Les Rétifs

De Gerty Dambury

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Le 19 octobre 2012, l’auteure guadeloupéenne Gerty Dambury nous présentait au Musée Dapper son tout premier roman Les Rétifs, paru aux Éditions du Manguier. Elle qui nous avait habitués à des pièces de théâtres poignantes, parmi lesquelles Trames, créée au Musée Dapper puis brillamment représentée en Guadeloupe, en Martinique et à La Grande Halle de La Villette, Carêmes, commande de la Scène Nationale de la Guadeloupe, Lettres Indiennes, mise en scène par Alain Timar au festival d’Avignon, mais également à des recueils de poésie en français et en créole, et de nouvelles (Mélancolie, Rabordaille, Fureur Enclose, Effervescences, pêle-mêle), voilà qu’elle plonge, voilà qu’elle ose. Et nous, intrigués, impatients, nous découvrons ce à quoi toutes ses œuvres précédentes semblent l’avoir préparée, exercée, élancée : Les Rétifs !

Un roman, oui. Mais le premier roman d’une dramaturge poétesse, ce n’est pas anodin. Et lorsqu’on connaît l’œuvre de Gerty Dambury, lorsqu’on a goûté au fouet des émotions au milieu du rire, au piment de la rage derrière l’engourdissement du quotidien, à la violence sous la tendresse, et cette beauté de la langue, créole ou française, ou un peu des deux… on ne peut qu’avoir hâte de plonger, nous aussi, pour voir… Et on n’est pas déçu. Et on ne lâche le livre qu’après avoir relu trois fois la fin, pour être sûr, pour faire durer l’amertume sur le bout de la langue. Parce que décidément, théâtre ou poésie, roman ou nouvelle, Gerty Dambury nous parle de nous, les Guadeloupéens, mais plus loin, plus profond, de nous les Hommes.
Un récit à auteur d’enfant
Le personnage principal est Émilienne, 10 ans, première de sa classe, et dernière d’une famille de neuf enfants, fille de petit patron entrepreneur. La petite fille observe et tente de déchiffrer les péripéties qui se déroulent autour d’elle. Elle demande aux grands, et aux défunts, des explications sur la disparition soudaine de sa maîtresse d’école, qu’elle et les autres filles de sa classe aiment tant. Et, sans perturber son récit des trois jours les plus bouleversants de sa vie, chacun avec ses enjeux, chacun avec ses peurs et ses amertumes, lui livre la part de vérité qu’il a la force et le courage de livrer.
Comment commencer l’écriture d’un roman ? D’un premier roman… Gerty Dambury trouve ici une réponse singulière à ce problème, une réponse de dramaturge. Innovation, c’est d’ailleurs le titre du premier mouvement du livre. Cela commence comme une pièce de théâtre, en huis clos. C’est un chœur qui ouvre l’histoire, plante le décor, nous présente les personnages et nous soumet l’intrigue, l’ambiance, les circonstances. C’est lui qui décide quel défunt va prendre la parole, et nous livrer son témoignage, là, au milieu de cette cour. Le réel se mêle au surnaturel, comme dans ses pièces telles que Trames, Reflux ou Lettres Indiennes. Et la scène se dessine dans notre imaginaire : la cour, le chœur, Émilienne sur son petit banc. Il fait naître en nous tout un spectacle, en son et lumière. Et on adhère, parce que c’est envoûtant, intimiste, mystérieux et différent. Alors, direz-vous, dramaturge un jour, dramaturge toujours ? Eh bien, non. Gerty Dambury mélange les genres, utilise d’autres ressorts stylistiques. Notamment, la musique : elle nous entraîne dans un quadrille, et structure son roman en « figure » aux noms authentiques (« pantalon », « l’été » et « la poule » sont les vrais noms des figures du quadrille guadeloupéen). Elle bâtit le cadre pour mieux s’en libérer, rétive. Et voilà que par la main, elle nous entraîne hors de la cours, nous présente la Guadeloupe. Et l’on y est, odeurs, couleurs, paysages de grands fonds, champs de canne à perte de vue. On roule à tombeau ouvert dans l’Allée du Manoir, on cavale dans les rues étroites de Pointe-à-Pitre, on se perd dans l’agitation de la place de la Victoire. Elle donne du rythme, conjure l’ennui, transgresse l’ordre établi. Parce qu’après tout, qui a dit qu’on ne pouvait pas prendre le merveilleux du théâtre, la liberté du roman, le rythme du quadrille, et créer quelque chose de nouveau, d’épatant ?
Lutte Sociale
Ces termes font naître en nous des images rouges et blanches de banderoles brandies, de cortèges de milliers de bouches hurlant des slogans bien sentis dans les rues de Paris. Les férus d’histoire imaginent sans-culotte et bonnets phrygiens de 1789, esclaves marrons de 1848. Loin, très loin tout ça. Fini depuis longtemps. Le roman Les Rétifs fait alors frémir. 26 mai 1967, nos parents étaient enfants, nos grands parents avaient notre âge, pas de guerre de 39-45 pour justifier un état de non droit. Dans un département français, sur une population française, un préfet français, Pierre Bolotte, ordonne de tirer à balles réelles sur des manifestants. Pas si loin, pas si loin. On croit même reconnaître les traits d’un grand-père, d’une commère, d’une voisine. Alors, cette maîtresse d’école qui disparaît après une inspection sans dire adieu à ses élèves aurait pu être ma grand-tante. Et cet ouvrier, Guy-Albert, et son patron Sauveur-Emmanuel, qui sait si je ne les ai pas croisés, dans les rues de La Pointe ? Pour eux, pas de banderoles, mais des réunions secrètes, la peur de la délation, la peur de perdre son emploi, la peur de demander 2 francs d’augmentation (n’essayez pas de convertir en euros, la mort de ces personnes vous paraîtrait encore plus insupportable), l’audace timide aux mains moites et tremblantes, et les tirs à balles réelles. Pas si loin, pas si loin.
Une écriture engagée
En effet, Lettres Indiennes, Trames, Effervescences, et même Bâton Maréchal nous avaient prévenus, Gerty Dambury est une auteure ancrée dans la réalité de sa terre natale. Elle prend à bras-le-corps les sujets épineux et tranchants de notre histoire et de notre société pour nous les rendre vivants, concrets, actuels et quotidiens. Le roman Les Rétifs est le nec plus ultra en la matière. Chaque personnage se livre à nous, au travers de récits d’une sincérité et d’une humanité tels qu’on s’identifie totalement à chacun d’entre eux. On plonge au cœur de leur famille, on rencontre leurs femmes, leurs enfants, se lève avec eux aux aurores tous les matins, on pénètre leur cour, l’intimité de leur chambre. Lentement, subtilement, leur monde nous apparaît, fresque sociale, en effet, et sa foultitude de nuances de gris. On n’y trouve ni méchant, ni gentil, mais une somme de frustrations, d’espoirs, de regards baissés qui rêvent d’affronter, d’impératifs pécuniaires, de peur de l’autre, du lendemain, du patron, de l’État… et que sais-je. Toutes ses raisons qui font que nous aurions pu être eux, et que leurs peines, leurs joies, leurs échecs, et leurs rébellions résonnent en nous avec force.

Gerty Dambury, Les Rétifs, Montreuil, Éditions du Manguier, septembre 2012.///Article N° : 11184

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