On a souvent cru que le cinéma naissant dans les quartiers alliait forcément hip-hop et tours bétonnées. Qu’avec la périphérie, ne rimait pas le mot poésie. Certains réalisateurs français n’hésitent pourtant pas à lui faire une place et à la revendiquer. Extraits.
Sélectionnés aux César 2015 avec leur court-métrage La Virée à Paname, Carine May et Hakim Zouhani ont auto-produit le long-métrage Rue des Cités présenté par l’Association du cinéma indépendant dans sa distribution du Festival de Cannes 2011. Dans ce long-métrage noir et blanc tourné dans leur ville d’Aubervilliers (93), mêlant documentaire et fiction, images d’archives et présent, les réalisateurs dépeignent leur ville, leur rue et ses habitants. Des habitants jeunes ou moins jeunes, actifs ou désuvrés, squattant ou travaillant, mais ayant toujours une parole à donner.
Extrait :
Ouverture du film : la musique du Menahan Street Bands couvre des images d’archives d’Aubervilliers. Rues, cafés, flipper, football, mobylettes… Et le périph’. En plongée. De nuit. Face caméra, un slameur : Hocine Ben, enfant d’Aubervilliers, déclame d’un trait son texte Au Bercail.
« Ce que j’aime quand la ville s’endort
C’est qu’on voit pas que ses murs sont gris
Même les gueules à coucher dehors, soudain
Sont fardées de bleu nuit
Et les lumières de la ville qui maintenant s’allument une à une
Éclairent mes pas sur la chaussée
Et font de l’ombre à la lune
Même le bruit du périph’ au loin se fait moins intensif
Dire que ces bruits me bercent parfois
Comme aux abords d’un récif
Et sur ma ville quand la nuit tombe
alors je la ramasse
Je la couche sur le papier ma ville
Et je la regarde en face »
En 2013, les acteurs Didier Michon et Slimane Dazi reçoivent des mains du réalisateur américain Martin Scorsese le Prix d’interprétation masculine du Festival de Marrakech 2013 pour leur jeu dans le film Fièvresd’Hicham Ayouch. Sélectionné au Fespaco 2015, ce long-métrage, basé sur un pré-ado fugueur qui débarque et perturbe le quotidien de son père et de ses grands-parents, laisse une large place – au-delà du mal-être des êtres qu’il décrit – à l’errance et à la poésie, dans sa mise en scène, mais aussi à travers les paroles de ses personnages.
Extrait :
Nous sommes au premier tiers du film. Dans une caravane. En intérieur nuit. Claude (Tony Harrison), poète, seul adulte à pouvoir (savoir ?) apprivoiser le jeune écorché vif (Didier Michon), fume une cigarette sur laquelle est écrit Fumer la vie. Benjamin et lui boivent une bière à la lumière d’une lanterne de camping.
« Benjamin : Fume la vie, pisse la mort.
Claude : Yeux, bouche, oreilles/ Tous nos
orifices sont voués à l’horreur / Partout, on
chie du caca /
Les visages chient du nez, des oreilles, des
yeux (il crache par la fenêtre), de la bouche.
Benjamin : Et quand t’es normal, ça donne
quoi ? Enfin… Quand tu y arrives ?
Claude : Ça donne le poème qui traduit le
silence quand il, le silence, en a plein le cul
de fermer sa gueule. »
Carine May (réalisatrice de Rue de Cités): Pour la beauté du texte et ce que ça raconte. On voulait Hocine Ben face caméra parce qu’on aime son visage et ce qu’il dégage : avec lui, on regarde notre ville en face.
Hicham Ayouch (réalisateur de Fièvres) :
J’aime la poésie. C’est une forme de résistance et Claude résiste à travers
l’art. Il amène de la féerie et inscrit le film dans la lignée du conte urbain. Dans mes films, je fais toujours un pas de côté par rapport à la réalité, parce que l’art ne sert pas à grand-chose si l’on ne projette pas une vision un peu plus poétique du monde.
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