Après les quartiers de Belleville et de la Goutte d’Or, la rédaction d’Afriscope, le magazine d’Africultures, vous emmène dans les foyers de travailleurs migrants d’Ile-de-France, à la rencontre de ses habitants. Des histoires d’hommes singulières qui racontent la « grande » histoire de l’immigration française.
Depuis leur installation dans les foyers, les travailleurs migrants se sont adaptés à leur condition de vie. Ils y ont développé une microsociété où, à leurs besoins, répondent des services. Dans ce décor, le tailleur est une personne-ressource. Rencontre avec l’un d’entre eux, au cur d’un foyer du XXe arrondissement parisien.
Rue de retrait, 20e arrondissement. Non loin du théâtre de Ménilmontant, de la Maroquinerie, de la Bellevilloise ou encore du Studio de l’ermitage, un foyer de travailleur migrant fait sa vie dans ce quartier, haut lieu des noctambules parisiens. On y entre par une porte discrète. Dans une salle faisant office d’accueil, des petites assemblées d’hommes regardent le ballet d’allers-venues des quelque quatre cents habitants vers les étages. Puis un escalier mène au choix vers les chambres ou au sous-sol où différentes alcôves rayonnent de chaque côté d’un long couloir : cuisine collective, coiffeur, vaste salle de bar-café. Quelques zigzags plus loin, un petit atelier foisonnant de tissus colorés clôt ce labyrinthe. Bocar Bâ, tailleur-couturier de 58 ans, nous accueille dans son atelier.
Élégant monsieur à la barbichette grisonnante et la cravate bleu vif, Bocar se remémore la naissance de l’atelier en 1976. « On est venu parce que les gens du foyer avaient besoin des services de couturiers. Mon grand frère avait un atelier rue Goncourt, il a demandé au gestionnaire, l’Aftam, de s’installer ici. Ils ont accepté.« Depuis trente-six ans, le sous-sol du foyer accueille ainsi l’atelier de couture, tout près du bar-café, où machines de jeux rivalisent actuellement avec télévision, sono et percolateurs. Près de la moitié des quarante-cinq foyers de travailleurs migrants parisiens hébergent ainsi des artisans, principalement coiffeurs et tailleurs couturiers, qui se sont faufilés dans des espaces communs ou exercent dans leurs chambres. Mais Bocar, comme les autres tailleurs, ne vit pas de cet artisanat. Il est bagagiste à Orly. L’atelier est une des multiples expressions de la vie sociale dans le foyer, et la couture un service rendu à « la famille », pendant les heures de repos : « Si je travaille le matin, je me repose un peu, je mange au foyer et puis je viens travailler à l’atelier l’après-midi. C’est mieux que de rester chez soi. Ici on se retrouve en famille, on discute, on regarde le journal télévisé, on parle politique, on va au bar à côté. Beaucoup de personnes que vous voyez dans l’atelier n’habitent même pas le foyer ».
Bocar lui-même n’habite plus vraiment le foyer, « Je ne dors pas ici mais j’ai toujours mon lit« , explique-t-il comme un legs pour les frères qui arrivent du pays. Depuis plusieurs années, il vit avec sa femme dans un appartement proche. Elle l’a rejoint depuis le Sénégal dans les années 1980 et ils ont élevé six enfants en France, dont certains sont désormais mariés. Bocar attend encore quelques années et passera sa retraite au Sénégal.
Originaire du village d’Ouro-Saré, Bocar a appris tout jeune le métier de couturier. À 20 ans, il assistait son grand frère dans un atelier sur le marché Sandaga de Bamako. Cinq années plus tard, il part en France, lorsque les employeurs recrutaient encore à tout va, et travaille dans la restauration, le bâtiment, la manufacture
sans jamais oublier sa machine à coudre. « On ne voulait pas perdre notre métier. Mais le travail de couture est très différent ici, on fait simplement du petit dépannage. On est tous salariés donc si on manque de temps, ou si on est trop fatigué, on ne vient pas à l’atelier et personne ne nous le reprochera ». Bocar fait ainsi de la couture un passe-temps qui lui permet d’entretenir un savoir-faire, au service de qui veut raccommoder sa veste de travail, emporter un boubou en cadeau dans la valise, ou encore s’offrir du sur-mesure pour les grandes occasions.
Un jeune garçon passe donner quelques pièces à Bocar dans le couloir, deux euros pour une doudoune raccommodée. Bocar étale dans sa paume la récolte du jour, moins de 3 euros : « Voilà ce que je gagne en une journée »dit-il en riant.Quelques sous qui, en commun avec ceux des autres tailleurs, permettent de remplir chaque mois les caisses de l’Amicale Couture, association formée par ces artisans. Durant les premières années de l’atelier, ces derniers payaient le loyer du local au gestionnaire du foyer. Mais plus tard, le comité de résident, représenté par un des frères de Bocar, a décidé avec le gestionnaire que tout le sous-sol, soit la cuisine, le bar, et l’atelier de couture, serait géré par les locataires de manière associative. Représentée par le comité, l’association est ouverte sur le quartier « On travaille souvent avec la mairie du 20e ou des écoles qui font appel à notre association pour présenter des modèles lors d’événements culturels autour de l’Afrique. Les cuisinières apportent des plats africains à ces occasions aussi. »
Si l’atelier est bien niché dans ce dédale du foyer, il ne se cache pas non plus à qui veut le trouver. Fréquenté par une clientèle venant principalement de Retrait et ses foyers voisins comme Bisson, la Duée, Amandiers, il est ouvert aux gens de passage. Comme s’en amusent Bocar et un ami couturier, s’y perdent aussi des habitants du quartier à la recherche d’une jolie tenue pour se déhancher à la Maroquinerie, salle de concert renommée du quartier. À 19 heures, quelques machines rythment encore les conversations au milieu du wax et du bazin, une télévision visée au plafond. Bocar file prier, il est déjà bien en retard, pendant qu’un collègue, Allassane, travaille méticuleusement, du fond de l’atelier, sur un ensemble rose vif à perles.
///Article N° : 11204