Sauvages, au cœur des zoos humains, de Pascal Blanchard et Bruno Victor-Pujebet

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Pendant plus d’un siècle, des hommes ont exhibé d’autres hommes en les présentant comme des sauvages. Plus d’un milliard et demi de visiteurs sont venus observer 35 000 exhibés à travers le monde. Au travers le parcours de six exhibés, le film raconte le phénomène des zoos humains. En diffusion sur Arte le samedi 29 septembre 2018 à 20 h 50, puis dimanche 30 septembre à 16 h 00, et disponible en replay jusqu’au 28 novembre 2018.

Ce qui passionne dans Sauvages, c’est qu’il permet de comprendre comment le racisme envers les colonisés est devenu populaire alors qu’il n’était au départ que scientifique. Du jardin d’acclimatation de Paris aux expositions universelles, des fêtes populaires aux villages indigènes reconstitués, ces colonisés étaient exhibés en tant que sauvages, fascinants étrangers que l’on forçait à singer des comportements et coutumes supposés les définir. Le succès de cette invention du primitif était énorme : on allait ainsi voir en famille l’ailleurs alors que le cinéma n’existait pas encore, et l’on s’en faisait une image faussée, méprisante et réductrice. Ces distractions à grande échelle en Europe dans ce que l’on regroupe sous le terme générique de zoos humains ont forgé une représentation qui avait en définitive pour fonction de légitimer l’aventure coloniale, c’est-à-dire la domination des grandes puissances sur les autres peuples du monde.

Il fallait civiliser le « sauvage », et pour cela convaincre de son infériorité raciale. La colonie devenait dès lors une œuvre humaniste, le « fardeau de l’homme blanc ». Quelque 35 000 hommes, femmes et enfants vont ainsi être déplacés pour être montrés comme des bêtes de foire, dans leur « animalité », à un milliard et demi de visiteurs ! Pour ne pas tomber dans l’étude distanciée d’un phénomène mais en rester au niveau des individus, même si leur nom a la plupart du temps été oublié, les réalisateurs se sont attachés à six d’entre eux, d’origines diverses, emblématiques, au destin souvent dramatique. Défi difficile à relever, ils ont même cherché et rencontré à travers le monde leurs descendants pour témoigner de leur mémoire encore vivante, douloureuse et humiliante.

Derrière la grille, des visiteurs observent cette femme et son enfant.

C’est Abd al Malik qui a été choisi pour la voix du film, non seulement pour l’entendre mais aussi pour élaborer les commentaires avec lui. Ce n’est pas neutre, car Abd al Malik est à la fois rappeur et écrivain. Ce film n’est pas seulement un rappel historique : il ouvre à une puissante réflexion.

Son titre est emblématique, dérangeant, provoquant, ouvrant à  la question du sauvage dans le monde actuel. Qui est encore qualifié de sauvage aujourd’hui ? Le migrant, le réfugié, l’Africain… Et surtout qu’est-ce que le sauvage ? N’est-ce pas une notion qui ne s’est imposée que par opposition à « domestiqué » ou « civilisé » ? Dans la langue des signes qui permettait aux différentes tribus amérindiennes de communiquer entre elles, le geste que l’on traduirait par « sauvage » voulait aussi dire « par soi-même ». Etre soi-même, autonome, ne veut pas dire être délié de tout mais être bien relié, dans une interdépendance équilibrée. (1) Les Indiens furent qualifiés de sauvages en fonction d’une hiérarchie raciale élaborée sur la base d’une supériorité de l’homme blanc et d’une universalité pensée en fonction. De même que nous avons modelé la nature selon nos besoins, avec toutes les séquelles que nous découvrons aujourd’hui, nous avons forgé l’Autre pour mieux le dominer, et ce n’est pas sans conséquences, ni pour lui ni pour nous. Le projet colonial fut, dans la continuité de l’esclavage et de la traite négrière, un exercice de domination s’appuyant sur la réduction imaginaire de l’Autre pour légitimer son exploitation. Pour ancrer ces stéréotypes dans la tête de la population, il fallait exhiber le sauvage, non dans sa réalité mais dans les accoutrements d’un folklore instrumentalisé et/ou dans l’évocation de sa supposée sauvagerie (cannibalisme, etc.). Avant même d’aller aux colonies, le colon avait une idée bien précise du colonisé et de sa propre supériorité.

Achille Mbembe, Lilian Thuram, Benjamin Stora, Nicolas Bancel, Gilles Boëtsch, Sandrine Lemaire, Sylvie Chalaye, etc. : d’éminents spécialistes sont convoqués pour analyser cette invention de l’Autre, les racines du mal qui ronge encore aujourd’hui la vision occidentale du monde. Mais si ce documentaire est aussi percutant, c’est qu’il est le résultat d’un travail de plus de quinze ans : collecte d’archives, colloques et rencontres à travers le monde, organisés par un groupe d’universitaires qui ont compris à quel point les zoos humains furent de 1810 à 1940, jusqu’à ce que le cinéma prenne le relais, l’outil de popularisation de l’épopée coloniale et d’ancrage des stéréotypes raciaux qui la légitimaient et permettaient aux Occidentaux de se construire une bonne estime de soi en se sentant supérieurs.

Affiche du Jardin d’Acclimatation de Paris

Cette domination passe cependant aussi par la fascination pour des corps musclés ou irradiants de beauté, relativement peu abordée dans le film mais que Pascal Blanchard et une série d’autres chercheurs ont documenté et analysé dans le magnifique album Sexe, race & colonies. La domination des corps du XVe siècle à nos jours qui vient de paraître aux Editions La Découverte et sur lequel nous reviendrons. Globalement, ces travaux sont considérables et d’une extrême importance : nous mesurons peu à peu combien l’histoire coloniale a forgé notre monde et préparé les conflits d’aujourd’hui. L’effet des zoos humains perdure : l’enjeu de la connaissance et de la conscience des logiques de ces spectacles et de ces fantasmes est de pouvoir en inverser le sale boulot. Décoloniser les imaginaires est urgent pour déconstruire le racisme et converger vers l’égalité, et ce travail n’a pas de fin.

 

  1. Cf. Baptiste Morizot, Les Diplomates, cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant, Ed. Wildproject 2016, p. 86.

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