fugitifs, des proies, des « nègres marrons » en puissance : alors, couvrons les murs de « M » ! Le « M » de « Marronnage » se trace furtivement dans la nuit, d’un trait rouge sang où palpite la liberté. La fuite ne se réduit pas à un instinct, elle a un esprit, et cet esprit hante chacun d’entre nous. L’esprit de la fugue se manifeste sous la forme d’une indocilité primordiale – celle de l’enfant que nous avons été, cet « enfant sauvage » qui fait les « 400 coups ». Marronner, c’est répondre à ce que Jack London appelle the call of the wild : l’appel d’une nature non domestiquée, une pulsion de liberté qui habite autant les hommes que les loups.
Ernst Jünger voyait dans le « recours aux forêts » l’acte inaugural de toute résistance : « Le recours aux forêts entretient avec la liberté des rapports plus étroits que tous les armements : en lui survit la volonté première de résistance » (12). À nous donc d’étendre l’ombre des feuillages et des canopées
Pour approfondir :
Chasse à l’homme : Analyse spectrale de l’esclavage [article 7407]
L’art de la fugue : des esclaves fugitifs aux réfugiés [article 4420]
Pour une renaissance de la culture marronne : entretien avec l’artiste Marcel Pinas [article 8500]
Actualité en résonance :
La traque méthodique de l’internaute révolutionne la publicité [www.monde-diplomatique.fr/2013/11/BENILDE/49783]
Esclavage : la vallée des hommes libres [www.lemonde.fr/sciences/article/2012/05/04/esclavage-la-vallee-des-hommes-libres_1695476_1650684.html]
1. Mythe de Cham : utilisation idéologique de la bible pour justifier l’esclavage des nègres.
2. Mythe de Cham : utilisation idéologique de la Bible pour justifier l’esclavage des nègres.
3. Le Discours des esclaves de l’Afrique à l’Amérique latine, éd. L’Harmattan.
4. » La fugue (latin fuga, fuite) est une forme de composition musicale dont le thème, ou sujet, passant successivement dans toutes les voix, et diverses tonalités, semble sans cesse fuir. » M. Dupré, article » fugue » in Encyclopédie Universalis.
5. Promulgué en 1685, code juridique qui régit l’esclavage dans les possessions françaises.
6. » Le capital est du travail mort, qui, semblable au vampire, ne s’anime qu’en suçant le travail vivant, et sa vie est d’autant plus allègre qu’il en pompe davantage « , Karl Marx, Le capital.
7. Pour en savoir plus : [www.esclavagemoderne.org]
8. François Mussard, célèbre chasseur d’esclaves de la Réunion, au XVIIIe siècle.
9. » Il ne faut jamais oublier que la colonisation, avec ses techniques et ses armes politiques et juridiques, a bien sûr transporté des modèles européens sur d’autres continents, mais qu’elle a eu aussi de nombreux effets de retour sur les mécanismes de pouvoir en Occident, sur les appareils, institutions et techniques de pouvoir. Il y a eu toute une série de modèles coloniaux qui ont été rapportés en Occident, et qui a fait que l’Occident a pu pratiquer aussi sur lui-même quelque chose comme une colonisation, un colonialisme interne. » Il faut défendre la société, Foucault.
10. Surveiller et punir, Foucault.
11. » la discipline industrielle, si difficile à obtenir dans les usines de l’Angleterre libre et de la Nouvelle Angleterre libre, fut réalisée dans les plantations sucrières un siècle plus tôt, en partie parce que la production de sucre se prêtait elle-même à une division poussée du travail, en partie parce que fut inventé le travail en brigade [gang system]qui fournit un puissant moyen de surveiller et de contrôler le travail, en partie enfin en raison de l’exceptionnelle dose de violence que les planteurs furent autorisés à faire peser sur le travail noir asservi « Cité par Moulier Boutang in De l’esclavage au salariat.
12. Le lynchage est présenté par le Klu Klux Klan comme un acte de justice populaire, comme l’ultime défense de la suprématie » blanche « .
13. Traité du rebelle : » ou le recours aux forêts « , éd. C. Bourgeois.Écrit depuis l’une des périphéries ultra-marines de la Métropole, Mayotte
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