Liti liti, de Mamadou Khouma Gueye

La voix des gens francs

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Premier long métrage documentaire du Sénégalais Mamadou Khouma Gueye dont la première mondiale a eu lieu le 6 avril 2025 au festival Visions du Réel à Nyon en Suisse, Liti liti se déroule dans le quartier où il a grandi. Avec une grande finesse, il interroge sa mère : elle est la voix des laissés pour compte, ballotés par un progrès imposé sans concertation, un peuple dont les stratégies de survie sont mises à mal sans qu’on y prenne garde.

Déjà, dans Xaar Yàlla (Attendre Dieu, 2021, 25′), Mamadou Khouma Gueye filmait les ruines : les maisons écroulées par l’avancée de la mer dans la langue de terre entre terre et eau à Saint-Louis du Sénégal. Déjà, il montrait aussi les habitants se battant pour un meilleur relogement. Déjà, confronté à l’inanité des promesses politiques, il cherchait dans la parole des femmes le mythe du combat et la sagesse du renoncement, car la foi dans l’avenir est une philosophie du présent.

Liti liti (l’attachement) rebondit en élargissant le propos à ce qui pourrait politiquement aider les gens à vivre. Au départ, une image : un drapeau sénégalais qui flotte, vu à travers un trou dans une ruine. Et une question : « Que penses-tu de la situation du Sénégal ? » C’est Mamadou Khouma Gueye qui pose la question à sa mère, Sokhna Ndiaye, laquelle répond : « Les gens sont fatigués ». Poussée par l’exode rural vers la périphérie de Dakar, elle a passé 40 ans dans la maison qu’elle a peu à peu construite à force d’abnégation, et meublée avec l’aide de la tontine : le lit et l’armoire. Et qu’elle doit quitter car le TER va passer par là. Ce train va désengorger Dakar et constituer le début d’un réseau ferroviaire sénégalais. Personne ne remet en question son importance. Si par contre sa fatigue est celle d’un pays, c’est qu’on n’a rien demandé aux gens de ce quartier de Guinaw-Rail à Pikine. Aucune concertation, juste une information : vous serez expropriés et indemnisés. Mais au prix des logements à Dakar, cela ne suffit pas pour se reloger. Il faut aller très loin, à Touba par exemple. Les autorités leur proposent une zone vide, le « nouveau Dakar ». « C’est la brousse ! », s’exclame Sokhna Ndiaye excédée : tout est à construire.

Le développement contre la vie. Car Liti liti est le constat d’une perte : une maison familiale certes, que l’on démolit méthodiquement pour en récupérer les éléments. Mais aussi la vie du quartier que le film fait poétiquement sentir par ses bruits et ses musiques, ses prières soufi et ses flux, ses reflets dans les eaux et ses jeux de lumière. Et avec tout cela, une culture relationnelle qui se délite, celle de la solidarité du voisinage, les logiques d’une vie collective. Référence est faite à Senghor, archives à la clef : « Dakar sera comme Paris » ! Effectivement, le TER flambant neuf est largement construit par des entreprises françaises. Mais face aux bulldozers du progrès, les ponts et passerelles ne suffisent pas à combler la rupture que les murs protecteurs du TER inscrivent dans le quartier. « Il roule sur mon âme », dit une habitante.

On voit passer des caravanes électorales mais ce film est tourné avant le changement politique de mars 2024. Macky Sall est encore au pouvoir. Sokhna Ndiaye a eu une vie politique. Avec son comité de quartier, elle a soutenu Abdou Diouf, puis Abdoulaye Wade, espérant qu’ils répondront aux besoins des quartiers pauvres. Désillusionnée : « on a tout donné à la politique sans rien recevoir ». A quoi bon résister puisque tout le monde part ? La perte, c’est aussi la solidarité des luttes. Sokhna Ndiaye est à l’image de notre temps.

Elle continue pourtant à ancrer ses histoires dans les mythes, tout en sentant qu’elle appartient, comme ses voisines, au vieux monde. Elle ne s’est pourtant pas opposée à ce que son fils tente de se construire un avenir dans le cinéma auquel son éducation en milieu populaire ne le conduisait pas. Et elle se prête volontiers à son projet de film, répondant à ses questions, même après l’AVC que la fatigue du déménagement forcé a provoqué et la rééducation qu’elle a dû subir. Et Mamadou de l’emmener plus loin encore, vers une surprise, annonçant une mise en scène. Il est rare dans le documentaire qu’un réalisateur prévienne ainsi le spectateur. C’est pourtant fulgurant, à découvrir. Plus que le résumé du film, c’est le condensé d’une vie, de celle d’un peuple, celui des « gens francs »[1], ceux qu’on n’écoute pas. Ceux que Mamadou nous permet de sentir et d’entendre.

[1] Cf. Le franc, de Djibril Diop Mambety.


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