À la rencontre de Sembène

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Ma première rencontre avec les films de Sembène eut lieu au milieu des années 80, alors que j’étais en tournée de conférences aux Etats-Unis. J’avais trouvé quelques articles sur Sembène dans Jump Cut, une revue de cinéma engagée de gauche.

Quelques années plus tard, à mon arrivée comme professeur associé pour le Département Radio, Film et Télévision, à Chapel Hill, Caroline du Nord, on me demanda de dispenser un cours sur le cinéma africain. C’était nouveau pour moi, car l’Afrique du Sud était encore enlisée dans les derniers jours de l’apartheid et le boycott culturel n’avait permis qu’un contact très limité avec les réalisateurs africains et leurs œuvres. Le principal canal d’échanges avec des réalisateurs africains était le M-Net All Africa Film Awards et le Festival International du Film de Durban, qui étaient arrivés à attirer quelques films et metteurs en scène africains. M-Net, chaîne de télévision à péage qui commençait à s’ouvrir à l’Afrique, avait décerné à Sembène un prix pour l’ensemble de son œuvre. Mais Sembène avait décliné l’offre, malgré le fait que ce soit Lionel Ngakane, cofondateur du Fespaco, qui présidait le jury.
Mes débuts à l’université de Caroline du Nord en 1990 m’ont donné l’opportunité de vraiment m’intéresser aux films de Sembène. Deux d’entre eux étaient le sujet d’un cours que je devais débuter à peine 10 jours plus tard. La seule confrontation que j’avais eue auparavant avec l’œuvre de Sembène, c’était par le biais des articles de Jump Cut, qui m’avaient profondément déplu. Pour moi, c’était des interprétations américano-centriques déplacées, d’étudiants américains ne comprenant rien à l' »Afrique », à ce que c’était qu’être « Africain » ou à la notion de communautarisme africain. Cette critique de films africains au travers du prisme des subjectivités américaines me dérangeait. Par la suite, j’ai révisé cette position essentialiste et j’accepte aujourd’hui n’importe quelle lecture de n’importe quel film sous n’importe quel angle conceptuel logique. Ce rejet résultait de ma propre expérience de la libération en Afrique du Sud et de la façon dont elle avait été pervertie par des politiciens avides et opportunistes, qui ne s’intéressaient qu’au profit personnel qu’ils pouvaient tirer de leurs nouvelles fonctions. Comme la classe dirigeante corrompue décrite dans Xala, ils reproduisaient sans vergogne les mêmes magouilles, les mêmes comportements, et le peuple se retrouvait sous la coupe de nouvelles hégémonies fâcheusement similaires à celles qu’elles avaient remplacées. De tels cycles récurrents font que les films de Sembène seront toujours d’actualité.
En 1990, j’ai donc vu Xala, Ceddo et Emitai. J’ai tout de suite apprécié Xala, mais les deux autres m’ont paru plus exigeants au niveau historique. Je me suis donc mis en quête des rares analyses qui existaient alors sur le cinéma africain et sur Sembène en particulier. J’ai trouvé un certain nombre d’articles dans Cineaste, Jump Cut, et Framework. J’ai très vite compris que même si je me définissais comme « Africain », ce positionnement ne me garantissait pas pour autant une compréhension rapide et naturelle des films de Sembène. Mon approche des films de Sembène se fit donc (quelle ironie !) au travers du prisme de l’écriture occidentale, exception faite d’un article remarquable de l’Ethiopien exilé Gabriel Teshome (1981). Il s’agissait de contributions de Kindem et Steel (1991) et de deux entretiens avec Sembène (1977, 1983), dans le cadre du livre Questions of Third Cinema, publié par Pines et Willemen (1989).
Cette rapide immersion dans les films de Sembène m’a rappelé mon premier contact avec les théories du cinéma africain et du Third Cinema. C’est Ross Devenish qui avait attiré mon attention sur le sujet vers le milieu des années 70, alors que je venais d’intégrer l’industrie cinématographique à Johannesburg. J’avais travaillé avec Devenish comme ingénieur du son sur l’un de ses films qu’avait produit Athol Fugard et j’avais codirigé un atelier de réalisation avec lui. Devenish m’avait donné des copies des livrets du British Film Institute sur le cinéma algérien. Il a été le premier et le seul réalisateur à me montrer vraiment comment le Third Cinema fonctionnait concrètement. Enseigner les films de Sembène à une classe d’étudiants américains moyens était pour moi un vrai défi, mais ils se sont pris au jeu, et je fus poussé à élargir mes recherches à l’ensemble des cinémas africains. Ce qui ne fut pas du goût de tout le monde : en 2005, l’un de mes éminents collègues déclara à quelques-uns de ses pairs : « le cinéma africain c’est de la camelote, comment peut-on faire cas de Sembène ? ».
Les films de Sembène proposent comme aucun autres une analyse de l’histoire, de la politique, du colonialisme, des conflits ethniques, de la répression et de la résistance. Chaque scène, chaque personnage est à plusieurs niveaux de lecture, le public doit donc être averti et exigeant. Le collègue qui avait traité les films de Sembène de façon aussi cavalière ne possédait sans doute pas les codes esthétiques ou historiques indispensables pour les comprendre, et il ne s’était probablement pas donné la peine de les chercher. Obsédé comme il l’était par la théorie euro-centrique, il ne pouvait pas les réarticuler en termes d’expériences, de philosophies ou de cadres interprétatifs africains. J’ai trouvé des clés de lecture dans le travail de Gabriel et Roy Armes et dans d’autres textes disponibles alors sur le Third Cinema et ses théories. Avec la fin de l’Apartheid qui se profilait, l’Afrique du Sud devait élargir ses centres d’intérêt. Jusqu’alors nous avions été beaucoup trop focalisés sur l’intérieur. Nous avions oublié qu’on se battait aussi pour la démocratie partout en Afrique, voire dans le monde – et pas seulement localement. Bien souvent, le contexte dans lequel nous sommes nous enferme dans une certaine perspective qui nous coupe d’autres points de vue. Peu importe qu’on soit africain ou non : ce qui compte, c’est l’impact que la représentation a sur les particularités des luttes locales dans un contexte global. Les films de Sembène sont on ne peut plus locaux, tout en apportant leur point de vue sur les relations historiques mondiales, en communiquant universellement.
Les films de Sembène ont ainsi une espèce d’intemporalité historique dans un continent où les élites politiques sont souvent les pires ennemis de l’Afrique, et où les découpages coloniaux ont fait des ravages.

Bibliographie
Armes, R. (1987). Third World Film Making and the West. Los Angeles: Univ. of California Press.
Gabriel, T. (1981). « Ceddo », Framework, 38-39.
Gregor, U. (1977). « Interviews With Sembène », Framework, 35-37.
Kindem, G and Steel, M. (1991). « Sembène’s Images of African Women », Jump Cut, no.36, 52-60.
Pines, J and Willeman, P. (1989). Questions of Third Cinema, BFI.
Sembène, O. (1983). « Film Makers Have a Great Responsibility to Our People ». In Georgakas, D and Rubenstien, L (Eds.) The Cineaste Interviews: Lake View Press, 41-52.
Keyan Tomaselli est professeur émérite en culture, communication et médias, à l’université de KwaZulu-Natal, Durban. Il est un des co-éditeurs du Journal of African Cinemas et rédacteur en chef de Critical Arts.
traduit de l’anglais par Marie-Emmanuelle « Maé » Chassaing///Article N° : 8550

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