Lussas 2024 : Histoires de programmation / Des films en état de guerre

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Aux Etats généraux du film documentaire, les séminaires sont une remarquable occasion estivale de réflexion et de formation. En août 2024, le séminaire « Histoires de programmation », animé par Erik Bullot et Jacopo Rasmi, explorait les différentes dimensions de la programmation de films, avec une attention particulière aux films d’Afrique. Par ailleurs, le séminaire « Des films en état de guerre », animé par Vladimir Léon et Federico Rossin, invitait à se demander, quand le réel est la matière première du film, « que peut-on voir d’une réalité insoutenable au regard ? »

Histoires de programmation

Programmer est un geste issu d’une complexité : lectures, études, rencontres, voyages, festivals, sollicitations, archives, engagements, négociations, etc. Cela peut être pour un festival, une salle de cinéma, des événements, etc.  Il faut chercher, sélectionner, articuler, présenter, débattre… Ce séminaire se donnait ainsi pour but d’évoquer des pratiques et d’en soulever les enjeux. Il n’a pas échappé à la complexité, tant la programmation est geste de création soumis à la critique. Mettre des films en perspectives est un geste de montage. Nous ne retiendrons ici que les quelques passages dévolus aux films d’Afrique et leur inscription dans leur Histoire.

Léa Morin, photo O.B.

Clairement, l’intervention de Léa Morin fut un grand moment. Pas seulement par son contenu mais par sa méthode pour rendre sensibles des archives : une petite caméra dont l’image est projetée sur le grand écran, de nombreux documents et images (revues, livres, documents, rushs, objets) qu’elle installe, juxtapose puis déplace avec ses mains tout en disant ou lisant un texte préparé. Se dessine ainsi une gageure : reconsidérer le passé pour y trouver des armes pour le présent. Et cela à partir des archives de l’ébullition culturelle avant-gardiste des années 60 et 70 au Maroc après l’assassinat du leader de la gauche marocaine Ben Barka en 1965, avant que ce mouvement de  » radicalités empêchées  » ne soit anéanti par la répression des  » années de plomb « . Ce cinéma a lutté pour exister, il convient de lutter pour sa conservation.

La beauté et la pertinence de sa présentation était de présenter en même temps au passé, au présent et au futur l’Histoire de ces cinémas qui inventent des formes, et ainsi de programmer aussi ce qui n’est pas pour le faire exister. Ce sont des moments de résistance cinématographique, de solidarités transnationales, de libération et de lutte contre les cinémas dominants. Le poète, monteur et cinéaste marocain Ahmed Bouanani a collecté énormément de documentation pour faire son livre La Septième porte sur l’Histoire du cinéma marocain, empêché de paraître par l’incendie de son appartement mais finalement ressuscité et récemment paru après un gros travail de restauration (cf. Avant le déclin du jour, d’Ali Essafi et La Septième porte d’Ahmed Bouanani – un film et un livre essentiels, article n°15072). La revue CINIMA 3 de Noureddine Saïl s’engageait pour un cinéma décolonial. Tous ces  » semeurs d’étoiles  » (pour reprendre l’expression d’Ahmed El Maânouni, réalisateur de Transes) avaient en vue une transformation radicale de la société.

Il fallait pour cela de la folie, de la passion, de l’idéalisme. C’est ce qui pousse Léa Morin à aborder cette Histoire du cinéma sous le prisme  » de l’intime, du rêve, de la blessure, de l’inachevé, de l’inabouti  » pour mieux comprendre ce qui a rendu possibles ou impossibles certains films. Mémoire 14 d’Ahmed Bouanani (1971) avait ainsi été tronqué par les autorités car il montrait les insurrections du Rif. Il ne durait plus que 40′ au lieu de 90′ – un beau film conçu à partir du vécu de la mémoire : les impressions, les sentiments. Ces cinéastes ne font que rêver d’un cinéma national marocain. Avec De quelques événements sans signification (1975), Mustapha Derkaoui demande autour de lui le rôle que peut jouer le cinéma dans la société, et les formes qu’il peut prendre -un film invisible récemment restauré auquel Léa Morin a consacré un livre[1]. Même durant leurs études en Pologne, ils réfléchissent à un cinéma politique. Il est dès lors essentiel d’adopter une approche transnationale dans une démarche historique et programmatique.

Un film long métrage devait être projeté en ouverture de la conférence tricontinentale de janvier 1966. Il devait retracer l’histoire de la lutte contre le colonialisme, avec archives et entretiens. Mehdi Ben Barka devait en être le conseiller politique, Marguerite Duras aurait participé à la production et avec Ben Barka à l’écriture des commentaires qu’elle aurait lu elle-même. Ben Barka se passionna pour ce projet de film qui se serait appelé Basta ! Il s’avère selon Léa Morin que ce projet de film n’était qu’un leurre pour faire venir le leader de l’opposition socialiste marocaine et l’enlever avec la complicité de la police française. Ben Barka aurait ainsi pris des risques pour que ce film existe, que ce rêve de cinéma serve la révolution.

Mourir pour des images est d’ailleurs le titre d’un film de René Vautier, tourné en Bretagne en 1971. Cette nécessité d’un cinéma libérateur a été largement partagée. Guy Hennebelle avait publié un Guide des films anti-impérialistes en 1970. Son travail inlassable de documentation a servi des générations de programmeurs. L’édition en 2023 du livre En attendant Omar Gatlato / Sauvegarde de Wassyla Tamzali dans la collection Intilak chez Talitha (Rennes), Motifs (Alger) et Archives Bouanani (Rabat) est un événement : un groupe de femmes (dont Léa Morin) démarre une collection d’écrits de femmes sur le cinéma, avec pour focus les cinémas maghrébins. Le livre rend notamment compte de la cinémathèque algérienne comme laboratoire de la culture post-coloniale. Là aussi programmer est un acte de résistance autant que d’émulation.

La multiplicité des références peut s’opposer à la volonté souvent étatique d’un récit unificateur. S’approcher par fragments aide à sortir de l’héroïsation des figures de cinéastes pour en accueillir d’autres, mais aussi de l’utilisation d’un certain vocabulaire comme « pionnier » ou « pionnière » ou de l’écueil de l’esthétisation des luttes, des ruines. « Il y a urgence, précise Léa Morin, de ne pas hiérarchiser les cinémas, de rendre visibles des histoires marginalisées ou manquantes, de faire face à l’actualité, d’établir des généalogies, de faire front, de transmettre des méthodologies de résistance, de revendiquer des héritages mais aussi de réunir des arguments visuels ou sonores dans des contextes coloniaux ».

Elle remarque la quasi-absence des femmes dans le cinéma militant français des années 60-70 alors qu’elles étaient fortement investies. Où sont passés les films réalisés par des femmes ? Il faudrait citer les projets de films avortés de la Réunionnaise Madeleine Beauséjour ou ceux de l’Algérienne Rabia Teguia. Ce serait restaurer un cinéma absent, un cinéma coincé entre colonialisme et patriarcat, et réparer ces manques. « Réparer l’irréparable, restituer le désir, restituer le souffle, car le cinéma qui n’existe pas existe ! ».

Raphaël Cuomo et Maria Ioro

Cela demande des alternatives. Il faut parfois remettre en cause la « machine festival » pour davantage de souplesse comme dans le film Deux festivals à Grenoble de l’Egyptienne Atiat El Abnoudi (1974, 29′) où les spectateurs critiquent radicalement la sélection. Il faut surtout prendre en compte les exclusions, notamment des films d’Afrique. C’est cette marginalisation des cinémas considérés comme « mineurs » que Maria Ioro et Raphaël Cuomo prennent pour sujet, notamment avec leur film Undead Voices (2019-2021, 39′). Eux aussi évoquent la dispersion de la culture matérielle issue des mouvements de contestation des années 70, en Italie dans le film, plus généralement dans leur intervention au séminaire. Eux aussi parlent de la restitution des œuvres oubliées comme d’un acte de réparation et même de revanche. Eux aussi décrivent les pratiques nées dans les années 60-70, notamment le cinéma amateur en Tunisie. Vivant entre 2005 et 2010 à Sousse et à Tunis, ils voient émerger des films courts modestes abordant les problématiques de l’immigration clandestine, sujet tabou sous Ben Ali.

Peu de textes ont été écrits sur le cinéma amateur, qui restait rare dans les festivals. Abdelwaheb Bouden, qui avait dirigé la FTCA (Fédération Tunisienne des Cinéastes Amateurs) en 1971/1972, avait conçu et mis en pratique une réforme du cinéma amateur tunisien pour une direction collégiale, qui reflétait les débats en cours dans les ciné-clubs. Il promeut le cinéma amateur (à ne pas confondre avec la signification du mot amateur en Occident) en tant que mouvement culturel, alternative au cinéma industriel dominant, cinéma égyptien compris. La revue Charit cinéma est publiée conjointement par la FTCA et la Fédération tunisienne des ciné-clubs (FTCC) créée à l’initiative de Tahar Cheriaa. Elle positionne le cinéma amateur comme « un art du Tiers monde » qui doit être « militant ».

Mais rien n’est simple. Le film de Ridha Behi Seuils interdits (1972, 35′) sur la frustration sexuelle des jeunes sera interdit mais circule sous le manteau. Le premier film de Selma Baccar, Fatma 75 (1976), sur l’histoire des femmes en Tunisie, est jugé trop subversif et est lui aussi censuré jusqu’en 2006. En Egypte, Cheval de boue (1971, 12′) d’Atiat El Abnoudi, qui montre comment les femmes travaillant dans une briqueterie du Caire sont traitées comme des chevaux, est interdit car inspiré par « une idéologie importée ». Etc !

Autre initiative à laquelle ont participé Maria Iorio et Raphaël Cuomo, le Jamii ya sinima club (la famille élargie du cinéma en swahili) présenté à la Biennale de Lubumbashi en 2022, est une plateforme translocale d’échanges et de recherches collectives sur les cultures cinématographiques. On retrouve sur le site les échanges sur l’importance des clubs de cinéma en Tunisie pour l’émergence d’une nouvelle génération de cinéphiles et de cinéastes au seuil des années 1970, en particulier pour les quelques femmes qui s’emparent de la caméra et réalisent leurs premiers films en Afrique du Nord, en particulier L’éveil (Selma Baccar, 1967), un court métrage de 9′ réalisé dans le cadre du ciné-club d’Hammam-Lif. Il présente, en une remémoration songeuse, la détermination d’une jeune femme à Tunis et les actes qui la mènent à la liberté. Présenté en conclusion du séminaire, Coconut Head Generation d’Alain Kassanda (2023, 89′) est un exemple actuel de ciné-club fonctionnant en sourdine comme un miroir de l’Histoire politique, culturelle et sociale du pays.

 

Dans le numéro 33 de la Revue documentaire ayant pour thème « Programmer », un texte de Christophe Postic, directeur artistique des Etats Généraux, clarifie sa conception de la programmation. On en retiendra la distance avec le « diktat du point de vue » qui exige souvent du cinéaste un avis sur les choses qu’il filme. Postic y oppose le « point de voir » de Fernand Deligny qui renvoie davantage à l’expérience, une situation plutôt qu’une place, l’engagement de l’acte de voir. On comprend mieux ainsi la programmation « Expériences du regard ». Cela fait alors privilégier l’échange de vécus du film plutôt que les questions/réponses dans les débats. De même, les séminaires n’ont pas forcément un thème mais sont une proposition de cheminement de pensée, fruits d’une élaboration partagée.

 

C’est ainsi également que chaque année, une ou un critique de cinéma (ou cinéaste-critique) partage son regard sur un film, prenant sa relation particulière à l’œuvre comme base de débat. En 2024, ce fut Emmanuelle Demoris sur le magnifique Iracema de Jorge Bodanzky et Orlando Senna (Brésil, 1974, 95′). Le film mêle documentaire et fiction en Amazonie avec une grande liberté formelle. Iracema est une jeune prostituée de 15 ans qui s’attache à un camionneur nommé Tião, lequel la lâche comme de la viande quand bon lui semble. Tourné durant la dictature, la violence machiste ambiante imprime le film, en écho à la déforestation de l’Amazonie, la destruction de la vie sociale et celle du corps d’une femme. Iracema déconstruit systématiquement le discours de propagande faussement progressiste de la junte avec la construction de la route transamazonienne. Interdit, il ne sera libéré par la fin de la censure qu’en 1980, mais, de production allemande, il a été vu internationalement. La mise en scène est brechtienne dans la mesure où elle dénaturalise les choses, joue sur les étrangetés, privilégie les regards, inscrit la distance d’un film en train de se faire sous nos yeux. Iracema est une anagramme d’America. On pense à Route One/USA de Robert Kramer, une route où les rencontres dessinent l’Histoire du pays. De même, Iracema est l’envers du décor : une population pour qui la modernité est destructrice face au rêve d’un Brésil conquérant.

 

 

Des films en état de guerre

« Sur cette Terre, il y a quelque chose d’effroyable, c’est que tout le monde a ses raisons », disait Octave dans La Règle du jeu, de Jean Renoir (1939). Filmer la guerre, c’est forcément prendre parti : le cinéma se fait propagande pour un camp ou pour l’autre, pour une vision, voire une croyance. Se pose alors la question d’une « forme qui pense » chère à Jean-Luc Godard. De fait, le but suivi par Dziga Vertov dans son Histoire de la guerre civile (1921, 94′) est de construire la vérité par le montage. La menace contre-révolutionnaire exclut tout humanisme. La violence répond à la violence et trouve sa justification chez Machiavel : l’art de la guerre est de ne pas être submergé, et donc d’user de force et d’audace.

Federico Rossin

Le cinéma soviétique montre les morts, mais c’est une exception. On touche là à une question essentielle : que voit-on dans les documentaires de guerre ? Le réel ou une reconstitution ? Comme le disait Jean-Louis Comolli, « le faux est devenu l’archive du vrai ». On ne produit pas de l’information mais de l’émotionnel. Humphrey Jennings va même dans The Silent Village (1943, 36′) jusqu’à déplacer dans un village minier gallois sa reconstitution du massacre de 70 hommes d’un village minier de Lidice perpétré en juin 1942 par les Nazis.

Pour contrer la propagande nazie des films de Leni Riefenstahl, Franck Capra propose en sept épisodes Pourquoi nous combattons ? (visibles sur Wikipédia) qui retourne des images de propagande nazie. Cependant, pour Fréderico Rossin, en pompant la violence de l’Autre, il se laisse infecter par son racisme. Capra suggère que tous les Allemands sont nazis, contrairement à Jennings. C’est là que le bât blesse : la propagande risque de dévier le message.

Au fond, la question du réel est idéologique. Lorsque John Ford rend compte de l’attaque de Pearl Harbor dans Dezember 7th, il utilise des maquettes de bateaux et fabrique des images plutôt que d’utiliser des images d’archives qui montreraient trop que les Etats-Unis n’étaient pas prêts pour la guerre. Il s’agit de convaincre les 55 % d’Américains qui ne voulaient pas la guerre. Lorsqu’il filme La Bataille de Midway, il se place sur la tour d’observation de l’île alors que la bataille est navale, mais il garde cette fois à l’image l’horreur de la guerre, ouvrant la voie à John Huston qui dans La Bataille de San Pietro s’engouffre dans le réalisme. Mais lorsque le même Huston tourne en 1946 avec le même réalisme Que la lumière soit sur la thérapie de soldats traumatisés par la guerre, les autorités décident de ne pas distribuer le film.

Le cinéaste palestinien Kamal Aljafari détourne volontiers les images. Que ce soit celles de l’armée israélienne dans Paradiso XXXI, 108 (2022, 19′), une parodie des entraînements militaires, ou bien celles des archives palestiniennes saisies par les Israéliens à Beyrouth et mises en ligne un temps sur internet. Le travail cinématographique est dès lors de donner une nouvelle vie à ces images, ce qu’il fait dans A Fidai Film (Un film combattant, 2024, 78′, Tanit d’or aux JCC 2024) en élaborant un contre-récit. Il s’agit alors de restituer la vie et le combat des Palestiniens tout en rejetant (dégradant à l’image) la vision coloniale que peuvent véhiculer certaines images pour restaurer une mémoire déformée ou effacée.

Sergueï Loznitsa en discussion à distance avec la salle

Cet engagement correspond à l’affirmation contemporaine d’une certaine subjectivité, qui est à mettre en parallèle avec le doute actuel sur l’image, suspectée de faux dans le contexte de l’intelligence artificielle. Comment rester critiques quand l’information est biaisée ? Comment réagir face à la propagande qui transforme une population en zombies, comme la militarisation progressive de la société russe décrite par Alexander Kuznetsov dans Une vie ordinaire (2023, 94′) ? La réponse ne serait-elle pas à chercher dans Listen to Britain (1942, 19′), un film de propagande pour soutenir l’effort de guerre où Humphrey Jennings dressait sans dialogues et par le son un portrait d’un pays en guerre ? Car filmer en état de guerre, ce serait filmer le peuple. C’est ce que fait l’Ukrainien Sergueï Loznitsa dans L’Invasion (2023, 145′, visible sur Arte sous sa forme de 28 chroniques). Baptêmes, mariages, enterrements : c’est là que se situe l’unité du peuple. Et lorsqu’on voit longuement une vieille femme empiler les briques de sa maison détruite, c’est la résistance quotidienne qui est à l’écran. Mais ce qui serait montage dogmatique de la propagande prend une autre vie lorsqu’une forme de critique s’inscrit dans les images, lorsque Loznitsa décortique les objets des rituels, ou qu’il montre comment les ouvrages de la littérature russe sont détruits alors que 30 % du pays parle russe. Le film restaure dès lors de la contradiction et se fait expression de vie. Il échappe au montage dogmatique de la propagande qui enferme dans la haine et offre la hauteur qui permet d’espérer un autre avenir.

[1]Quelques événements sans signification à reconstituer, Editions Zamân, 2022.


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