Le compagnonnage a débuté au milieu des années 70, entre un jeune thésard fougueux et un cinéaste-écrivain à la notoriété déjà établie. Une sensibilité communiste, un idéal panafricain et un béguin pour la pipe ont vite fait de les rapprocher. Professeur titulaire de Lettres (langues et civilisations germaniques) à l’Université Cheikh Anta Diop, critique, ami et confident de l’Aîné des anciens, Maguèye Kassé est bien placé pour à la fois décrypter l’uvre bicéphale de Sembène et parler de l’homme.
J’ai appris auprès de Sembène, la rigueur, l’honnêteté intellectuelle, le sens du devoir, la volonté de ne pas sacrifier ses idées sur l’autel d’un quelconque prestige. Sembène, c’est aussi la fidélité à des principes, un amour viscéral pour l’Afrique. Il n’était pas étroitement nationaliste, mais africaniste, il s’intéressait beaucoup au devenir du continent. Sa vie est faite de combats. Et cela a été une constante chez Sembène. Toute sa vie a été jalonnée de combats depuis Le Docker noir jusqu’à Moolaadé : combat contre l’injustice, contre l’exploitation sur toutes ces formes, combat pour la dignité. Guelwaar le montre bien : il y a un symbolisme du refus de la mendicité, de la paresse, de la compromission.
Sembène, c’était une fidélité sans faille à ses choix. Est-ce que vous pouvez trouver dans ce pays beaucoup de gens qui n’ont pas renié ce qu’ils étaient hier ? Je crois que cela est très important comme message, surtout pour la jeunesse. Parce que nous sommes dans un pays où tout est basé sur l’argent. A cet égard, il faut lire : Niiwam réalisé par Clarence Delgado.
Toute l’uvre de Sembène est traversée par un engagement pour la cause des travailleurs. Son parcours de militant lui est resté jusqu’à la fin. Il me disait : « S’il devait rester un seul communiste sur la terre, ce serait moi ! » Je lui répondais qu’on serait deux alors ! Un engagement se vit de différentes façons. Pour Sembène, c’était dans l’écriture, la création littéraire et artistique. C’était aussi dans ses prises de position sur l’état de l’Afrique au sud du Sahara, sur la question de la gouvernance, du respect des principes moraux et éthiques. Il y a aussi la question du legs colonial. Voilà quelqu’un qui voyait bien les contradictions énormes dans lesquelles l’Afrique (noire) se débattait. Il avait pris le parti de l’éducation, de la sensibilisation, pour faire prendre conscience des nombreuses difficultés qui assaillent nos sociétés. Sembène nous a laissé des uvres dans lesquelles nous pouvons lire les lignes de force qui traversent nos sociétés, et à partir de quoi nous pouvons bâtir un monde nouveau.
J’ai montré dans un article à quel point Sembène avait raison d’aller, non pas dans le sens de Zola, mais plutôt dans le sens de Balzac. Zola décrit bien la condition de la classe ouvrière, alors que Balzac, lui, va au fond des choses : il décrit le processus par lequel l’aliénation se fait par l’argent. Niwaam décrit l’influence de l’argent dans nos sociétés. Le Père Goriot ne porte pas seulement sur l’argent mais aussi sa fonction sociale, la fonction destructrice de l’argent dans nos rapports sociaux, qui est devenu la valeur cardinale autour de laquelle tourne l’évolution de notre société sénégalaise. C’est toujours l’argent, peu importe la manière dont on l’acquiert ! Ce n’est plus le culte du travail pour avoir de l’argent, mais c’est le culte de l’argent.
Vous savez le rapport à la religion est un rapport purement individuel. Nous avons une société où la religion doit recevoir la sanction de tout le monde. Au nom de quoi ? Si l’on regarde bien, c’est plus de l’hypocrisie qu’autre chose. Ce rapport du croyant à son créateur devrait être un rapport sans intermédiaire. On n’a pas à se justifier devant les autres qu’on est religieux ou qu’on ne l’est pas. Mais ici il faut avoir l’onction de l’entourage, de la société. Le Ceddo n’est pas antinomique à la religion. Il faut revoir le film Ceddo, qui est un hommage au culte du travail, à la liberté, à l’indépendance de l’homme. La religion doit nous aider à être plus indépendants, à être honnêtes. C’est le point de vue que j’ai après avoir regardé plusieurs fois Ceddo et discuté avec Sembène sur ces questions. Ceddo, c’est l’homme du refus, refus de toute aliénation. On peut être musulman sans être aliéné à la société arabe, comme on peut être chrétien sans être aliéné à la culture occidentale. Pourquoi faut-il que nous renoncions à ce qui fait notre être… ?
Le thème de la femme est très riche dans l’uvre de Sembène. Je considère que Sembène a été le premier féministe dans ce pays ; féministe au vrai sens du mot : c’est-à-dire qui a épousé la cause de la femme en disant que les femmes avaient un rôle à jouer, et ce rôle, on ne le leur a pas donné. Il a montré dans ses films, ses romans, la place que la femme occupe dans la société africaine, et aussi l’évolution de cette place dans les sociétés africaines.
Dans la littérature africaine, Sembène est incontournable. Maintenant, il y a beaucoup de choses à faire pour une meilleure appropriation de nos littératures. Il faudrait aussi créer les conditions pour qu’on voie les films de Sembène et le cinéma africain de manière générale. Il y a tout un ensemble de conditions à remplir pour pérenniser la création africaine de façon générale et de façon spécifique la création cinématographique littéraire d’Ousmane Sembène. Il faut amener les Africains à s’approprier le message qui est véhiculé à travers la production, à confronter ses messages avec le vécu quotidien sous toutes ses formes : culturelles, économiques, politiques, etc., pour participer à l’émergence d’un Africain nouveau, qui connaît ses racines, ses traditions dans les éléments les plus positifs, mais qui en même temps est ouvert à la modernité. C’est en cela que l’exception culturelle prônée par la France trouve sa pertinence. Mais aujourd’hui, nous sommes laminés du point de vue de notre participation culturelle, parce qu’il y a de moins en moins de créations authentiquement africaines.
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