« Les nomades sont intéressants ! »

Entretien d'Olivier Barlet et Jacques Matinet avec Isaach de Bankolé

Paris, mars 2000
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De Ghost Dog du Nord-américain Jim Jarmush à Lumumba du Haïtien Raoul Peck (présenté à Cannes 2000) et à Batu, le dernier film du Malien Cheick Oumar Sissoko, Isaach de Bankolé est devenu un acteur international, installé à New York, et très sollicité. Cet entretien retrace son parcours et comment il a croisé de grands noms de la création tant théatrale que cinématographique. Comment des gens aussi divers peuvent-ils ainsi être reliés en une toile d’araignée mondiale ? En mettant l’essentiel non dans la différence mais dans la relation. Il en ressort une circulation permanente, un échange où la gangue des préjugés racistes ne peut plus avoir cours. Le Noir n’est plus le faire-valoir, l’exotique, l’humoriste, l’hédoniste, le sexe-symbole, le repoussoir, l’alibi social ou la figure ancestrale. Il fait tout simplement partie de la communauté des hommes.

Pourquoi es-tu allé t’installer aux Etats-Unis ?
Je suis parti il y a trois ans. Mon dernier film était français : S’en fout la mort, de Claire Denis. Puis, sans travail en France, j’ai eu cinq ans en gros pour faire le point. J’ai travaillé avec Jim Jarmush aux Etats-Unis, et j’ai observé les Américains noirs, les minorités… Ils sont dans un pays qui n’a rien à voir avec un état colonial, et cela m’a frappé : ils me paraissaient plus épanouis que dans l’univers parisien.
Pour les rôles principaux, il n’y a que quelques acteurs noirs en France qui réussissent à s’imposer…
Sous prétexte qu’on n’a pas une certaine forme d’intellectualisme, la porte de projets à grand budgets nous est fermée d’emblée. Tu retrouve plus des acteurs noirs dans des films dits intellos francophones, que ce soit Claire Devers ou Claire Denis…
Est-ce vrai aussi pour le théâtre ?
Il donne la possibilité de faire des personnages forts, presque indépendants de la couleur de peau. L’écriture théâtrale fait que les personnages sont égaux dans le langage, alors qu’au cinéma, le langage reste stéréotypé.
Qu’est-ce qui pourrait faire changer les choses ?
Il y aurait besoin d’un détonateur, mais faut-il des quotas ? Est-ce qu’on injecte pas une sorte de séparatisme dans le jugement ?
On risque d’enfermer l’autre dans sa différence ?
Oui, dès qu’on a une connotation africaine, on a l’impression que les critères doivent être différents.
Au niveau de la société américaine comment se passe l’intégration ?
Je n’ai pas encore la green card, mais je suis marié, ce qui me permet de circuler. Pour faire véritablement carrière, tu peux être différent mais il faut aussi s’assimiler : parler l’anglais.
Par contre dans Ghost Dog, tu joues le rôle d’un Français.
En anglais, je fais aussi des personnages qui ne sont pas francophones, mais c’est marrant, dans ce cas là je suis le représentant d’une culture francophone !
Ton rôle n’était pas traduit à la sortie du film.
Oui, en fait c’est une erreur de labo : ils se sont trompés de copie. A Brooklyn, ils ont les sous-titres, mais à Manhattan les trois salles de cinéma où il est sorti la première semaine ont eu les copies sans sous-titres.
Et du coup les journaux en ont parlé !
Oui ! Dans le film, c’est une coquetterie qui a permis d’aller plus loin dans le rapport entre ces deux personnages.
Tu viens de tourner avec un cinéaste américain d’origine japonaise.
Oui, et je joue encore un personnage francophone qui se dit agent secret et qui a pour partenaire Ben Gazara. Mon rôle n’est pas vraiment un flic, c’est un truand aussi.
Travailler avec Jarmush, c’est très différent ?
C’est particulier avec Jim, parce qu’on n’a pas l’impression de travailler ! Il ne vient pas avec un truc carré : il vous parle du personnage, du sujet, et laisse des ouvertures. Cela fonctionne ou pas : il répète beaucoup. Tu ne te demandes pas ce que fait le personnage : tu es le personnage.
Qu’est-ce qu’il t’a apporté ?
D’abord l’exigence, celle que j’ai pu rencontrer au théâtre avec Chéreau. Il y a aussi une certaine confiance dans le travail, cette confiance qui permet de proposer, sans craindre que ce ne soit pas ça. Il dira exactement ce qu’il pense de nous. Il a une vraie écoute. Je me souviens des premières répétitions avec Forest Whitaker, qui est aussi quelqu’un de très humble, chacun avait son mot à dire, c’est ça aussi la force de Jim : il amène les idées et laisse la place ouverte pour ajuster le tir.
Comment l’as-tu rencontré ?
Par Chocolat, le film de Claire Denis. Je l’avais vu à Cannes en 83, je sortais de Stranger than Paradise, j’étais éclaté, et dans une fête, je vois Jim : je lui donne mon dossier, on parle, il me donne sa carte. Trois ou quatre ans après, il me voit dans Chocolat et me contacte. 83, c’était l’époque ou j’hésitais à être ingénieur… médecin, pilote, j’avais envie d’être libre ! Et puis Gérard Vergès m’avait proposé un doublage. Je trouvais ça fantastique ! De coller la voix à l’image, magique ! Il m’a indiqué des cours d’art dramatique et je suis allé à celui des Invalides. Mais en tant que Noir, je n’avais pas de rôle : je suis resté un peu plus d’un an et je suis parti !
Quel est ton premier film ?
C’est L’Arbalète, de Serge Gobi. C’était un casting figuration mais on m’a demandé de dire une phrase. A la fin de la journée, on me donne trois cent balles, et j’ai refusé car j’avais parlé : j’ai eu huit cents !
Comment se sont passé les premiers petits rôles ?
On avait un agent, un  » casting directeur « . Il faut faire des photos, faire la cour, faire quelques pièces. Il y avait Amédée Dao qui mettait en scène au théâtre 18 . Et puis il y a eu Mesguich : il y avait une défection, et j’ai remplacé au pied levé !
C’est alors qu’arrive Black Mic Mac.
C’est la première fois que j’avais un scénario, un personnage : Léni, le magouilleur qui vient d’Afrique, le roublard, mais le casting avait été serré : il y avait deux cent personnes ! Cela s’est fait en trois étapes, avec des castings successifs.
Est-ce qu’avec le recul, ce film n’a pas été un piège ? Son succès n’a-t-il pas fixé dans la caricature la représentation des Noirs en France?
Quand je le regarde aujourd’hui, c’est avec un autre regard. Il a véhiculé des stéréotypes, qui ont quand même évolué. Mais ce que tu dis est vrai… Ce qui était important pour moi, c’était le fait de pouvoir ne pas devoir s’enfermer dans le dramatique. Il y avait Bako, l’autre rive, des films sur la souffrance… On retrouvait de la couleur ! Le risque était de faire Black Mic Mac 2, 3, etc… Mais le public n’est pas dupe. Ils ont essayé de faire une série télé pour laquelle ils n’ont pas voulu de Thomas Gilou comme réalisateur. C’était anachronique pour moi, alors qu’il avait fait le premier. A l’époque je devais aller au Cameroun pour tourner Chocolat et j’ai eu à lire deux épisodes de la série, qui n’étaient pas mal ; ils voulaient que je signe pour six, et le troisième épisode était vraiment illisible. Je n’ai pas donné suite.
Tu enchaînes donc directement avec Chocolat, qui va te permettre de ne pas être catalogué comme un acteur comique.
C’est vrai que c’était un tournant mais entre temps, j’ai fait des trucs magiques ! On a tourné Black Mic Mac en 85-86. Je reçois un coup de fil de Chéreau.  » Je veux vous voir pour une pièce  »  » Comment vous avez eu mon téléphone ?  »  » C’est par mon agent, vous avez envoyé un dossier il y a trois ans « . Je vais à Nanterre pour le casting au Théâtre des Amandiers. Je ne connaissais pas Coltès, l’auteur de la pièce. Simon Ndjami, de la Revue Noire, me dit  » viens, je vais te présenter un copain « . Et c’était Coltès !  » Je viens samedi, avant ton audition on boit un verre « . Je vais donc à l’audition, et Bernard attendait au bar des Amandiers. Depuis ce jour on ne s’est pas quittés. C’est par le théâtre que j’ai eu une autre dimension, et j’ai adoré la manière de travailler de Patrice Chéreau, son exigence, son intelligence… Claire Denis avait écrit Chocolat, je crois pendant qu’elle tournait avec Wenders Paris Texas. Elle est venue avec Wenders voir la pièce, La Solitude des champs de coton, qui lui a permis de se faire une autre idée de moi que celle de Black Mic Mac.
Qu’est-ce qu’a représenté pour toi Coltès ?
Ce que j’ai trouvé de formidable, c’est qu’il écrivait au même rythme que le sang circule dans les veines. On trouve peut-être ça dans les pièces classiques, mais dans les modernes, c’est une révélation, comme si quelqu’un d’autre que moi décrivait mes sensations mais de façon magistrale, avec toutes les nuances, la verve et la technique théâtrale. Il allait au fond des choses, et à ce moment, tu ne vois plus la couleur ! T’es peut-être noir, mais t’es blanc à l’intérieur, ou tu peux être blanc et noir à l’intérieur.
Jarmush, Wenders, Denis : on retrouve un groupe qui retravaille l’image du Noir dans le cinéma international.
Absolument, et les inspirations naissent des échanges, et ça me donne envie de retravailler, non parce que je suis Noir, pas pour décliner ce personnage, mais sur d’autres personnages, sur d’autres histoires. On a fait Night on Earth. Le fait d’avoir travaillé ensemble donne envie de retravailler mais sur un espace nouveau. Ce désir peut créer des personnages fictifs mais réels à la fois. Parce qu’on a des exemples précis !
Ces cinéastes travaillent sur la marginalité de leur société, et redéfinissent ainsi la façon d’être dans le groupe…
Finalement ce sont des nomades, et c’est ça qui est intéressant.
Voilà qui nous introduit bien au cinéma africain. Avec Cheick Oumar Sissoko, c’est la première collaboration ?
J’ai eu quelques projets avec des Africains, mais je n’ai jamais concrétisé. Sur Lumumba, de Raoul Peck, je suis resté sur ma faim, parce que Lumumba, c’est une histoire africaine de mon adolescence, c’est un patrimoine, comme Mandela ou Nkrumah, ce sont des figures symboliques. Sissoko, c’est une histoire qui m’intéresse, les mendiants… Chez Cheick, il y a une disponibilité, une liberté de point de vue : je suis content de cette expérience.
La présence de Dany Glover dans le film, c’est une rencontre qui se cherche depuis des années, entre Noirs américains et Afrique.
Dany Glover en parle depuis longtemps. Il essaie de financer des projets qui se passent en Afrique. Le problème est que ce n’est pas équilibré. Ce qui fait la force des Afro-américains ou des indépendants comme Jarmush, c’est qu’ils ont un projet, et qu’ils le mènent jusqu’au bout. Ils se battent pour garder leur intégrité artistique.
Tu viens de tourner Traveling Miles, un film avec ta femme, la chanteuse de blues Cassandra Wilson.
Oui, un docu-fiction en noir et blanc. Elle allait en tournée en Australie et en Nouvelle Zélande. Je voulais en avoir une documentation filmique. J’appelle un producteur qui nous avait aidés sur The Keeper, le film de Joe Brewster où je tenais le rôle d’un Haïtien qui sort de prison. En une semaine, on a un ingénieur du son, un assistant, un directeur de la photo, et nous voilà cinq en plus des cinq musiciens. Cassandra voulait qu’il y ait de la danse, parce qu’un de ses rêves c’était la danse, et moi j’avais envie d’intégrer des trucs de Miles Davis, et donc on a mélangé tout ça aux images de concerts. J’ai deux versions : un long métrage et une version d’une heure qui est déjà passée à la télévision sur BIT.
Quel est maintenant le projet qui te tient à cœur ?
Un fiction. Trois fois trente minutes, d’abord à Abidjan, avec des enfants de la rue. L’un d’eux a un oncle en France, sujet de la deuxième partie, la troisième étant son retour en Afrique. Cela s’inspire aussi de la récente mort d’Amadou Diallo, tué par la police de 41 balles, un événement qui a rapproché les Africains des Noirs américains.
Quand tu étais jeune, tu parlais des affiches, tu es allé beaucoup au cinéma ?
Oui, les 7 mercenaires, les films hindous, David et Goliath, Le Bon, la brute et le truand… J’ai vu 20 fois les mêmes films !
Les séries B, les paillettes…
Ou les missions impossibles, les films d’action. Il n’y avait pas d’identification : pas un Africain à l’écran. A la limite ce n’était pas ton histoire mais tu te l’appropriais.
Toi qui es Yoruba, Béninois, grandi en Côte d’Ivoire… Que représente pour toi la fameuse ivoirité ? Que serait l’ivoirité d’un film ?
Pour moi, il est ivoirien s’il intègre l’autre, du Ghana au Burkina. Il faut comprendre l’histoire de la Côte d’Ivoire : c’était un territoire vide, vierge de tout. Les Français ont commencé à venir du Nord, Mali, Haute Volta, etc. C’est comme ça que les couches de la population se sont formées. Ouphouët était de deux nationalités, sa fille a épousé un Togolais, lui-même d’origine béninoise !
Tu reviens juste du Bénin, pour enterrer ta mère.
Je vais en Côte d’Ivoire tous les ans mais je n’étais pas allé au Bénin depuis 1975. C’est là que ma mère a décidé de mourir, bien qu’ayant passé toute sa vie en Côte d’Ivoire. Cela m’a permis de voir que le Bénin aussi est une partie de moi. Quand j’ai tourné Chocolat dans le nord du Cameroun , j’ai senti des attaches avec les gens qui y habitaient. Arrêtons les frontières !
Quel est ton film africain préféré ?
Touki bouki ! C’est le plus moderne. Djibril Diop Mambety est le seul avec qui j’aurais pu travailler sans exiger de lire le scénario !

///Article N° : 1448

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Les images de l'article
Isaach de Bankolé © Olivier Barlet





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