Mário Gusmão fut le plus grand acteur noir contemporain de Bahia. Itinéraire d’un homme exceptionnel acquis à la cause afro-brésilienne.
Mário Gusmão joua dans seize films et des dizaines de pièces de théâtre, participa à des novelas et séries de la télévision brésilienne comme à de nombreux spectacles de danses, devenant, comme l’a dit Clyde Morgan, un archétype, une icône pour la population afro-bahianaise. Sans jamais avoir appartenu à une organisation noire, sans une quelconque rhétorique militante, il est devenu un personnage mythique pour tous ceux qui luttent pour l’égalité raciale à Bahia. Je parle de Bahia parce que bien qu’il eût des opportunités, jusqu’à même travailler dans le Sud-Est du pays, sa présence et son activité la plus constante fut marquante sur le territoire bahianais.
Mário est né le 20 Janvier 1928 à Cachoeira, une des plus traditionnelles cité du Recôncavo bahianais. Il y passa toute son enfance et une partie de sa jeunesse, dans une société traditionnelle et rigidement hiérarchisée du point de vue socio-racial. Face à la crise économique qui ruina Cachoeira après la Seconde guerre mondiale, Mário Gusmão fut forcé de déménager avec sa famille pour Salvador. Il connut à son arrivée dans la capitale de l’état (1), dans la seconde moitié de la décennie 40, une cité ancrée dans les traditions qui rappelait, selon Donald Pierson, l’Europe du Moyen Age. Il continua à étudier bien que de famille pauvre et ayant besoin de travailler. Malgré ses premiers emplois à la Penitenciária (maison d’arrêt) ou dans une entreprise américaine de services de transmission électrique (Morrison Knuds), Mário Gusmão ne resta pas longtemps pris aux chaînes qui lièrent tant de Noirs à Bahia : il allait construire sa liberté, son projet.
Ainsi, à 30 ans, après de multiples expériences, c’est grâce au théâtre qu’il put révéler son intelligence et sa sensibilité. Il cherchait à s’élever socialement en s’intégrant dans le « monde des Blancs », mais pas chez les patrons qui employaient habituellement les Noirs bahianais. C’est à l’université qu’il pourra développer son projet artistique. Il suivra ainsi les cours de la première école de théâtre universitaire du Brésil dont il fut un des premiers élèves noirs. En 1958, encore étudiant, il débute avec la pièce « A Almanjarra » d’Arthur Azevedo, et en 1960, sous la direction de Martim Gonçalves, il joue dans « L’Opéra de Quat’sous » de Bertold Brecht, gagnant le prix d’honneur spécial du théâtre bahianais. Il fut également professeur d’anglais autodidacte, qualification exceptionnelle pour un Noir dans la Bahia des années 50. Après sa formation d’acteur, il rejoint le Teatro dos Novos, un groupe dissident de l’Ecole et de Martim Gonçalves.
Le Théâtre Vila Velha, du groupe Teatro dos Novos, sera inauguré en 1964, première année de la dictature militaire. Il deviendra le lieu d’une production artistique en phase avec les changements qui s’opéraient au niveau national et international, mais aussi un espace de liberté réunissant les différentes tendances hostiles au régime autoritaire implanté dans le pays. Elu en 1966 comme le meilleur acteur pour l’ensemble de ses interprétations, Mário Gusmão devint un des acteurs les plus demandés du théâtre bahianais, si bien que de 1964 à 1969, il jouera dans 18 pièces au Vila Velha.
Après avoir été un méchant cangaceiro (bandit) dans le film d’Oscar Santana « O Caipora » (1963), il marqua par son interprétation dans le film de Glauber Rocha « O Dragão da Maldade contra o Santo Guerreiro », primé à Cannes en 1969. Il y était le Santo Guerreiro qui tuait un Blanc, l’acteur Jofre Soares qui jouait le Dragão da Maldade (le colonel). Mário, l’acteur noir, voyait son talent reconnu par la société, par le monde des Blancs.
Il connut pourtant une grande dérive au début des années 70, sous les effets de la contre-culture et de la drogue. En 1972, il joue dans « O Anjo Negro » du cinéaste José Umberto, mais dès 1973, il est emprisonné 50 jours pour trafic de drogue. Tous les responsables du trafic furent libérés mais lui, le Noir, resta en prison. Humilié et malade, il sentit le poids de la désapprobation sociale.
En 1974, avec l’aide de son amie et actrice Jurema Pena, il retourne au théâtre avec « Negro Amor de Rendas Brancas », une pièce sur la question raciale à partir d’une romance entre une femme blanche et un jeune Noir. Mais il ne retrouvera ensuite la scène qu’en 1976 grâce à un grand danseur noir nord-américain, Clyde Morgan, avec qui il découvre la force de la culture afro-brésilienne en interprétant dans de nombreux spectacles des personnages contant l’histoire de son peuple, notamment dans le petit théâtre de l’Institut de la Culture Brésil-Allemagne. En 1977, il fait partie de la délégation qui se rend en Afrique représenter le Brésil lors d’un Festival d’Art noir au Nigeria. Il en dira : « J’ai tant aimé que je ne voulais plus revenir. Je me suis senti à la maison et me suis dit que je devais découvrir au maximum mes racines ». En 1981, sans emploi, il « s’exile » pour une ville du Sud, Ilhéus. Engagé comme professeur, il développe des activités culturelles dans les collèges en y créant des groupes de théâtre et de danse ainsi que des chorales. En 1983, la préfecture d’Itabuna, ville voisine d’Ilhéus, lui demande de continuer son action de promotion culturelle. C’est ainsi que durant ces années dans le Sud, Mário formera une nouvelle génération d’artistes afro-bahianais.
Il retourne à Salvador en 1987, invité par Gilberto Gil et Waly Salomão à travailler à la Fondation Gregório de Matos (2) de la préfecture municipale de Salvador. Il y reste de 1987 à 1989 en tant qu’assesseur. La décadence des arts scéniques à Bahia dans les années 80 le pousse à se concentrer sur des activités de la communauté noire. Il compense son éloignement du théâtre professionnel conventionnel par l’engagement dans la conscientisation des nouvelles générations noires. Il participera à tous les groupes politico-culturels, du Mouvement Noir Unifié à Olodum, jusqu’à sa mort le 20 novembre 1996, anniversaire de la mort du héros national Zumbi dos Palmares. En 1997, à cette même date, tous les militants noirs sortirent dans les rues, son image imprimée sur leur chemise. Mário Gusmão vit dans la mémoire du peuple noir de Bahia.
Son histoire est celle de la lutte d’un Noir exceptionnel cherchant à s’affirmer et à s’intégrer dans une société marquée par le racisme mais aussi une trajectoire d’auto-affirmation individuelle et collective dans la construction de sa négritude. C’est un exemple qui par sa dignité et sa cohérence continue de nous stimuler pour former une identité positive et lutter contre les inégalités raciales de la société brésilienne.
C’est sur les traces de Mário Gusmão et avec l’objectif de lutter contre les inégalités raciales et pour la citoyenneté des afro-descendants que le CEMAG Centre d’Etudes Mário Gusmão vit le jour. Pour l’instant, une des principales activités du centre consiste à regrouper des archives audio-visuelles sur la vie et l’uvre de cet acteur noir qui marqua la société bahianaise. Le mémorial qui lui rend hommage regroupera un musée, une bibliothèque et différentes salles pour des cours de théâtre et autres activités tendant à réaffirmer l’importance des Afro-brésiliens dans la société. C’est dans ce nouvel espace que chacun exprimera ses rêves, ses espérances et ses projets, avec cette même énergie qu’avait Mário Gusmão comme homme de Xangô. Axé !
1. Salvador (aussi appelée Bahia) est la capitale de l’Etat de Bahia (le Brésil est composé de 25 Etats), qui comporte également la ville de Cachoiera, située dans une région dénommée le Recôncavo qui entoure la Baia de Todos os Santos.
2. Poète originaire de Bahia considéré comme la première grande voix de la poésie brésilienne (1662- 1696).
3. Jeferson Bacelar est en train d’écrire une thèse sur la vie et l’uvre de Mário Gusmão sous la direction d’Ordep Serra, directeur du département d’anthropologie de l’Université Fédérale de Bahia.Jeferson Bacelar (3) est professeur du département d’anthropologie de l’UFBA, chercheur du CEAO et conseiller du Centre d’Etudes Mário Gusmão CEMAG///Article N° : 1681