Les Messagers, d’Hélène Crouzillat et Laetitia Tura

Les messagers d'une époque

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Les messagers sont ceux qui prennent en charge la mémoire de ceux qui disparaissent dans la frontière, dans les eaux entre l’Afrique et l’Europe, ou bien aux frontières de l’Afrique et l’Europe au Maroc, à Ceuta et Mellila. Leur message est terrible : ils disent certes ce que nous savons déjà, le jusqu’au-boutisme, la douleur et la mort, mais ils ne disent pas que ça, ils disent que la mort est parfois provoquée, que des cordes sont coupées qui auraient secouru, que des corps sont rejetés qui s’accrochent pourtant à la vie, que des nageurs épuisés sont repoussés… Ils disent que la folie du brûleur n’est pas seulement la sienne mais aussi celle d’une Europe qui ne veut pas de lui et ira jusqu’au pire pour s’en débarrasser.
Il n’y a pas de preuves : ils ne font que le dire, les rescapés. On les croira sur parole. Et on sait ce que vaut leur parole dans le monde aujourd’hui, lorsque 147 morts au Kenya ne mobilisent et n’émeuvent pas un millième de ce qu’a provoqué l’attentat contre Charlie Hebdo, lorsqu’on s’habitue à ce que des milliers de migrants meurent en cherchant à atteindre nos côtes.
Des choses, des objets, plutôt que des humains : c’est un monde qui se redivise en deux, un retour dans la nuit esclavagiste et coloniale. « Nous sommes les messagers d’une époque »: même sans être entendu, il faut témoigner. Témoigner de ces exactions contre l’humanité, témoigner des morts pour qu’ils existent malgré tout, sauvegarder leur identité, c’est-à-dire dans leurs noms : le film parcourt les pages des livres de sépultures du diocèse, recherche parmi les tombes anonymes celles qui portent un nom, égrène les noms des morts sur écran noir comme dernier hommage à ces « héros sans visage », pour reprendre le titre du beau film de Mary Jimenez (cf. [article n°10966]), auquel Les Messagers fait écho et qui justement rendait la mort présente. Car ces morts sont encore là, tout comme les vivants : « On existe et on les gêne ! On leur donne du travail ! » Quand on fuit une existence sans espoir, on est prêt à tous les courages : « Les murs ne servent à rien contre des gens qui ont fait 1000 km », constate l’officier de la Guardia Civil malgré ses considérations techniques sur les dispositifs de triple enceinte empêchant les migrants d’entrer à Melilla.
Froideur de l’application des lois contre la circulation des personnes, exactions qui ne s’avouent pas, c’est entre ces deux pôles que navigue ce film qui évite tous les écueils du pathos par une écoute attentive des paroles, par une épure méditative sur les sépultures officielles ou inavouées, par des photographies de Laetitia Tura, membre du collectif Bar Floréal (cf. son exposition Je suis pas mort, je suis là), insérées dans le film sur une bande-son où le vent chasse le trop plein, attentives aux objets de mémoire, aux restes et aux traces.
C’est alors que ce film se fait linceul, qu’il rend nécessaire le temps du respect, qu’il restaure le lien entre morts et vivants, que par son hospitalité à la parole des migrants, il ouvre à une possible fraternité.

///Article N° : 12896

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Les images de l'article
© Les Messagers, d'Hélène Crouzillat et Laetitia Tura
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