L’Ordre des choses, d’Andrea Segre

Scandale d'Etat et Afrique des ténèbres

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En sortie le 7 mars 2018 sur les écrans français, le troisième long métrage de fiction d’Andrea Serge (La Petite Venise, La Prima Neve) poursuit son combat documentaire pour dénoncer les pratiques occidentales face à la crise migratoire. Il n’est cependant pas dénué d’ambigüités.

Rinaldi, c’est un de ces policiers d’élite hyper cool envoyés aux quatre coins du monde pour résoudre les problèmes délicats. Une sorte de James Bond sans les gadgets mais avec la détermination et les soutiens d’Etat. Le voici en Libye, envoyé par le gouvernement italien pour organiser la rétention des migrants africains sur place avec l’argent européen : centres d’hébergement et arraisonnement des embarcations par les garde-côtes libyens. Il y a urgence : le ministre veut des résultats immédiats pour la presse, l’opinion italienne se retournant contre les migrants.

La perversion du monde, Rinaldi la connaît bien. Il sait que dans le contexte de désorganisation libyen, il faut utiliser les trafiquants pour mieux les contrôler. Va-t-il venir en aide à une femme somalienne qui l’a touché, au risque de fragiliser sa mission ? Le scénario converge vers ce dilemme : être humain ou privilégier la raison d’Etat, sans bousculer l’ordre des choses ?

Copyright Sophie Dulac Distribution

Andrea Segre avait notamment réalisé avec Stefano Liberti en 2012 Mare Chiuso, un documentaire sur les pratiques de refoulement par la marine italienne des migrants sub-sahariens vers la Libye suite à un accord entre Khadafi et Berlusconi. Le film témoignait en outre des méthodes violentes de la police libyenne. L’Italie avait été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme, les migrants étant dès lors dans l’impossibilité de demander l’asile. Il s’agissait dès lors d’aider les Libyens à se constituer une flotte de gardes-côtes pour arraisonner les bateaux et par ailleurs de consacrer des centres de détention créés sous Khadafi à la rétention des migrants : les deux thèmes de L’Ordre des choses. Cela se fit sous volonté italienne, en coordination avec l’Allemagne et la France, et sur financement européen, comme le montre le film. Andrea Serge et son coscénariste Marco Pettenello ont mené l’enquête : Rinaldi est un fonctionnaire fictif mais son personnage est inspiré du réel. Ses visites en Libye des centres gérés par des miliciens incontrôlables lui permettent de mesurer les terribles conséquences pour les intéressés. Le film atteste ainsi que la politique de refoulement des migrants par les garde-côtes libyens se fit en pleine connaissance de cause. Cette débâcle éthique est le sujet central du film : les gouvernements savaient ce qu’ils faisaient et en portent la responsabilité.

Copyright Sophie Dulac Distribution

En brillant soldat, le cool Rinaldi arrive à ses fins comme il joue à l’escrime. Sa rencontre avec la femme somalienne qui le sollicite lors de sa visite d’un centre le déstabilise : organisée et diplômée, elle n’a pas le profil du pauvre migrant. Va-t-il l’aider ? C’est ainsi qu’un certain suspense fictionnel apparaît dans un film qui affirmait surtout sa fibre documentaire. Les rapports de Rinaldi avec sa famille vont dans le même sens. Ces éléments humains tentent de rendre crédible sa crise morale, mais agencés sans rythme ni originalité, ils peinent à donner de l’épaisseur à ce personnage et à le situer dans la tradition du film politique italien.

Le film rend certes efficacement compte du scandale d’Etat qui consiste à faire peser sur un pays en plein chaos comme la Libye la charge de soulager la pression sur les côtes italiennes. On pense automatiquement aussi à la Turquie payée pour réduire le flux migratoire dans les Balkans. Cependant, cette nécessaire sensibilisation au système des pays-écrans pour réguler les choses est tellement centrée sur la corruption et le chaos dans les Etats du Sud (ici la Libye mais aussi le Mali dans une réflexion humoristique) que le spectateur est invité à renforcer son scepticisme sur le fait que ces pays peuvent ou pourront gérer eux-mêmes leurs problèmes. Comment en effet envisager une relation de confiance dans une telle dévalorisation, avec une telle séparation entre le monde civilisé et l’Afrique des ténèbres ? On conviendra que la seule solution trouvée par Rinaldi pour répondre en urgence à la demande du ministre de pactiser avec des truands demanderait à être repensée sur la durée ! Le dilemme moral de Rinaldi apparaît dès lors bien ethnocentrique, l’éthique prenant le pas sur le politique, et le récit du film en démontre la fragilité. Si bien qu’on peut se poser la question si ce film, qui met pourtant le doigt là où ça fait mal, peut vraiment contribuer à remettre en cause l’ordre des choses.

 

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