« L’artiste que nous honorons, mais aussi l’homme de conviction, l’artiste engagé, au service d’un devoir de mémoire et d’un humanisme exigeant et l’autodidacte, formé à l’école de la vie, a tracé son sillon avec un regard critique et militant » (1).
Le 9 juin 2007, à Dakar, « l’aîné des anciens » a décidé de marquer une pause, une longue pause. S’il est encore « trop tôt pour exprimer à quel point sa sagesse nous manquera » (2), il demeure toutefois possible de saluer l’homme sensible, courageux, enthousiaste et persévérant qui lègue à l’humanité un considérable patrimoine qui va poursuivre son itinéraire. Faire, en quelques lignes, l’éloge de l’homme au destin hors du commun, n’est guère aisé. C’est à son talent, à son énergie débordante, à sa force de conviction exemplaire, à son engagement irréprochable, à la pertinence de ses travaux, à la cohérence de son uvre et à l’originalité de son style que Sembène Ousmane doit sa notoriété. Sa thématique, constante durant un demi-siècle, va continuer à résonner comme un écho dramatique d’une impossibilité profonde à accorder vision personnelle et réalité.
La trajectoire de l’artiste a commencé avec un premier roman, Docker noir, 1956, une description du pénible quotidien du docker qu’il fut, durant une dizaine d’années à Marseille. Suivirent ensuite, en l’espace de quelques années, Oh pays, mon beau peuple, 1957, Voltaïque, 1962, L’Harmattan, 1964, Les Bouts de Bois de Dieu, et Vehi-Ciosane, 1965. Jusqu’à son dernier grand roman, Le Dernier de l’empire (1981), Sembène Ousmane a toujours revendiqué son droit et son désir de faire une uvre artistique engagée. À travers ses créations, l’auteur n’a eu de cesse, de célébrer les arts et l’artisanat africain, la sculpture, la musique et surtout l’orfèvrerie et les objets d’usage décorés. Le besoin impérieux de s’exprimer, par l’écriture d’abord, par l’image ensuite s’est très tôt imposé à lui, pour dénoncer les injustices faites aux hommes et aux femmes en souffrance. « Ce qui m’intéresse, c’est d’exposer les problèmes du peuple auquel j’appartiens
Pour moi le cinéma est un moyen d’action politique » (3). Le citoyen rebelle, qui avait placé en lettres rouges l’inscription « Galle ceddo », (« Maison de l’homme du refus », en peul) sur le fronton de sa maison à Dakar, le « mécréant » (comme il se définissait lui-même) n’a jamais renié ses convictions politiques, ni renoncé à son militantisme. Ses préoccupations ont toujours été constantes : les souffrances et drames endurés par les Africains qui d’ailleurs se reflètent parfaitement à travers une uvre littéraire et cinématographique très riche ayant fertilisé et nourri la conscience politique de plusieurs générations de cinéastes et d’écrivains. (3)
Convaincu de cela et désireux de toucher le plus grand nombre possible de ses concitoyens pour la plupart des analphabètes, l’éveilleur de conscience décide d’entamer une nouvelle carrière. Le défenseur de la liberté, comme le dénommait Abdou Diouf, va très vite choisir son arme de combat : l’image. Une bourse offerte par l’institut de cinéma VGIK de Moscou va révéler sa véritable vocation : le cinéma, cet art qu’il a commencé à aimer très jeune, lorsqu’à chaque bonne note scolaire, son père lui offrait une place pour voir un film.
Une fois la technique assimilée, il se lance très vite dans la réalisation de films engagés. Sa production s’avère être une véritable charge contre tous les totalitarismes, toutes les oppressions et toutes les violences. Ses images, mieux que tout discours, situent l’homme et traduisent le sens qu’il assignait à sa vie. À travers Emitaï 1971, Camp de Thiaroye 1988, La noire de
1966, Le Mandat 1968, (premier long métrage africain parlant wolof), Ceddo 1976(les gens du refus), Xala 1974, Moolaadé 2004, la corruption, les murs assassines, l’exploitation de l’homme, les discriminations, les affres bureaucratiques, le néocolonialisme, le poids des traditions, l’aliénation religieuse, les perversions sexuelles et le maraboutisme sont clairement dénoncés. Jusque Guelwaar 1991 et Faat Kiné 2001 (deux premiers volets d’une trilogie qui devait se clore avec La République des rats, demeurée inachevée), l’autodidacte, devenu écrivain puis cinéaste, est toujours resté fidèle à lui-même, à ses convictions et à son peuple.
Son regard sur l’Afrique est sans complaisance. La mécanique coloniale et ses conséquences désastreuses sont mises à nu. Sa dialectique de l’oppression engendrera une écriture cinématographique pertinente, stricte et sans concessions, profondément enracinée dans le terroir et totalement imprégnée de culture populaire. Empruntant au folklore sans le trahir, et restituant la réalité africaine dans toute son éloquence, sa respiration et ses rythmes, le cinéaste-militant va donner libre court à son imagination fertile et à son esprit critique aiguisé. Résultat : une culture qui met en avant ses propres références et métaphores, dans une démarche qui ne correspond pas forcément aux critères internationaux et aux modes en cours, mais dont l’originalité s’impose. « Plus besoin de nous référer à d’autres voix, d’autres critères pour nous délivrer notre label d’africanité » (4). Rencontré au Fespaco à Ouagadougou, le membre fondateur du Festival panafricain du cinéma et de la télévision, qui appréciait tout autant Brecht que Eisenstein, nous confiait : « le développement du cinéma ne devait pas dépendre de la bonne volonté des milieux français » (5).
Le pionnier de la résistance par l’image à l’inspiration fertile et à la critique féroce et sans ambiguïté, avait le sens du vrai et du beau. Malgré cela, Sembène s’est toujours vu reprocher, par les critiques et par certains de ses lecteurs les plus enthousiastes, son style « négligé », son esthétique « douteuse » et son « médiocre » talent d’écrivain. Il n’en demeure pas moins que sa représentation littéraire de l’Afrique, de ses habitants et de ses femmes, a suscité de multiples études sociologiques et idéologiques. Homme d’action trépidant et animé d’un idéal humaniste, son uvre a été conçue pour donner à voir et pour dénoncer. Consacré metteur en scène de classe internationale, dès ses premiers films – Borom Sarret (1963), Niaye (1964), La Noire de
(1966), Le Mandat (1968) – primés un peu partout, le réalisateur n’avait cure de ses détracteurs, pour la plupart disait-il « des parvenus issus de la nouvelle classe africaine des intellectuels et cadres arrogants ». Certes, son approche politique, poétique et stylistique peut désarçonner, mais, qu’on le veuille ou non, elle fascine. Les plus virulents reconnaissent d’ailleurs sa rigueur intellectuelle et son honnêteté morale. N’ayant jamais cédé ni aux diktats ni aux vertiges de la notoriété, « Le soleil », comme aimaient à le surnommer ses amis, a fait de la lutte contre les exactions, les autoritarismes et les ostracismes, son cheval de bataille, critiquant, dénonçant et stigmatisant tous les abus de pouvoir.
C’est à Paulin Vieyra que le pionnier incontestable du roman et des cinémas d’Afrique avouait sa déception : « Le 7ème art, en Afrique, a longtemps été unilatéral en ce sens qu’il n’a véhiculé qu’un seul visage de notre univers (5). Nous voulons, comme nos poètes et nos romanciers, apporter à l’universel le vrai visage de l’Afrique ». La certitude que le 7ème art pouvait non seulement changer le cours des choses et interférer sur le déroulement de l’histoire, mais aussi contribuer à la naissance d’un monde nouveau, incita ce fils de pêcheurs, qui fut tour à tour, maçon, mécanicien, tirailleur et enfin docker à Marseille durant dix ans, à opter pour la plume et l’image révolutionnaires pour dénoncer et déranger les nantis, mais aussi pour éveiller les consciences endormies.
Considéré, adulé et même vénéré par la nouvelle vague de cinéastes, Sembène Ousmane incarne désormais une légende vivante. Toute une génération, sensible à la rectitude de son propos, à l’ascétisme de sa pensée et de son style, et à la chaleur de son contact, demeurera et pour longtemps, profondément marquée par ce créateur engagé, authentiquement africain, cet artiste du peuple, défenseur résolu de la cause des femmes. À travers une uvre littéraire et cinématographique impressionnante et au caractère flamboyant (6), l’Afrique retrouve la plus spectaculaire de ses transcriptions et inscrit sa place dans le cinéma mondial. Sa disparition montre à quel point il était grand. Vivant en osmose au sein de sa société, sa vraie source d’inspiration, il ne cessait de répéter que l’Europe n’était pas son centre(7).
Son décès, à l’âge de 84 ans, bien qu’attendu par tous ceux qui connaissaient son état de santé, a causé une très vive émotion. Le monde arabe et africain ne perd pas uniquement l’un de ses meilleurs esprits ; il porte le deuil d’une certaine idée de l’engagement. Espérons, qu’à l’occasion du premier anniversaire de sa disparition, l’hommage qui lui revient lui sera rendu, dans son pays d’abord, à travers le monde ensuite.
1. Déclaration de l’Ambassadeur de France à Dakar, qui décernait à l’homme qui fut mobilisé volontaire dans le 6e régiment d’artillerie coloniale, la médaille d’officier de la légion d’honneur, une des plus hautes distinctions françaises.
2. Pour déchirer le coin d’obscurité qui en Afrique, en France et ailleurs, recouvre ce cinéaste, J P Garcia a consacré un vibrant hommage au cinéaste à travers une merveilleuse rétrospective, lors du Festival international d’Amiens 2007. Un « Prix Sembène Ousmane du meilleur film panafricain », décidé (en partenariat avec RFI) a même été créé. (In Le Film africain & le film du Sud n°44/45 (mai 2004) et n°50 (février 2007)
3. L’uvre d’Ousmane Sembène, énigmatique pour certains, bien ancrée dans le réel pour d’autres, est disponible en DVD, à la « Médiathèque des 3 Mondes ».
4. Interview de Guy Hennebelle, Jeune cinéma, No 34. 1968.
5. Paulin Vieyra – Sembène Ousmane, cinéaste. Ed. Présence Africaine. Paris. 1973
6. Les Deux Ecrans, (mai 1978), première Revue mensuelle du cinéma et de la télévision, éditée par l’ex RTA, à Alger.
7. Déclarait-il, lors d’un passage à la Cinémathèque algérienne, en réponse à un spectateur qui le questionnait sur les rapports de l’Afrique avec l’Occident.///Article N° : 8516