Kiné, la Nouvelle Femme africaine

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Faat Kiné (2000) est l’anti-Xala (1974), comme si, dans ce film tardif, Sembène avait pris le contre-pied des schémas et de la réflexion qui sous-tendaient son travail antérieur. À tel point qu’on s’interroge sur la raison pour laquelle il semble s’être ainsi écarté de ses positions habituelles. C’est peut-être dû à ce qu’il pense être les exigences d’un programme féministe, son « féminisme de vieil homme » (1) comme je l’ai appelé.

En première lecture, les trames des deux films semblent opposées. Dans Xala, un vieil homme prend une troisième épouse, et cela semble d’autant plus incongru du fait de leurs âges. El Hadj et Adja Awa Astou, sa première femme, sont bien assortis, par l’âge et par la vie qu’ils ont partagée. Ils ont mûri en même temps que l’Afrique devenait indépendante et ils symbolisent le Nouvel Africain : ils sont activistes, anticolonialistes, modernes dans leur engagement pour des causes progressistes et dans leur travail. El Hadj est, comme Sembène lui-même, un organisateur syndical. Adja n’a pas été assujettie par sa religion – sa famille n’est pas intervenue dans le choix de son conjoint. Dans la version originale, elle est censée avoir appartenu à la communauté chrétienne de Gorée. Ils sont l’incarnation du processus qui a fait d’eux les figures d’un âge nouveau : ils ont choisi la voie du futur pour l’Afrique.
Avec sa seconde femme, El Hadj devient arriviste et polygame. Fini le syndicalisme, c’est maintenant un capitaliste assez prospère pour s’offrir un nouveau mariage et entretenir un second foyer. Alors que son premier mariage se caractérisait par une épouse très religieuse avec des enfants studieux et attentifs aux autres, le second présente de bien moindres qualités. La fille aînée de son premier mariage, Rama, se distingue par ses dispositions intellectuelles : son petit ami est progressiste, elle a reçu une éducation universitaire, elle est fière de son pays et possède une certaine culture cinématographique et littéraire. Les enfants du deuxième mariage sont cupides et intéressés. Sa seconde épouse le type même de l’assimilée, pour qui la féminité se résume à être un objet sexuellement attrayant pour son homme, avec une notion de la séduction influencée par la francité. El Hadj la rejoint en affichant sa préférence pour l’eau minérale française et en s’obstinant à parler français à Rama qui préférerait converser en wolof. Et ce n’est pas juste par bilinguisme, puisqu’il ne se plie pas à une alternance qui mettrait les deux langues et les deux cultures sur le même plan, c’est plutôt affaire de pédanterie. Ses vêtements, aussi, sont européens, « Europe » étant synonyme de richesse. Ainsi son premier mariage relève d’une époque où les relations et les valeurs étaient fondées sur la « valeur d’usage » ; le second, corrompu par l’assimilation, appartient à l’ère de la « valeur d’échange », de la marchandisation, du capitalisme tardif.
La troisième épouse marque l’achèvement de sa déchéance dans un fétichisme de marchandise. Comme le note Mulvey, elle fonctionne comme un objet fétiche, au sens marxiste du terme : un produit admirable en tant que faire-valoir pour son propriétaire. Dans la maison où le mariage a lieu se presse la classe des nouveaux riches arrivistes, dont tout – les cadeaux, les vêtements, les paroles, le comportement – transpire la corruption de la nouvelle classe dirigeante. La connexion entre leur rôle symbolique de corrupteurs de la Nouvelle Afrique et leur fonction de représentation fonctionne comme une lecture symptomatique qui leur permet d’évoluer sur un mode parodique, approprié à la forme de critique que l’on attendrait d’un texte moderniste, pré-postmoderne. À la différence du pastiche de Jameson, il s’agit là du vulgaire marxisme d’un réalisme socialiste engagé, dans lequel la caractérisation sert à expliquer les valeurs de classe et les abus du système de classe.
Si ce simple schéma ne suffit pas à expliquer Xala, c’est parce que le recours au wolof, à l’africanité, aux sensibilités locales incarnées dans les habits, la musique et la mise en scène, va au-delà des paramètres idéologiques. Ces éléments sont si persistants qu’ils en arrivent à déplacer la limite de l’horizon idéologique, et même le cadre diégétique. La scène la plus marquante est peut-être celle où les mendiants reviennent en ville après avoir été expulsés par la police. On les voit arriver de ce lieu invisible où ils ont été refoulés, rampant et boitillant sur les collines de sable, jusqu’à la buvette où ils se rassemblent pour déjeuner. Ils parlent de leurs épreuves, et unis par leurs plaisanteries et leur solidarité, ils figurent bien davantage une communauté wolof que des éléments épars d’un sous-prolétariat dans lequel une vision marxiste les enfermerait. S’il s’avère qu’ils étaient chargés de faire payer à El Hadj les crimes qu’il a commis envers eux, envers la communauté du village, envers le passé, envers les espoirs et les luttes de l’Indépendance, ils ont également pour mission de réparer et de reconstituer la communauté, en amendant et en réintégrant le fils prodigue. Ce serait un message bien lourd s’il n’était pas traité sur un mode exagérément grinçant. Mais par leur comportement, leurs blagues, leur dégaine, ils font bien davantage que délivrer un message : ils réhabilitent l’école du soir de Sembène par leur ancrage dans la culture des gens de la rue de Dakar qui passent leurs journées et leurs nuits dans la rue à mendier pour survivre.
Ainsi dans Xala, la bourgeoisie s’est laissée corrompre, elle a trahi la confiance sacrée de la lutte et de l’indépendance, elle a généré une société de nantis et de démunis, où les pauvres ont été dépouillés et sont maintenant exploités et maltraités. La rédemption de la société ne peut venir que des pauvres, c’est par eux seuls que les riches peuvent retrouver leur humanité. Cela explique pourquoi même les sympathiques Rama et Adja Astou doivent partager l’humiliation de El Hadj à la fin du film. Eux aussi ont besoin d’être rachetés des péchés de leur classe, auxquels ils ont participé en essayant par exemple de chasser les pauvres de leur superbe maison. Ce que Peter Brooks appelle l’occulte morale du mélodrame fonctionne ici au-delà de l’idéologie pure. Le sens du bien et du mal qui sous-tend l’exigence de justice et d’humanité dépasse les limites d’une analyse fondée sur la classe. C’est ainsi que la parodie, l’humour et la solidarité contenus dans le film nous incitent à adopter un projet de transformation activiste, qui ne saurait se résumer à un credo révolutionnaire de classe. En revenant à l’Afrique, Sembène Ousmane a dû déplacer son combat vers un nouvel habitus, tout en gardant la solidarité de classe vivante.
Avec Faat Kiné, cette notion de solidarité change du tout au tout. En fait, Faat Kiné présente un monde divisé. Dans sa dramatique jeunesse, elle est victime de son père et de deux hommes qui lui font un enfant. Pas une fois elle ne parvient à faire face à la menace que représentent les hommes. Ils détiennent le pouvoir d’abuser d’elle, et face à eux, elle ne peut être qu’une proie. Son père, patriarche de la famille, se conduit comme un monstre brutal quand il lui jette dessus un pot d’eau bouillante en apprenant qu’elle est enceinte hors mariage. Il ne réussit pas à la blesser car sa mère s’interpose, mais c’est cette dernière qui a alors le dos horriblement brûlé par l’eau bouillante. Kiné et sa mère sont finalement chassées par le père. Ce sont les travers du patriarche dévoyé dépeints comme caractéristiques de la vieille Afrique : traditionaliste, pauvre, inculte, vivant dans l’obscurantisme, ignorant du progrès humaniste. C’est la peinture d’une époque où les femmes étaient soumises à la violence des hommes – un tableau remarquablement illustré par les premières œuvres de Sembène, comme Vehi Ciosane et Taw, où la grossesse de la fille ou de la bru accentue leur victimisation.
Dans le mélodrame, la vision manichéenne binaire du bien et du mal fonctionne d’une façon constante et déterministe : on nous montre le portrait misérable d’un ordre injuste, afin de nous conscientiser. Mais de telles représentations ont l’inconvénient de présupposer qu’aussi bien l’auteur que le public ont accès à une vérité que l’infâme père semble ignorer. Son aveuglement est à la hauteur de son pouvoir et il transparaît dans la brutalité de son langage, qui ne lui sert qu’à donner des ordres à sa femme et à sa fille ou à les injurier. Ainsi le père de Taw l’accuse de le voler, et le père de Kiné la jette dehors. De même, le professeur Gaye, qui a sympathisé avec Kiné quand elle était lycéenne, la chasse quand on découvre qu’elle est enceinte. Il ne lui dit qu’un mot : « dehors ». Ce mot se répercute dans le présent lorsque Gaye, déchu de ses responsabilités, est chassé du bureau de Kiné à la station-service.
Après que Kiné a été chassée par Gaye, ce qui l’empêche de finaliser ses études, elle a donc un enfant, puis rencontre un autre homme, Bop, qui la trompe. Il la dépouille de son argent, la met enceinte et s’enfuit du pays. Il est finalement arrêté pour usage de faux papiers et emprisonné. Quand il revient, il semble avoir tout perdu, il est repoussant, misérable, loqueteux.
Bref, les trois hommes de pouvoir liés aux difficultés de Kiné dans le passé sont autant d’exemples des abus et des échecs du patriarcat qui ont marqué à la fois la vieille Afrique et l’Afrique de la transition vers l’indépendance. Étrangement, ils sont tous les trois associés à la pauvreté. La maison du père de Kiné est sombre et particulièrement misérable – comme celles du quartier ou du village selon Sembène. Bop est devenu un sans-abri. Gaye arrive à la fête du diplôme d’Aby et de Djib pour revendiquer ses droits paternels sur Aby, mais quand elle lui demande de l’aider pour ses dépenses universitaires, il est scandalisé et lui répond que sa pension ne suffit même pas à payer la nourriture de ses épouses et de ses enfants, sans parler de ses frais annexes à elle. Il voit Kiné comme une femme riche, maintenant désirable, susceptible de s’ajouter à son harem. Les trois patriarches ne sont pas riches et puissants, comme El Hadj, ils sont pauvres et pitoyables. Ils manquent non seulement de sens moral, mais aussi de caractère. Bop et Gaye se font tancer par Djib et sont chassés de la fête sous les huées par les jeunes gens et les femmes. Ils sont accusés d’incarner l’incapacité de leur génération à faire avancer le pays.
El Hadj a eu trois femmes et revendique des droits traditionnels, musulmans et patriarcaux sur elles, signes du pouvoir abusif de la nouvelle classe dirigeante africaine. Kiné est victime de trois hommes dans son passé, des hommes qui sont aujourd’hui pauvres, rejetés et répugnants. Le renversement n’est pas seulement générationnel – même la mère de Kiné est maintenant à la charge de sa fille – mais aussi au niveau du « genre », masculin/féminin. C’est Kiné qui domine les hommes, aussi bien dans ses relations professionnelles que dans sa vie personnelle. Elle chasse Moss, son amant ; elle commande le gros Sanga, son employé, de même que tous les autres hommes qui travaillent pour elle ou qui s’adressent à elle pour différentes raisons. Elle paye le talibé qui vient mendier, participe à l’achat d’un fauteuil roulant pour Pathé, un handicapé assez fort pour tuer deux personnes avec un couteau. Goguenarde, elle éconduit Alpha, propriétaire d’une autre station-service qui la conjure de lui accorder un prêt ; elle se rit des avances du directeur de la banque quand il refuse ses conditions pour un prêt. Toutes les relations que Sembène a pu décrire dans le passé pour poser la femme africaine en victime sont inversées.
L’image qui illustre le mieux ce revirement est celui de Kiné convoyant ses enfants, fumant, tançant ceux qui lui font obstacle. Maintenant que Kiné conduit, maîtrise sa vie et ses relations, elle est considérée comme un homme. La révolution d’hier semble appartenir à un lointain passé, comme l’Afrique d’hier. Les images de la femme accomplie qu’elle incarne n’ont rien à voir avec Rama, la fille « moderne » d’El Hadj, ancien modèle de la femme révolutionnaire, la Sénégalaise nationaliste culturelle. Kiné donne l’aumône, et les subalternes silencieux qui la reçoivent ne se font plus d’illusions sur la création d’une Nouvelle Afrique indépendamment de l’argent. En fait, c’est son patron, l’élégant chef des propriétaires des stations Total, qui congédie Alpha en tant que symbole de la Vieille Afrique. Désormais, ce qui est nouveau a une valeur monétaire. Et Kiné représente ce qui est nouveau, la Nouvelle Afrique, autonome et nantie. Son succès est entièrement assuré par la capacité qu’elle et ses amies femmes ont à consommer les produits mis à leur disposition comme des friandises : consommation excessive, voyages à travers le monde, crème glacée que les riches s’offrent les uns aux autres à l’occasion de leurs fêtes.
Les hommes de l’Afrique contemporaine semblent s’être adaptés à ces nouvelles femmes, à Kiné et ses amies. Même la femme sénégalaise assimilée dont la voiture est arrêtée alors qu’elle tentait de faire passer de faux billets à la station de Kiné, même elle est présentée comme maîtresse de ses relations avec les hommes. La dernière fois qu’on la voit, elle est en train de pousser son mari Blanc français hors du bureau de Kiné. Pour les hommes, on nous propose deux modèles : les ratés, dont font partie les trois patriarches dévoyés ainsi que Moss, l’amant éconduit ; et les chanceux, comme Jean, le doux prétendant catholique de Kiné. Pourtant, même lui est victime de sa vindicte quand il bloque sa voiture par inadvertance. Elle le prend à partie grossièrement « tu t’en fiches de me faire perdre du temps et de l’argent pendant que tu t’occupes de tes propres affaires ». Et tout ce qu’il peut faire, c’est secouer la tête en disant « Kiné ! ». Dans le dernier plan du film, on voit les orteils de Kiné frétiller de plaisir tandis qu’elle ordonne à Jean, esclave de son plaisir, de la rejoindre.
Pour les héros mâles réels, il existe aussi deux modèles. Ceux du passé – Mandela, Sankara, Lumumba, Nkrumah et Cabral, dont les portraits, clairement mis en avant, ornent les murs de la maison de Kiné. Le deuxième modèle, c’est son propre fils, Djib, alias Prési – ainsi nommé bien sûr d’après le grand cinéaste compatriote de Sembène, Djibril Diop Mambety. C’est un diplômé sûr de lui, sur le point d’entrer à l’université. Bien que plus jeune qu’Aby, c’est lui qui gère leur relation, et il essaie de gérer celle de sa mère avec Jean. C’est lui qui admoneste l’ancienne génération de pères ratés à la fête du diplôme, et qui vante les vertus de sa mère. Paradoxalement, Prési semble rétablir l’honneur de la « Loi du Père » dévoyé par les patriarches, tout comme Jean restitue à Kiné sa place de future épouse. La domination des femmes, dont Kiné et ses deux amies constituent le triumvirat, apparaît ainsi comme un interrègne.
Rien dans les œuvres antérieures de Sembène ne nous avait préparés à cette étrange célébration du privilège de classe, cet étrange renversement « féministe » du pouvoir des hommes, si ce n’est l’interminable série d’hommes anxieux de perdre leur position privilégiée, un thème récurrent dans le cinéma et la littérature de Sembène.
Il nous faut nous pencher sur la question du « genre » (genre littéraire) et du « gender » (genre masculin/féminin) pour tenter de trouver un sens à cette nouvelle position de Sembène. Car si la politique du « gender » est celle du « vieil homme », la politique du « genre » est celle de la Nouvelle Afrique. Et celle-ci a toujours été présente dans l’œuvre de Sembène, de son magistral Bouts de Bois de Dieu à Moolaadé, en passant par Taw et Xala. Je veux parler de l’œuvre de « genre » mineure réalisée sous forme de mélodrame ; la romance familiale du passé, devenant mélodrame dans le présent, et soap opera dans l’avenir. Trois styles de femmes, des films de femmes, des films sur les femmes et leurs luttes, leurs peines, leur façon de surmonter les obstacles, leur sens moral. Quelles que soient ses lacunes, il semble particulièrement approprié que Sembène ait terminé sa carrière avec Moolaadé, et non pas avec Samori. En un sens, il parlait toujours de la Nouvelle Femme ; Kiné devait finir par émerger. Elle était la personnalité dont il avait besoin pour donner du sens aux changements qui surpassaient ce que l’idéologie des mouvements de libération nationale avait pu imaginer. Tout ce dont elle avait besoin, c’était le bon « genre » pour prendre en main sa politique du « gender ».

1. La première fois que j’ai utilisé ce terme, ce que j’avais à l’esprit c’était la notion de la génération de Ngugi, Sembène et Beti, pour qui l’image de la femme qui souffre depuis longtemps, victime de l’oppression patriarcale, devait être contrée par la figure de la femme forte, puissante ou même dominante, assumant désormais les fonctions auparavant occupées uniquement par des hommes. Le problème que j’avais avec cette « solution » est qu’elle n’altérait pas les valeurs et les logocentrismes phallocentriques, dans lesquels le modèle binaire de l’identité de genre est toujours en place, avec des femmes rejoignant le club sans perturber les structures responsables de la domination. Ce qu’il fallait, à mon avis (et que j’ai exprimé plus complètement dans Less Than One and Double), c’était un féminisme radical qui reconfigure les subjectivités, qui les voient se construire, afin d’éviter les limites du sujet unifié, unitaire et la métaphysique de la présence. Bref, j’envisageais une déconstruction du féminisme conventionnel, et non pas sa réforme.traduit de l’anglais (américain) par Marie-Emmanuelle « Maé » Chassaing///Article N° : 8545

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