Lilian Thuram : « Il faut dénoncer ce dont nous sommes témoins »

à propos de l'exposition : Exhibitions, l'invention du sauvage

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Jusqu’au 3 juin 2012, le musée du quai Branly retrace l’histoire des zoos humains et de la construction occidentale du sauvage avec l’exposition Exhibitions, l’invention du sauvage. Plus de 500 pièces, réunies dans un décor oscillant entre coulisses de théâtre, freak show et labyrinthe. Comme si c’était au tour de l’idée d’une « hiérarchie des humanités » de finalement trouver sa place de curiosité sous vitrine. Alors qu’un colloque international sur le thème se déroule le 24 et 25 janvier 2012 au musée du quai Branly, Lilian Thuram, commissaire général de l’exposition, répond à nos questions.

Vous êtes commissaire général de cette exposition. Comment en êtes-vous arrivé à occuper cette fonction, à quoi correspond-elle ?
Il y a deux ans de cela, nous sommes venus avec Pascal Blanchard proposer cette exposition au président du musée, Stéphane Martin. Il a accepté assez rapidement. Pascal Blanchard, ainsi que Nanette Jacomijn Snoep, est commissaire scientifique de l’exposition. Pour ma part, j’ai été désigné commissaire général, pour y apporter une dimension contemporaine, pour nous interroger sur les préjugés actuels, et parce que je suis porteur du discours. On peut raconter les histoires de différentes manières. Ce que je voulais éviter, c’est à la fois la victimisation et la culpabilisation. Pas question de mettre les visiteurs dans ce dilemme-là. Il faut viser plus haut, viser l’intelligence de la compréhension : comment se sont construits et mis en place certains préjugés, encore vivaces dans notre société.
Quelle est l’œuvre, ou l’aspect de cette exposition qui vous a le plus marqué ?
Je crois que c’est l’idéologie dominante. Cette pensée collective qui fait qu’il est à l’époque tout à fait acceptable, même recommandable socialement, d’aller voir des hommes, des femmes, des enfants tout juste arrivés d’Océanie, d’Afrique, d’Asie ou des Amériques dans des jardins d’acclimatation, des zoos, des expositions universelles, des villages itinérants. Cette construction du discours, de l’acceptable, est très intéressante à décrypter. Ce qui m’interpelle, c’est le racisme des scientifiques des 18e et 19e siècles, qui ont établi et incrusté dans les esprits la prétendue « hiérarchie » des personnes selon la couleur de leur peau.
C’est assez saisissant de constater, dans l’exposition, à quel point la différence a été utilisée comme objet de divertissement de masse.
Complètement ! Voilà pourquoi il ne faut pas culpabiliser les visiteurs. Il faut comprendre l’idéologie dominante de cette époque : il y avait des « sauvages », qui n’étaient pas comme « nous », qui ne fonctionnaient pas comme nous. Si demain nous apprenons qu’il y a de petits hommes verts au jardin d’acclimatation, peut-être serons-nous les premiers à courir les voir. Cela dépendra, pour beaucoup, du discours qui sera porté publiquement sur ces petits hommes verts. Pour moi, la réflexion est à mener sur le discours qui mène à accepter l’inacceptable. Questionnons-nous sur la période actuelle aussi : n’y a-t-il pas, aujourd’hui, un discours politique qui construit les « eux » ?
Pourquoi une telle exposition, qui revient sur l’histoire des zoos humains, est-elle si importante à vos yeux, pour la société actuelle ?
Cette exposition porte sur la construction historique du « sauvage », mais elle permet bien sûr de comprendre notre société d’aujourd’hui. Nous sommes en 2012, et les clivages autour de la couleur de la peau sont encore réels. Dans les médias, on parle souvent de « minorité visible ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’il y aurait une majorité invisible, les personnes de couleur blanche ? Pour comprendre ce clivage, il faut revenir sur le passé. En France, le racisme existe car culturellement, nous portons des séquelles de l’histoire. Passer par les zoos humains, c’est expliquer comment on a pu faire croire, en crescendo jusqu’au 19e siècle, qu’il y avait plusieurs humanités.
Quelle est votre expérience personnelle du racisme ? Dans votre enfance, puis évidemment dans le monde du football ?
Je suis né en Guadeloupe, et ce n’est qu’à 9 ans que je suis arrivé dans la région parisienne. On ne devient noir que dans le regard de l’autre, et sérieusement, je suis devenu noir à 9 ans. À l’époque, il y avait un dessin animé avec une vache noire très stupide, et une vache blanche très intelligente. La vache noire s’appelait « la noiraude ». Certains enfants m’appelaient ainsi. Bien sûr, ça m’a interpellé, attristé, blessé. Je suis rentré à la maison, j’ai questionné ma maman sur la connotation que pouvait avoir ma couleur de peau, mais elle n’a pas su me répondre. Elle m’a juste dit que c’était « comme ça » et que ça « ne changerait pas ». En grandissant, j’ai eu la chance de rencontrer des personnes qui m’ont fait comprendre que le racisme était avant tout une construction intellectuelle. J’en ai compris les mécanismes. Plus tard, quand j’ai de nouveau croisé sur ma route le racisme, je n’en ai plus souffert. Comme lorsque je jouais au football en Italie et que certains supporters faisaient le cri du singe quand des joueurs noirs touchaient la balle. Je n’en ai pas souffert. Au contraire, j’essayais d’interpeller les journalistes, de leur dire de ne pas taxer ces supporters de stupidité, mais plutôt de se poser la question du « comment », d’expliquer les fondements culturels du racisme. Notre culture occidentale, donc la culture mondiale, s’est construite sur le racisme. Parce qu’il est, comme le sexisme, encore présent en 2012, il faut mettre en place des outils pédagogiques pour y mettre un terme. Mais pour cela, il faut d’abord comprendre les mécanismes.
Au-delà des comportements de certains supporters, le monde du football français a été secoué par l’affaire des quotas, en avril dernier. A posteriori, quelle analyse en faites-vous ?
Cette affaire des quotas véhiculait tout le racisme inconscient présent dans notre société. Quand certains passent par la couleur de la peau ou la religion pour porter un jugement sur des enfants, on ne peut que déplorer la fracture entre un « nous » et un « eux ». Bien sûr, certains préjugés peuvent être expliqués par l’Histoire. Mais discriminer des enfants de 12 ans, c’est tout simplement inacceptable, quels que soient les critères. Je l’ai dit à l’époque, et je le répète aujourd’hui. Une société qui accepte la discrimination des enfants, garçons ou filles, est une société malade. Alors dans cette affaire, on a eu raison de rappeler à l’ordre certaines personnes qui s’étaient égarées.
On sent que l’action à destination des enfants est centrale à vos yeux. À travers votre fondation d’éducation contre le racisme, à travers aussi vos missions pour l’Unicef.
Effectivement, les enfants sont la priorité à mes yeux. Peut-être parce qu’ils sont moins conditionnés que nous, les adultes. Le travail peut être fait plus tôt et plus intelligemment. Pour qu’ils soient « vaccinés » contre toute forme d’injustice. Il faut avoir le courage d’aborder avec eux certains sujets graves, jugés « difficiles » : le racisme, le sexisme, ou l’homophobie. Je pense que les enfants ont vraiment une très grande notion de justice et d’injustice. En grandissant, on ferme les yeux sur certaines choses, mais pas eux.
Vous n’hésitez pas à prendre position politiquement. En 2005, après les révoltes urbaines, vous affirmiez : « avant de parler d’insécurité, il faut parler de justice sociale ». Vous évoquiez aussi les dangers d’une « sarkoïsation des esprits ». Qu’est-ce que cela signifie ?
À l’époque, Monsieur Sarkozy était ministre de l’Intérieur. Selon moi, dans un tel contexte, son rôle était celui de l’apaisement, de la compréhension. Il devait essayer de donner une place à chacun dans la société. Par toutes ses déclarations, « racailles à nettoyer au karcher » et autres, il a au contraire cherché à réveiller le racisme latent et les divisions dans la population. Aujourd’hui, on ne peut que constater que les choses ont pris de l’ampleur, que ce soit au niveau du discours porté sur « l’invasion » des Roms, les chômeurs « assistés », les étrangers « voleurs d’emplois ». Nous approchons d’une élection présidentielle, la droite surfe sur les thèmes du FN, flirte avec son électorat, et Marine Le Pen est la troisième candidate dans les sondages. Son discours s’est banalisé. Il faut lutter contre cela, de toutes nos forces.
Comment abordez-vous cette campagne présidentielle qui démarre ? Trouvez-vous, dans un parti, une réelle politique de lutte contre le racisme, contre les discriminations ?
S’il y a un parti qui incarne la lutte contre le racisme, je ne sais pas. Mais ce qui est sûr, c’est qu’il y a des partis qui incarnent la division. Comme tout un chacun, j’observe ce qui se passe, j’essaie de m’intéresser aux programmes. C’est important. Il ne faut pas tomber dans le piège que certains politiques veulent nous tendre : celui du « la politique, ce n’est pas pour vous ». C’est pour ça que je dis toujours aux plus jeunes de se secouer, de réfléchir, d’aller voter. C’est encore le moyen le plus efficace pour réellement changer notre société.
Contre le racisme, pensez-vous que l’action associative suffise, quand les bancs de l’assemblée sont encore loin d’être représentatifs de la France dans toute sa diversité ?
La lutte contre le racisme, le sexisme, l’homophobie, plus largement la lutte contre toutes les injustices, commence avec chacun de nous. Il faut commencer par dénoncer ce dont nous sommes témoins. On peut passer par une fondation, une association, on peut faire ça à son échelle. Bien sûr, le rôle des politiques est fondamental, ce sont eux qui mettent en place les lois. Et seules les lois peuvent réellement impacter les comportements et la réalité. Sur la diversité, il faut faire très attention. « Plus de diversité » tout en haut de l’échelle politique, qu’est-ce que ça veut dire ? Il faudrait que ces personnes soient porteuses d’un message, celui du « bien vivre ensemble ». Car encore une fois, dans un sens comme dans l’autre, la réflexion intelligente n’est pas liée à la couleur de la peau ou au genre d’une personne.

Lilian Thuram travaille actuellement, via sa fondation, sur un manifeste « pour l’égalité », qui sortira au mois de mars aux éditions Autrement. Il a également participé à la construction de deux émissions du « dessous des cartes » sur Arte, qui traiteront du racisme et des zoos humains.

Pour plus d’informations à propos du colloque du mardi 24 et mercredi 25 janvier 2012 au théâtre Claude Levi-Strauss du Quai Branly, rendez vous sur [www.quaibranly.fr]///Article N° : 10585

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Les images de l'article
Musée du quai Branly. Portrait des commissaires de l'exposition "Exhibitions, l'invention du sauvage". De gauche à droite : Commissaires scientifiques : Pascal Blanchard, historien et chercheur associé au CNRS Nanette Jacomijn Snoep, responsable des collections Histoire du musée du quai Branly Commissaire général : Lilian Thuram, président de la Fondation "Education contre le racisme." © musée du quai Branly, photo Cyril Zannettacci
Pygmy, (Ota Benga) © Catalog # 99/4404 B Courtesy, Division of Anthropology, American Museum of Natural History
Tête de nègre © musée du quai Branly, photo Patrick Gries
"Villages sénégalais et dahoméens. Troupe de 160 indigènes. Exposition ethnographique". Exposition coloniale de Lyon, 1894 © Groupe de recherche Achac, Paris / coll. part / DR
Musée du quai Branly. Exposition anthropologique : Exhibitions, l'invention du sauvage. Vue de l'exposition. © musée du quai Branly, Gautier Deblonde
Musée du quai Branly. Affiche de l'exposition anthropologique : Exhibitions, l'invention du sauvag © musée du quai Branly
Musée du quai Branly. Exposition anthropologique : Exhibitions, l'invention du sauvage. Vue de l'exposition. © musée du quai Branly, Gautier Deblonde
Céphalomètre utilisé lors du voyage au pôle Sud et en Océanie par Dumont d'Urville. Voyage au Pôle Sud dans l'Océanie sur les corvettes de l'Astrolabe et la Zelée, Collection Muséum de la Rochelle © Muséum de la Rochelle
Histoire naturelle du genre humain ou recherche sur les principaux fondements physiques et moraux précédées d'un discours sur la nature des êtres organiques. Planche 8 : 1- Blanche - angle facial 90° 2- Nègre Ebo - angle facial 75° 3- Orang (singe) - angle facial 65° © musée du quai Branly/Virey, J. J.
The Bedouin-Arab Encampment at New-Brighton Tower Grounds (Le campement des bédouins arabes à New-Brighton Tower Grounds) © Groupe de recherche Achac, Paris / coll. part / DR
Buste à l'antique sur socle. Signé au dos, sur le socle. La première épreuve en bronze exposée au SAF, 1937. Cette deuxième épreuve a été fondue spécialement pour le MFOM. © musée du quai Branly, photo Patrick Gries, Bruno Descoings





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