La destinée guettait le garçon de Rabat, prête à éclairer la face cachée de son cur en l’invitant, en 1966 (il avait 16 ans), à l’École des arts appliqués de Casablanca, à mieux connaître l’itinéraire d’un grain de sablon, depuis la roche primitive de la hamada en passant par l’érosion de l’oued jusqu’à la plage atlantique d’Aïn-Diab. Trois à quatre années après avoir maîtrisé la grammaire picturale et les alphabets techniques de la céramique et de la ronde-bosse, il expérimente ses premiers sabliers composés de la juxtaposition de plusieurs cases communicantes dans lesquelles sont disposés, derrière une paroi en verre, pièces de grès ou de porcelaine, articles manufacturés et bribes de livres anciens ou de parchemins. En coulant, les granules siliceux, diversement colorés, dévoilent ou enlisent alternativement des pochades et une pictographie dont les signes ne sont pas compréhensibles sur-le-champ : ils sont apparentés à des individus qui se rencontrent dans leur quartier ou dans leur cité ; qui se frottent les uns aux autres dans leur pays ou bien à la surface du globe terrestre ; et disparaissent pour laisser place à une génération suivante de passants.
« Très tôt, j’ai dessiné des visages que je superposais, avec l’idée que ces personnages communiquaient entre eux. Ces personnes-là, je peux les avoir rencontrées en dehors de mon atelier, dans les rues d’Aix-en-Provence. Mais le langage qui les relie, forgé au moyen de plusieurs idiomes, a plus à voir avec l’art qu’avec le sens calligraphique. En vérité, ce que je cherche à faire entendre, au-delà du bruit répétitif du sable, ce sont les non-dits des dialogues, les non-écrits des témoignages de mes’modèles’, de mes semblables ».
Pudeur musulmane que blesse l’indiscrétion de beaucoup de chrétiens, Omar Youssoufi se dérobe aux confidences. Voulez-vous évoquer son histoire ? Il hausse les épaules. « Je n’ai rien d’important à raconter« , objecte-t-il dans un français où se mélangent assez d’accents pour semer le plus averti des linguistes. À l’exemple de tous les grands rêveurs, il est méthodique, organisé et méticuleux. Peu bavard, sa réserve pèse le poids des phrases lapidaires échangées entre gens du désert, comme la densité des blancs en typographie ou la mesure des soupirs en musique. S’il mêle dans l’univers de ses compositions des citations ou des éclats de sentences dans les langues arabe et française, c’est davantage le dialecte berbère qui fonde sa constellation sémantique en se référant au plus vieil état de l’écriture, quand les caractères consistaient en croquis d’objets, qu’ils signifiaient directement ou suggéraient avec plus de subtilité. Les tablettes sumériennes, les rouleaux égyptiens, les codex mayas, les calendriers orientaux, les palimpsestes médiévaux témoignent de la constance des hommes à correspondre par l’iconologie : une imagerie jumelle sous-tend l’idéographie métissée à décoder dans ses garde-temps à écoulement réversibles.
« Nous transmettons nos pensées et nos émotions avec des images, tente-t-il de nous convaincre. Et je propose justement des passerelles pour que chacun puisse partager avec l’autre ses représentations, sa bibliothèque imaginaire en somme, en partant de mon vécu, de mon expérience, de mes propres icônes ».
Le sablier préfigure le cerveau humain et ses compartiments renferment les connaissances et les annales au plus reculé de ses neurones. L’uvre devient le lieu privilégié où peuvent se croiser les destinées individuelles et collectives. Elle se mue en un carrefour qui permet d’aller plus loin, plus profond, par-delà la perpétuité et l’espace. Et les protagonistes -grenaille sableuse- possèdent la capacité rare de faire parler des civilisations entières, éloignées, disparues, complexes, riches, mais finalement assez proches les unes des autres. Il pose en fait la question cardinale du nouveau millénaire : « Comment échanger avec l’Autre ?« . On croit l’entendre répondre : « Pour traiter le thème central de la rencontre avec l’Autre, il n’existe pas de peuples mieux préparés que ceux qui sont à la fois berbères, indiens, noirs, européens. Ceux qui ont du sang ibère et grec, romain et juif, arabe et gitan, les sangs-mêlés et les métis« .
Commencée dans la taille d’essences indigènes et la peinture à huile, sa quête s’est propagée dans la terre cuite, en sorte que ses travaux terminaux réunissent les matériaux des disciplines expérimentées jusqu’alors auxquels il ajoute des éléments scripturaux tels que le livre, l’encrier, le stylet, le porte-plume ou le calame, de même que des journaux, de la pâte à papier et des tissus, composants dont il détourne le sens ou la structure en les transformant, en les découpant, en les perforant, en les brûlant, leur conférant un nouveau statut dans la mise en scène de sa narration. Il aime à dire qu’il n’a jamais cessé de dialoguer – salutaire communion – avec la matière de son invention, argile, bois ou pigments, pour mieux en maîtriser les possibilités et les contingences.
Ce qu’il induit à travers ses créations ? Une chronologie éclatée, c’est-à-dire une forme singulière qui n’est plus fractionnée par le tic-tac de la pendule ni réglée par la succession « passé-présent-futur ». Sa conception temporelle rejoint celle de Marcel Proust : un tout, une continuité, un fleuve qui rassemble dans un flux unique les élans multiples de l’humanité et les reflets brisés de la réalité universelle. Dans ses constructions, simples et savantes, l’antériorité n’est plus à sa place. La relation de cause à conséquence non plus. Il arrive, prétend Sigmund Freud, que le lapin poursuive le chasseur : que la trotteuse de l’horloge rebrousse chemin, que des événements imminents se mêlent à des souvenirs lointains ou les précédents, que la Terre ne tourne plus autour du Soleil et que l’ordre des saisons soit inversé.
Que voulez-vous ? Il a sauté du temps en marche, ainsi qu’on saute d’un train. Il a détraqué les réveils et déboussolé les chronomètres aux termes d’une course contre la montre qui ne cessera plus. Ce grand horloger nous rappelle étrangement la confession d’Isaac Newton. Le génial physicien et astronome anglais observait qu' »après ce qu’il avait fait, il ressemblait à un petit enfant qui joue au bord de la mer avec des galets« .
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