Huit décennies comptent dans une vie d’homme. Ousmane Sembène a marqué les arts africains de manière indélébile. Il est un monument incontournable du monde des créateurs africains. Il appartient au Sénégal, mais aussi à l’Afrique et au-delà au patrimoine commun de l’humanité. Des hommes comme lui, dont l’uvre est étudiée dans les écoles, lycées et universités de l’univers entier sont les penseurs de l’Afrique nouvelle et les véritables ambassadeurs de leur continent. Grâce à eux, l’Afrique debout, réveillée, est consciente d’elle-même et du monde. Sembène a passé sa vie à secouer les esprits et les curs africains. Il fait partie des pionniers du genre romanesque militant en Afrique. Il est précurseur de la création cinématographique en Afrique. Il est un initiateur de talent. Il est un fondateur de classe exceptionnelle. Il a beaucoup d’héritiers spirituels en Afrique. La critique littéraire et cinématographique a bien des choses à apprendre en approfondissant les recherches sur son uvre. Sembène est un homme d’action et un théoricien. Il est un écrivain qui opère une approche de la réalité avec ses points de vue, sa perspective personnels. C’est la raison pour laquelle, il est fort intéressant de fournir des éclairages sur sa vie et sur ses productions.
Ousmane Sembène a un itinéraire peu banal. Sa vie se déroule comme une intrigue théâtrale, avec ses bonds et ses soubresauts. On penserait à un héros picaresque. Sa biographie donnerait un film captivant. Tout en étant actif, Sembène réfléchit. Il se penche sérieusement sur sa personne, mais aussi sur son pays, son continent et le monde. Il fait des théories sur son art, sur sa société, sur la condition humaine. Son itinéraire et sa théorie sont révélateurs.
Ousmane Sembène naquit le 1er janvier 1923 à Ziguinchor, en Casamance où son père Moussa, monogame, pêcheur lébou originaire de la région de Dakar était allé chercher la fortune. Moussa s’était remarié, ayant divorcé avec la mère de l’auteur. Ousmane Sembène entra tôt dans la vie professionnelle par le métier hérité de pêcheur. Ayant souvent le mal de mer et ne s’entendant pas avec sa marâtre, il fut envoyé à Dakar chez un oncle qui, le jugeant trop turbulent, le rendit à son père. Le jeune Ousmane fut recueilli par son oncle maternel Abdou Rahmane Diop qui fut le premier instituteur à exercer à Marsassoum, en 1922. Il parle ainsi de ces deux hommes : « Mon père, qui était analphabète en français, possédait la nationalité française. C’était un homme assez ouvert. J’ai surtout été élevé par mon oncle qui était érudit aussi bien en arabe qu’en français. Il était profondément religieux et a écrit un certain nombre de documents sur la vie sociale et l’idée de Dieu. Moi, je ne suis plus croyant, je crois seulement en l’homme Mais j’ai gardé de son éducation l’idée qu’il fallait éviter de se laisser « toubabiser » [c’est-à-dire européaniser] » (« Cinéastes d’Afrique noire » in L’Afrique Littéraire et Artistique, 114).
À l’issue de graves démêlés avec un administrateur colonial, l’oncle Abdou perd son emploi ; il s’adonne à l’agriculture et aux travaux sur la religion ; il est décédé en 1935. Un an après cette mort, Ousmane Sembène revient à Dakar. Ayant frappé le Directeur d’école Pierre Péraldi en 1937, il ne peut passer son certificat d’études. Invoquant son âge trop avancé, 13 ans, les responsables des établissements scolaires refusèrent sa réintégration.
Le métier de mécanicien lui servit alors de planche de salut. Le jeune Ousmane devient ensuite maçon en 1938. À l’instar d’une bonne partie de la jeunesse dakaroise, il était féru de cinéma. Le film de Léni Riefenstahl, Les Dieux du stade fut, pour lui, une révélation : cette uvre raconte le triomphe de l’Afro-américain Jesse Owens aux Jeux Olympiques de Munich, sous l’Allemagne hitlérienne : « Il faut dire que ce film était vraiment bien fait. Je me souviens qu’à l’époque il était devenu LE film des jeunes de ma génération. Le hasard a fait qu’aux derniers jeux de Munich j’ai rencontré [
] Jesse Owens et Léni Riefenstahl ! Je les ai remerciés, bien que cette femme ait été du côté nazi et ait cru à la théorie de la race supérieure. Je l’ai mise en face de Jesse Owens et je lui ai serré la main » (L’Afrique Littéraire et Artistique, 115).
En 1938, Sembène suit également des cours du soir. Il eut aussi une crise de mysticisme qui dura jusqu’en 1940 ; il se rasa la tête et s’adonna à la prière. À cette époque, il fréquentait des syndicalistes, une bande de jeunes gens à la réputation douteuse et le vieux conteur Yahi Lalo, grand connaisseur de l’Afrique traditionnelle. En 1942, de son plein gré, il s’engagea dans l’armée, au 6e Régiment d’Artillerie Coloniale sous le numéro matricule 689. Ainsi se rendit-il au Niger, au Tchad, en Afrique du nord et à Baden Baden en Allemagne. Il fut démobilisé en 1946. Le militaire Sembène n’eut pas droit au certificat de bonne conduite. En 1947-1948, il prit part à la grève des cheminots de la Régie des chemins de fer du Dakar-Niger.
Sembène retourna en France en 1948. Il travailla pendant trois mois chez Citroën à Paris. Il alla ensuite à Marseille où, à partir de 1949, il commença sa vie de docker. Cette activité allait de pair avec un réel intérêt accordé à la littérature. La diaspora noire était connue : Claude Mac Kay, Jacques Alexis, Léon Gontran Damas, René Maran, Jacques Roumain. Les écrivains sénégalais étaient lus : Léopold Sédar Senghor, Ousmane Socé Diop, Abdoulaye Sadji, Birago Diop. Sembène lui-même s’est essayé à la poésie et à la peinture. Il fréquentait les membres des Cahiers du Sud et ceux du Théâtre quotidien. Il menait aussi une action syndicale. En 1950, il s’inscrivit au Parti Communiste Français et à son école des cadres. Il visita l’U.R.S.S. (Union des Républiques Socialistes et Soviétiques) en 1957, la Chine Populaire et le Vietnam du nord en 1958 ; il séjourna ensuite dans d’autres pays d’Europe. Ses productions romanesques commencèrent à être connues. Son premier ouvrage, Le Docker noir, parut en 1956. À cause d’un accident à la colonne vertébrale, Sembène mit un terme aux pénibles travaux manuels. Son deuxième livre Ô Pays, mon beau peuple ! sortit en 1957, et son troisième, Les Bouts de bois de Dieu en 1960. Son recueil de nouvelles Voltaïque fut publié en 1961 par la Revue Présence Africaine devenue célèbre dans les cercles littéraires parisiens. À Paris, Sembène rencontrait l’Américain Richard Wright, les Antillais Édouard Glissant, Aimé Césaire, les Français Aragon, Simone de Beauvoir, Jean Paul Sartre, Paul Éluard, Paul Vaillant-Couturier, les Africains Léopold Sédar Senghor, Tchicaya U Tam’si, Alfred Quénum, Mongo Beti, Camara Laye, Bernard Dadié, entre autres. Ses douze années passées à l’extérieur furent fructueuses.
Sembène revint en Afrique en 1960. Au cours d’un périple qui le conduisit au Mali, au Niger, en Côte-d’Ivoire et au Congo, il se rendit compte du peu de diffusion des uvres littéraires africaines alors que le cinéma attirait les foules. Ayant pris conscience du poids de ce moyen audio-visuel, il décida de réaliser des films. Obtenant une bourse de l’U.R.S.S pour 1961-1962, il alla à Moscou où il fut initié à l’art cinématographique par deux grands cinéastes soviétiques, Marc Donskoï et Guérassimov, aux studios Gorki. En 1963, sortirent son roman L’Harmattan et son premier véritable film Borom Sarret. Il faut noter qu’auparavant il a réalisé un court métrage intitulé L’Empire sonhraï. Jean Delmas salue avec émerveillement la genèse du cinéma africain : « Au Festival de Tours, en 1963, surgissait et s’imposait, en vingt minutes de film, le premier cinéaste noir, Ousmane Sembène. Et Borom Sarret n’était pas le vagissement d’un cinéma naissant, mais, d’emblée, une uvre maîtrisée et riche. Riche surtout ». (L’Afrique Littéraire et Artistique, 111).
Le Festival de Tours décerne le prix de la première uvre à Sembène qui, désormais, mène une double carrière d’écrivain et de cinéaste. En 1966, sont publiés Le Mandat et Véhi-Ciosane, et en 1964 réalisé le court métrage Niaye. Le film La Noire de
, qui date de 1966, obtient, cette même année, le prix Jean Vigo, l’Antilope d’argent au Premier Festival Mondial des Arts Nègres tenu au Sénégal et le Tanit d’or aux Journées Cinématographiques de Carthage. Sembène fut en 1967 membre du jury du Festival de Cannes pour les longs métrages ; en juillet 1967, il fut membre du jury du Festival de Moscou pour les courts métrages. En 1968, il est président du jury du Festival Cinématographique de Carthage. Toujours en 1968, il réalise son premier film en couleurs, Le Mandat qui remporte le prix de la critique internationale à Venise. Le scénario du Mandat fut retenu parmi une quarantaine d’autres et bénéficia d’un crédit de 300 000 francs promis par André Malraux. À la fin, Sembène disposa d’un budget de « 140 millions d’anciens francs », et eut « le droit de choisir lui-même son producteur et d’imposer ses propres conditions », ce qui était un contrat « sans précédent dans l’histoire du cinéma africain » (« Cinéma africain : Premiers pas en liberté », in Jeune Afrique, 42). Il fonde une maison de production appelée Domirev, ce qui signifie « Le fils du pays ». Des télévisions occidentales, notamment en Suisse et en France, font appel à Sembène. En 1972, il fait partie des dix cinéastes qui réalisent le film officiel des Jeux Olympiques de Munich. Sembène a été président de l’Association des Cinéastes Sénégalais. Les romans Xala et Le Dernier de l’Empire paraissent respectivement en 1973 et en 1981. Son court métrage Taw réalisé en 1970 pour le compte du National Council of the Christ américain obtient, en 1971, le Lion d’or de Juda, au Festival du Film d’Asmara, en Ethiopie, et en 1972, l’Aigle d’or du United States Council ou Non Technical Events. D’autres romans et films vont suivre ; l’on ne peut les citer tous dans le cadre de cet article. Tout au plus pouvons-nous noter l’adaptation de Xala en 1974 ; et surtout le tournage en diola, autre langue que le wolof, d’Emitaï, en 1971, médaille d’argent au Festival de Moscou de la même année. Ceddo sort en 1976 accompagné d’un scénario complètement écrit en wolof (Ceddo ci waxinu wolof). Notons que Sembène a mené à Dakar, avec sa famille dont un fils métis, une vie tranquille dans une maison construite par lui-même au bord de l’Océan Atlantique. Il a continué de créer jusqu’à la fin de sa vie. Il nous a dit, au cours d’un entretien qui date du 21 août 1982, que la création est, selon sa conception, une question de travail plus que d’inspiration.
Sembène n’en a pas moins subi les foudres de la censure. En 1979, le film Ceddo est interdit au Sénégal par le président Léopold Sédar Senghor qui parle de faute d’orthographe. Selon le président-poète, le terme Ceddo ne s’écrit qu’avec un d. En réalité, la contestation de la gémination permet au pouvoir sénégalais d’éviter de soulever la colère des autorités musulmanes et chrétiennes. En effet,Ceddo est une représentation de la révolte des « animistes » qui refusent de se convertir, au XVIIe siècle, en Afrique de l’Ouest : sont fustigés avec violence et virulence, aussi bien l’implantation des religions révélées considérée comme une invasion qui détruit les structures sociales traditionnelles, que la complicité des chefferies locales. En 1988, bien qu’ayant obtenu le prix spécial du jury au Festival de Venise, Le Camp de Thiaroye est victime de la censure, mais cette fois-ci, en France : le film, qui rend hommage aux tirailleurs sénégalais, dénonce, avec éclat, le massacre des anciens combattants africains de l’armée coloniale française en 1944 au camp militaire de Thiaroye, devenu un lieu de souvenir, non loin de Dakar.
Nonobstant ces obstacles, Sembène s’oriente toujours vers la protestation sociale et le devoir de mémoire. Les écrits que sont Niiwam et Taw (1987) montrent la régression de l’esprit communautaire et les perversions de la vie urbaine fourvoyée. Le film Guelwaar (1992) rappelle l’esprit chevaleresque des preux de l’Afrique d’antan, qui survit dans une Afrique en pleine mutation. Enfin, dans cet esprit, Sembène travaillait sur un scénario grandiose concernant le personnage historique et légendaire de Samory Touré. Et l’on espère que le gouvernement du Sénégal tiendra ses promesses, en finançant une partie de cette production grandiose qui doit être le début de la revalorisation et de la réhabilitation des Grands Hommes de l’Afrique.
Avec Faat Kiné, en 2000, Sembène avait commencé un triptyque filmé sur « l’héroïsme au quotidien », avec deux premiers volets consacrés à la condition de la femme africaine. Le second Moolaadé (2003) traite du thème fort sensible de l’excision : quatre filles fuient l’excision et trouvent refuge auprès de Collé Ardo (une femme jouée par la Malienne Fatoumata Coulibaly) qui leur offre l’hospitalité (le Moolaadé) malgré les pressions de son mari et du village. Avec Moolaadé, Sembène reçoit beaucoup de récompenses en 2004, dont le prix du meilleur film étranger décerné par la critique américaine, le prix Un Certain Regard à Cannes, le prix spécial du jury au Festival International de Marrakech. Rappelons qu’en 2001, il lui a été décerné le prix Harvard Film Archive par l’Université Harvard de Boston.
La reconnaissance de la France officielle n’a pas manqué d’arriver. En effet, le 9 novembre 2006, Sembène a reçu, à la résidence de l’ambassadeur de France à Dakar, les insignes d’officier dans l’ordre de la Légion d’honneur de la République française. Au demeurant, le fils d’Ousmane Sembène et de Mbissine Thérèse Diop a participé à une soirée en hommage au réalisateur par la Cinémathèque française, en 2008.
En effet, Ousmane Sembène est décédé, à l’âge de 84 ans, le 9 juin 2007, à son domicile qui porte le nom de Galle Ceddo à Yoff. Il a été inhumé au cimetière musulman de Yoff.
Ousmane Sembène ne se contente pas de mettre en scène les êtres et les choses du Sénégal. Il réfléchit beaucoup sur sa pratique littéraire et cinématographique. Il se comporte grandement en théoricien du roman et du cinéma africains. À l’occasion de nombreux entretiens et conférences, il s’explique et explique sa position idéologique. Il donne des éclaircissements sur sa conception de l’histoire, des croyances, de la société, de l’art, du cinéma, du réel en général.
Sembène s’est beaucoup interrogé sur le passé africain en particulier, humain en général. Dans L’homme est culture, texte qui date de 1975, il se demande ce qu’il reste du passé glorieux des Incas et des Aztèques par leur architecture et leur urbanisme, des pyramides d’Égypte, de l’empire du Ghana, des royaumes d’Ifé et du Bénin, et des châteaux ou palais royaux dévorés par la forêt asiatique, dans une Asie, une Amérique Latine et une Afrique qui « ont été et sont encore dominées par l’Europe soutenue par la religion chrétienne » (Man is Culture ou L’Homme est culture, 14). Quant à l’Afrique, elle a été d’abord ruinée par l’esclavage qui lui a prélevé ses forces vives, ses jeunes gens sains pendant trois siècles. Cette « période sinistre » caractérisée par une grande « frénésie de barbarie » n’a apporté à l’Afrique que les monocultures du maïs, de l’arachide, du manioc et du cacao, ainsi que les luttes tribales et les scarifications et balafres qui sont les marques du refus d’être déporté : « L’Afrique a payé de son sang l’accumulation primitive du capital au bénéfice de la bourgeoisie européenne » (Man is Culture ou L’Homme est culture, 15). La traite négrière fit place à un second assaut très cruel et qui dura, selon Sembène, de 1885 à 1900. Le système colonial morcela le continent africain, élimina les poches de résistance, fit de certains chefs religieux ou traditionnels de fidèles alliés, créa des cadres ou auxiliaires dociles formés dans des écoles publiques ou confessionnelles ou dans l’armée. L’ordre colonial fait régresser la culture africaine et provoque de profondes fissures dans l’organisation sociale classique : « Au sein des partis politiques, des syndicats, des mouvements démocratiques, les contradictions seront nivelées : castes, chefs religieux, fonctionnaires de l’administration coloniale, soldats de l’armée coloniale, groupes ethniques, hommes et femmes (L’Homme est culture, 20).
Désormais l’Afrique connaît des bouleversements sociaux que le nouvel ordre né après les indépendances arrive difficilement à freiner. On assiste à la désagrégation des familles, des clans et des tribus. L’économie moderne règne. L’ancien mode de vie ne répond plus aux besoins de la jeunesse : « Hier communautaires, vivant de la terre, solidaires face à l’agression des cultures importées, les structures volent en éclats » (L’Homme est culture, 22). Dans ce contexte, Sembène, qui rappelle le rôle de piliers joué par les femmes lors des mouvements de grève de l’époque coloniale, réclame « leur libération » (Propos recueillis par Guy Hennebelle, in Ecran 76, cité par l’auteur, in Emitaï [scénario], 11). Sembène invite les Africains, également, à « ne pas tomber dans le piège politique de la race » : « Haïti, le Libéria sont des témoins et repères politiques qui prouvent que cette race, tout comme une autre, sécrète ses propres poux » (L’Homme est culture, 24). L’opposition progressive entre générations, entre villes et campagnes se greffe sur des conflits qui créent des zones de tempête en Afrique, mais aussi au Sud-Est asiatique et au Moyen Orient, en 1975. L’Afrique des Républiques a généré bien des monstres à leur tête : ce sont les présidents à vie qui s’affublent des titres pompeux de Père de la Nation, Messie, Chef Suprême, Rédempteur ou Guide éclairé. Chacun est maître d’un parti unique, s’arroge le droit de vie et de mort sur les citoyens, et manipule la constitution, les médias et la culture, à sa guise. Ce despotisme affreux entraîne des dérives dangereuses : « Un malaise gigantesque ronge l’Afrique ; on en voit les conséquences dans les hôpitaux psychiatriques, le banditisme, les malversations des fonctionnaires, les coups d’Etat, la prostitution morale et physique » (L’Homme est culture, 23).
L’État et le gouvernement ne sont plus que des machines au service de dirigeants qui ignorent tout simplement le sens de l’humain.
Les êtres humains d’Afrique conservent tout de même leurs croyances. Comme tous les peuples, y compris les Grecs, ils ont leur fétichisme, leur animisme et leurs superstitions : « ils ont tous des objets qui concrétisent leurs croyances » (L’Homme est culture, 14). Ces pratiques ont pu être inconnues des explorateurs, conquérants, ethnologues et autres africanistes. Cette méconnaissance a justifié et absout l’esclavage. Les chrétiens et les musulmans qui ne trouvent pas dans ce spiritualisme de l’auto-protection, ont parlé de paganisme : « Chacun des représentants des religions révélées s’octroiera le droit divin de guider cette race perdue vers la Lumière Divine » (L’Homme est culture, 16). Lorsque Guy Hennebelle lui pose une question sur l’ambiguïté de son attitude dans certains plans d’Emitaï, Sembène répond : « Je respecte tous les croyants mais je pense personnellement que les religions sont des opiums pour les peuples. Je suis marxiste et athée. Je crois effectivement qu’à l’époque de la colonisation les religions ont, dans certains cas, servi de refuge pour les opprimés ou qu’elles ont entretenu la flamme de la résistance. Mais dans mon film, les fétiches sont plutôt du côté de la résignation. Ce sont les femmes, attachées à leur riz, qui résistent vaillamment contre les Français, sans référence à la religion. Ce que je veux dire dans Emitaï entre autres choses, c’est que c’est aux hommes et aux femmes de décider de leur destin, pas aux dieux ». (Ecran 76, in Emitaï [scénario], 11-12)
Dans un entretien accordé à Jeune Afrique en 1979, Sembène est catégorique : « Il faut être vigilant. Un individu qui détient à la fois le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel est capable de tout. [
] Actuellement, les musulmans sont un des piliers centraux du pouvoir de Senghor. À tel point que nos députés sont obligés d’avoir le label du Cheikh marabout pour pouvoir être investis. Même les partis d’opposition composent avec la religion »(Propos recueillis, in Jeune Afrique, 74).
La transformation des forces religieuses en instruments de domination est fustigée. Mais, si Sembène prend ses distances avec l’espérance, il n’en va pas de même avec l’espoir.
Sembène croit à un avenir meilleur pour l’Afrique. Il place cet espoir dans les révolutions rationalistes, fondées notamment sur le marxisme. Rappelant l’action bolchévique de 1917, la guerre de 1939-45, les convulsions de l’Asie, l’entrée dans l’arène politique de la Chine populaire, la victoire du Vietnam sur la France à Dien Bien Phu, le conflit entre la Corée et l’Amérique, les difficultés de l’Angleterre aux Indes, Sembène prédit l’ébranlement de la prétendue suprématie économique et culturelle de l’Europe : « Le continent africain n’est pas épargné. Une idée nouvelle se répand comme une traînée de poudre bénéfique : elle forge les consciences ; c’est le réveil politique » (L’Homme est culture, 19).
Les communautés seront régénérées dans une culture authentique au sein d’une Afrique qui refuse la dépersonnalisation. La conscience nationale remplace la conscience ethnique. Le droit au contrôle des richesses économiques et culturelles des Africains par eux-mêmes naîtra. La jeunesse africaine, qui n’a pas vécu le colonialisme, a de nouveaux modèles qui se nomment Che Guevara, Patrice Lumumba, Malcolm X, Martin Luther King, Amilcar Cabral, sans oublier les autres personnalités de l’Asie, du Moyen-Orient. Une Afrique plutôt socialiste, ne mendiant pas l’amitié et ne sollicitant la pitié d’aucun étranger, nourrissant le politique du culturel, regroupant les ethnies en un seul peuple, n’ayant de sacré que le respect de l’homme, doit germer dans la paix qui est source de lumière dans les curs. Sembène se veut optimiste : « Ce qu’on nomme actuellement bouleversement ou renversement de l’ordre des choses, n’est en fait que le rétablissement en toute équité du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes
la lutte contre toute forme d’injustice, d’individu à individu, de peuple à peuple, de race à race. Un monde meilleur attend nos enfants » (L’Homme est culture, 24).
Pour transmettre ses idées, Sembène s’appuie sur un art.
À ses yeux, la création artistique est d’abord existentielle. L’homme a écrit les plus belles pages de poésie avec sa sueur, sur le sol, avant l’encre et le papier. Pour sa survie, il a créé des mythes qui ont éclairé des zones de sa conscience. Sembène se demande si, en Afrique, l’art est une nourriture spirituelle ou un repère d’identification : « Dans la région du monde dont je suis originaire, l’art n’est pas un élément d’ornement. Le mot Art est inexistant dans le langage des peuples de l’ouest africain. Par contre l’HOMME est le symbole de l’art. Il est lui-même ART. Bon ou mauvais « ART » selon ses actes quotidiens, selon la façon dont la communauté1e perçoit et le juge, en un mot l’homme est la finalité de la vie » (L’Homme est culture, 13).
Il faut, à partir d’une analyse objective, dépoussiérer les mythes et les symboles, faire renaître les langues africaines pour rendre riches les préceptes, adages et maximes. La danse, les chants, le théâtre ressusciteront les valeurs anciennes afin que soient arrachées de la prostration les générations présentes et futures, sans que l’on tombe dans l’égotisme. Des formes d’expression nouvelles conformes aux réalités contemporaines doivent être la démonstration de l’efficience intellectuelle des Négro-africains. La culture est capitale : « La culture, à tous égards, est politique. Ne disons-nous pas qu’elle est l’ensemble des besoins de l’homme, tant matériels que spirituels ? Elle est le trait d’union entre le berceau et la tombe » (L’Homme est culture).
Les Africains sont appelés à s’adapter à un monde moderne où la science et la technologie avancent à pas de géant, au risque d’être dépassés et de rester archaïques.
Les inventions nouvelles sont à maîtriser. Ceci est la raison pour laquelle, Sembène s’est très tôt penché sur le rôle incontournable du cinéma actuellement. Il avait constaté que depuis la naissance du septième art, les pays africains, soumis aux images du cinéma occidental, s’abreuvaient « d’histoires d’une plate stupidité, étrangères à notre vie » ; il fallait absolument réagir : « Pour nous, Africains, le problème cinématographique est aussi important que de construire des hôpitaux, des écoles, donner à manger à nos populations. L’important est pour nous d’avoir notre cinéma, c’est-à-dire de se revoir, de se saisir, de se comprendre soi-même par le miroir de l’écran. [
] Nous [cinéastes africains] voulions, comme nos poètes, nos romanciers, apporter au patrimoine négro-africain et à tous les hommes cet aspect qui manque à l’universel : le vrai visage de l’Afrique » (in P. Vieyra, Sembène Ousmane cinéaste, pp. 165, 166, 173).
Cette déclaration de Sembène dans L’Image cinématographique et la poésie en Afrique, texte écrit pour une intervention orale à la Rencontre internationale des Poètes, à Berlin, du 22 au 27 septembre 1964, sonne comme une profession de foi. Sembène a aussi l’intention d’illustrer la résistance anti-colonialiste et de tourner des films à la gloire des héros africains comme Samory Touré. Il ne prétend pas s’enfermer dans un cinéma social, même s’il a décidé de faire des films pour atteindre les grandes masses qui n’auront pas accès à ses livres. Il veut parler à celles-ci, lutter contre l’analphabétisme, sans pour autant négliger les films d’amour. Sembène se dit membre d’un mouvement cinématographique qui a une orientation politico-esthétique nette : « Je crois qu’il faut attaquer et dénoncer les régimes en place mais je n’ai jamais été d’accord pour faire du cinéma de pancartes avec des slogans creux (
). Je conçois mes films comme des introductions à la compréhension d’un univers qu’il s’agit de transformer » (Ecran 76, in Emitaï [scénario], 11).
Sembène manifeste par cette affirmation à la fois son inspiration réaliste et son aspiration à la création de mythes nouveaux qui feront avancer les Africains. Démonter les mécanismes d’un univers à corriger et inventer un monde digne de l’homme africain fondent une véritable poétique littéraire et cinématographique sénégalaise en particulier, et africaine en général : Ousmane Sembène allie l’éthique et l’esthétique dans une théorie et une pratique qui marquent d’une manière indélébile l’histoire littéraire et cinématographique de l’Afrique.
Dans ses uvres romanesques et cinématographiques, Ousmane Sembène essaie de traiter des choses et des êtres dans leur totalité. Cependant des lignes de force se dessinent. Sur le plan temporel, il évoque les époques précoloniale, coloniale et des indépendances. L’espace qu’il traite se circonscrit généralement dans les limites du Sénégal actuel. Mais, le cadre, la société, les individus entrent dans un processus de création qui, au-delà de la peinture réaliste, les transforme en symboles.
La description de l’univers sénégalais chez Sembène dépasse la simple démarche archéologique. Les personnages sont étroitement liés à un environnement constitué par les villes, les campagnes et les éléments qu’elles contiennent ; cette géographie complète l’image que l’auteur nous livre d’eux. La représentation romanesque et filmée du Sénégal n’a pas pour critère principal la ressemblance, mais la signification qui est de l’ordre de l’idéologie. La puissance suggestive des mots, les données tragiques ou lyriques participent à la dramatisation du terroir.
Sembène refuse l’exotisme, mais n’exclut pas les notations pittoresques. L’évocation malicieuse de la faune et de la flore leur confère un pouvoir symbolique. Le kadd, arbre qui a pour originalité de perdre son feuillage pendant la saison des pluies, empêche ainsi les chefs de s’abriter pour regarder les autres travailler (Le Dernier de l’Empire, tome II, 12). Lors d’un affrontement entre les femmes des cheminots en grève et les policiers à Dakar, le geste de la chatte de Ramatoulaye a les dimensions d’une terrible accusation contre l’aveugle répression des troupes coloniales : « elle-même avait sorti ses griffes et crachait des injures » (Les Bouts de bois de Dieu, 125). À côté de l’évocation de ces drames, Sembène chante la beauté des paysages et la clémence du climat en des pages très lyriques. Mais sa vision comporte toujours une valeur psychologique, sociale, politique, historique et philosophique. Phénomène naturel pour les Africains, malgré ses manifestations parfois spectaculaires, le soleil est utilisé par les autorités coloniales pour réprimer la révolte des femmes dans Emitaï. De même la nuit tiède tant attendue, est parfois redoutée. Pendant une nuit « noire comme le fond d’un gouffre » (Ô Pays, mon beau peuple !, 180), Oumar Faye, le héros d’Ô Pays mon beau peuple ! est attiré dans un piège par des colonialistes assassins. Dans le Sénégal indépendant, « la nuit du samedi est sacrée. Elle est culte. Une religion sans damnation ou seule la vie est prêtresse » (Le Dernier de l’Empire, tome II, 41-42). Sembène est sensible également aux couleurs, aux sons et au silence de la brousse dont il note la démesure, l’irrégularité, l’aspect redoutable ou magnifique. L’homme y est enivré par « l’obsédant parfum des lianes fleuries » (Ô Pays, mon beau peuple !, 11), entre autres. Les espaces aquatiques rompent souvent l’homogénéité du paysage. Mais plus que les fleuves, la mer participe aux drames vécus par les personnages. La mer est le témoin du désespoir qui mine Yaye Salimata dont le fils est en prison en France (Le Docker noir, 12). L’eau peut venir du ciel. L’ouragan est un phénomène impressionnant ; on assiste à « l’orchestration [d’une] tourmente » qui fait trembler la terre (Ô Pays, mon beau peuple !, 82-83) et emporte tout sur son passage. Cette nature qui meurtrit l’homme réagit, pour ainsi dire, devant les passions humaines. Lorsque son Président disparaît, le Sénégal est en deuil : un « vent frais, chargé d’eau, gémissait » (Le Dernier de l’Empire, tome I, 139). Par contre, le bonheur des cheminots qui se reposent, est reflété par le paysage complice : le « ciel n’avait plus un nuage » (Les Bouts de bois de Dieu, 126). Donc plus que d’objectivité descriptive, Sembène fait preuve de vérité psychologique.
Les suggestions relatives à la nature sont enrichies par l’évocation des lieux habités. L’action de plusieurs nouvelles, romans ou films se déroulent essentiellement au village : Véhi-Ciosane, Niaye, Emitaï, Ceddo. Le village est constitué de cases, avec un lotissement qui répond à l’alignement par famille et rang, comme dans la tradition. Santhiu-Niaye en est un typique : « Les maisons se couchaient comme une fille frileuse, peureuse, nue, les mains jointes entre les cuisses » (Véhi-Ciosane ou Blanche Genèse, 25). Chez Sembène, le village est porteur de beaucoup de connotations. Il est, par excellence, l’espace du regard. L’il fouille les êtres et les choses. Des regards terriblement indiscrets cherchent à transgresser le silence et le secret de Ngoné War Thiandum, mère éplorée dont la fille est victime de l’inceste, dans Véhi-Ciosane. La place du village est une zone d’ostentation, de combat, de joutes ludiques, politiques, intellectuelles ou physiques. Il en est ainsi dans Ceddo. En dehors de quelques moments de joie idyllique qui rappellent les époques lointaines, le village est un lieu de décadence, de stagnation. La vie y est sclérosée, avec des conventions désuètes. Un événement extraordinaire peut la secouer momentanément. Mais la monotonie et le manque d’excitation l’emportent. À Santhiu-Niaye, le « complet dénuement [
] aveugle les esprits » (Véhi-Ciosane ou Blanche Genèse, 23). Cependant, la modernité gagne du terrain. Les produits nouveaux transforment progressivement les villages qui sont proches des routes. Les automobiles qui s’arrêtent à Keur-Moussa émerveillent les habitants (Véhi-Ciosane, 53). En perdant de plus en plus son visage originel, le village fait son entrée dans le monde moderne, à côté des nouvelles cités.
La ville demeure le lieu privilégié des contradictions de toutes sortes. L’idéologie de Sembène s’y déploie largement dans un processus foncièrement dialectique. L’on sait que les questions relatives à la ville ont beaucoup pesé sur la pensée marxiste. Trois villes sénégalaises sont mises en relief dans l’uvre de Sembène : Saint-Louis dans Le Dernier de l’Empire, Thiès dans Les Bouts de bois de Dieu et surtout et avant tout Dakar dans la plupart des cas. La ville est un espace multiple, ayant un énorme pouvoir imaginaire. Elle présente des constructions qui sont synonymes de progrès, de travail imaginatif, de dépassement, de rationalité et de liberté. La vie se diversifie grâce à la multiplicité des lieux urbains. Le restaurant, le bar, la cafétéria et l’hôtel font triompher l’exhibition, l’excitation, les licences ou le simple épanouissement. Le marché reste le forum populaire. Il est le ventre de la ville, n’ayant pas honte de montrer ses halles bruyantes et ses diverses vulgarités. Il est le lieu de vie sociale des couches humbles. Il satisfait la vue, l’ouïe, l’odorat, et le toucher, avec ses couleurs, ses sons, ses odeurs et ses marchandises très diverses. Le marché a surtout un sens particulier. Des secrets y sont dévoilés. On y flâne, on y a ses caprices. Le marché de Ziguinchor est « le lieu chéri des médisances » (Ô Pays, mon beau peuple !, 182). Le marché connaît des moments de violence qui peuvent aller jusqu’aux crimes. Ainsi, dans Les Bouts de bois de Dieu, au marché de Thiès, à la récréation succèdent la colère et la bataille des cheminots grévistes qui affrontent les troupes coloniales. Le marché rejoint l’usine, la gare et les quais dans cet héroïsme dramatique. Ils participent d’une mythologie du prolétariat, caractérisée par le surpeuplement, la détresse, le danger. Les boutiques sont, pour leur part, des bazars de pauvres où règnent le persiflage, la malveillance, l’envie et l’exploitation des démunis. La boutique d’Hadramé est appelée le « poulailler » (Les Bouts de bois de Dieu, 77) par les ménagères à cause de son état déplorable et du peu d’humanité de son occupant envers les habitants du quartier.
Le découpage de la ville en zones distinctes est aussi une donnée privilégiée chez Sembène. Il est conféré au quartier une charge sociale incontestable. L’idéologie de Sembène se lie nettement dans l’opposition des quartiers. Ceux-ci sont comme des hémisphères dissemblables, inégaux. Les maladies, les malformations, l’insalubrité, le manque d’hygiène donnent aux quartiers pauvres l’allure d’un enfer. La ville devient un immense dépotoir. Les métaphores suggèrent une vie de vers sales et la fragilité. Le quartier de Santhiaba, à Ziguinchor, offre des « paillotes toujours prêtes à s’écrouler », des « tas d’immondices », « une vie grouillante » (Ô Pays, mon beau peuple !, 32). A Dakar, un incendie quasi démoniaque dévore les « baraques-taudis [
] avec des grondements de joie et des bonds d’allégresse » (Les Bouts de bois de Dieu, 181-182). Les quartiers prolétaires présentent la condition humaine dans ce qu’elle a de plus sinistre. Mais malgré ce triste aspect, ces zones ne manquent pas de chaleureuse animation, à cause du mélange original d’éléments ruraux et urbains. Il n’y a, tout de même pas, beaucoup de choses de commun entre les mendiants et les bourgeois. Dans Xala, en apercevant une bande de miséreux, une fillette de la bourgeoisie dakaroise « poussa un hurlement de frayeur » ; même les chiens « aboyèrent et filèrent » (Xala, 160). En effet, le quartier résidentiel est le versant paradisiaque de la ville. Il respire le calme, l’aisance, le luxe. Pendant la colonisation, tout y est « conçu pour adoucir le séjour » (Ô Pays, mon beau peuple !, 168) du Blanc en Afrique. Les couleurs du « Vatican », quartier des Européens à Thiès, « étaient gaies » ; la vie y « était facile » (Les Bouts du bois de Dieu, 253). Les autorités de la République indépendante protègent le quartier de la bourgeoisie nationale ; y règnent la sécurité, la quiétude bienfaisante et la splendeur ; à Dakar, des « flamboyants bordaient les rues asphaltées. Un calme de premier matin du monde enveloppait ce secteur » (Xala, 24) où, nonchalants, par paires, déambulaient les policiers. Ainsi les lieux de la ville ont leur face propre. Le passage d’un quartier à un autre peut signifier une déchéance ou une promotion. Dans tous les cas, la ville, dans sa globalité, participe à la dramatisation. Elle est source de tragédie et de mort, de poésie et de vie. Elle est répugnante ; elle est charmeuse. C’est une force dynamique, aux propriétés nombreuses, qui transforme tout ce qu’elle touche. Une métaphore marine fait de Dakar un océan où déferlent les gens qui se bousculent et se heurtent, et où les possibilités sont multiples et multiformes : « une eau potable contenue cherchait à se vider dans un autre bassin plus propre » (Le Mandat, 125). La ville est souvent personnifiée. Dès que fut appris l’assassinat d’Oumar Faye, le « pouls de la ville [de Ziguinchor]avait cessé de battre. Une grande douleur la marquait » (Ô Pays, mon beau peuple !, 184). Aussi bien que la description, le récit donne une dimension dramatique à la ville. La topographie de Dakar, avec les montées et les descentes, avec comme point de mire le Plateau, a un sens. L’opposition sociale entre les quartiers correspond aux nécessités de la narration romanesque. Les récits de Borom Sarret et du Mandat trouvent, en partie, leur signification sociologique dans les dénivellations de Dakar. Les héros suivent un itinéraire qui donne l’impression que Dakar est une rue interminable. La rue apparaît comme l’espace des aventures, de la représentation, du palabre, des cérémonies et des manifestations des masses en colère. Les objets, les monuments, les maisons, les palais, les édifices publics et privés, les lieux de culte, mosquées et églises, contribuent à la fermentation des esprits, à l’effervescence sociale dans la ville.
Chez Sembène, l’espace utopique ne domine pas. Les lieux, ruraux ou urbains, sont surtout à l’origine d’une satire virulente. Les évocations, les descriptions, les récits ont une résonance sociale, morale. Tout en essayant d’être réaliste, Sembène critique de façon systématique tout ce qui lui paraît corrompu, décevant et néfaste. Le réel et l’imaginaire s’imbriquent étroitement pour donner un sens à ses fictions.
L’imaginaire d’Ousmane Sembène, pour ce qui est de la société, s’oriente vers le vraisemblable et le mythique. Dans les nouvelles, romans et films de Sembène, l’effet de réel joue un rôle important. On a, en ce moment, l’impression d’un sociologue sénégalais qui présente le produit de ses observations. Mais la dimension mythique remet tout cela en question, dans la mesure où les simplifications ou les amplifications, nées de la satire ou de l’éloge, plongent le lecteur ou le spectateur dans une société cauchemardesque ou de rêve.
Romancier et cinéaste marxiste, Sembène s’intéresse beaucoup aux idées et à l’évolution des murs. Mais dans ses uvres, la vibration dramatique correspond à des moments d’exaltation et de lutte intérieures ou extérieures au personnage. Le choc fracassant des âmes explique l’intensité de la peinture des couches sociales. La bourgeoisie est l’objet d’une véritable charge qui va jusqu’à la caricature. À l’époque coloniale, la classe bourgeoise est constituée essentiellement de notables et de députés qui prétendent détenir les principes moraux bons et vrais ; ils sont parfois des assimilationnistes qui ne veulent pas que le régime colonial soit troublé. Ils ont des attitudes nocives qui provoquent l’indignation des Sénégalais qui ne les considèrent pas comme des parents ou des amis. Un cheminot en grève déclare avec ironie, à propos des députés : « Pour nous, leur mandat est une patente de profiteur » (Les Bouts de bois de Dieu, 198). La bourgeoise commerçante et politique du Sénégal indépendant est l’objet d’une analyse plus approfondie, mais tout aussi impitoyable. Sembène maltraite une classe aisée formée d’affairistes riches, matérialistes, incultes. En fait, ils « n’étaient que des intermédiaires, des commis d’une espèce nouvelle » (Xala, 94), n’ayant pour Dieu que l’argent, et pour loi que le grain. Ignorant la sagesse de l’Afrique éternelle, ils n’ont pour unique amusement que les plaisirs de la chair. El Hadji Abdou Kader Bèye « n’avait pas de riches conversations, fines, délicates et spirituelles » (Xala, 98). Ce type de bourgeois à l’indélicatesse affligeante dont la malfaisance est mise en scène dans Xala rejoint les politiciens pourris dont la bassesse dorée est étalée dans Le Dernier de l’Empire : ce monde étouffant exhibe, avec une grande indécence, ses tares et ses fastes, ayant perdu toute notion des nobles valeurs. Ce sont des arrivistes sans scrupule, vivant de compromissions, dans l’instabilité, la corruption et l’hypocrisie. Dans Le Dernier de l’Empire (tome I), des politiciens mal intentionnés, divisés et menteurs se donnent en spectacle sans pudeur lors des funérailles de Siin, le chauffeur du Président de la République, assassiné dans des circonstances troubles. Le narrateur commente : les « charognards qui planent au-dessus de l’incendie, le font pour leur pitance » (Le Dernier de l’Empire, 226). Sembène n’est pas non plus tendre envers certains intellectuels, acolytes des politiciens. Alassane, rédacteur en chef et directeur du Quotidien national est membre actif du bureau politique du parti au pouvoir (Le Dernier de l’Empire, 202). N’insistant pas trop sur le portrait physique de ces personnages affreux, Sembène met surtout en exergue leur action : ce sont des êtres sans esprit créateur, bousculés par les événements. Ils malmènent leur pays dans Le Dernier de l’Empire, le plongent dans le désordre et le désarroi : cette uvre est une critique acerbe des régimes autoritaires et personnels. Cependant, des hommes de talent et à la forte personnalité, princes chevaleresques comme dans Ceddo ou républicains, incarnent l’idéal. Ils s’élèvent contre la dégradation des murs. Le journaliste-vedette Kad considère « son métier comme un sacerdoce » (Le Dernier de l’Empire, 203). Le procureur Ndaw, « intègre, lucide et très perspicace », « inflexible » rejette le poste de ministre que lui propose le chef d’un gouvernement nuisible, menacé par les militaires, en lui lançant ; « L’esprit d’un peuple est au-dessus des lois » (Le Dernier de l’Empire, tome I, 82-190 et tome II, 53).
Le peuple a une présence remarquable chez Sembène. L’auteur peint les pêcheurs, les paysans, ainsi que le prolétariat des villes. Les paysans sont rarement montrés en train de cultiver leurs champs. Les films comme Emitaï et Ceddo les présentent vigoureux. Les romans nuancent cette impression d’un milieu qui respire la santé. Le paysan est très typé. Dans beaucoup de cas, les précisions qui sont données sur son aspect physique se limitent à son visage. Dans Le Mandat vient à Dakar un vieux paysan à la « figure râpée, usée » et à « l’accent cayorien » (Le Mandat, 144). À part Oumar Faye, pêcheur converti en cultivateur moderne, brisant la tradition familiale dans Ô Pays, mon beau peuple !, les terriens et les hommes de la mer maintiennent un équilibre entre les exigences de l’environnement et leurs propres efforts, en une existence, tant soit peu, sage. Au contraire certains individus du petit peuple des villes sont tout simplement odieux. Dans Le Mandat, explose de colère un photographe véreux « aux dents tartrées de la rouille de gros vin vendu dans tous les estaminets de la Médina » de Dakar (Le Mandat, 163-164). Les agglomérations urbaines sont envahies par les mendiants. Ceux-ci « pullulaient » (Les Bouts de bois de Dieu, 39) au marché de Thiès. Ils symbolisent la dégradation des conditions d’existence dans les bas quartiers. Sembène les utilise de façon presque fantastique pour maudire l’affairiste Bèye à la fin de Xala. Ces nécessiteux n’ont rien à voir avec les domestiques, servantes, gens de maison ou chauffeurs qui souvent demeurent polis, fidèles et dévoués dans l’humilité et la dignité. Quand Bèye est ruiné, il n’a à ses côtés que Modu : « Le chauffeur, homme de cur, ne voulait pas le quitter, fuir le navire [
] qui s’enfonçait » (Xala, 152) ; il ne cesse de donner à son patron des conseils pertinents. Respectueux et loyal, le personnage de Modu démontre que le peuple peut être intelligent, et doté de réelles qualités sociales. Ailleurs, le prolétariat de la civilisation industrielle gronde. Les cheminots et leurs familles forment une sorte d’espèce nouvelle dans Les Bouts de bois de Dieu : ils ont tous « des visages couleur de terre » (Les Bouts de bois de Dieu, 36) à Thiès. Les métaphores les réifient ou les animalisent. Parfois, ils se rassemblent « comme les bêtes d’un troupeau apeuré » (Les Bouts de bois de Dieu, 47). Au « milieu de ce monde de misère », Daouda, surnommé Beaugosse, est l’unique homme « agréable » à regarder (Les Bouts de bois de Dieu, 70). En dehors des périodes de grève, la vie des ouvriers se limite à travailler, manger et faire des enfants ; ils craignent les accidents, les maladies et le chômage. L’on se demande si la vie de la classe ouvrière à Thiès est meilleure que celle des esclaves. Dans Ceddo, des hommes et des femmes sont capturés, attachés, marqués au fer rouge, et nourris de racines. L’ouvrier et l’esclave sont victimes des détenteurs des moyens de production et du pouvoir. Leur existence est une frustration constante. Mais, les cheminots ne sont ni des brigands, ni des criminels ; ils ne s’abandonnent pas au suicide moral et social, malgré leurs dures conditions de travail. Grâce à eux, Sembène dénonce l’exploitation du prolétariat et l’implacable lutte des classes. D’ailleurs, des syndicalistes faisant preuve d’une ferme détermination et d’une maturité politique certaine seront à l’origine d’un avenir meilleur. Ils sont des cerveaux comme le « sérieux, le réfléchi, le calme, le modeste Lahbib » (Les Bouts de bois de Dieu, 278). Par eux, Sembène exprime ses interrogations et son espoir.
Le romancier et cinéaste s’intéresse à d’autres couches comme s’il voulait évoquer la société sénégalaise dans sa totalité. Ceddo présente l’Européen, prêtre ou négociant, à l’époque précoloniale. Le prêtre rêve vainement d’une Afrique complètement chrétienne. Le négociant échange des boissons alcoolisées et des armes à feu contre des esclaves. Pendant la période coloniale et celle des indépendances, les Blancs sont commerçants, administrateurs, militaires, assistants techniques. Le Sénégal reste un terrain d’activité important pour eux, hommes et femmes, jeunes et vieux. Mais les choses ont changé. Adolphe, conseiller personnel du Président de la République, dans le domaine politico-militaire vit d’illusions : « ses pensées se mouvaient au rythme de l’Afrique médiévale, qu’il chérissait. Il abhorrait chez les nouveaux technocrates leur ton de maîtres » (Le Dernier de l’Empire, tome I, 217). L’Européen fait partie du paysage, pour ainsi dire, au même titre que le boutiquier maure, le commerçant libano-syrien. Sembène peint également l’enfance et la jeunesse, chez les bourgeois comme chez le peuple. Il montre le griot dans toutes ses facettes. Les Sénégalais sont vus en famille, dans leur communauté, leurs manifestations sociales, la fête, les coutumes, l’amour, la religion, les métiers, la naissance, le mariage, les funérailles. Même si le clergé, musulman ou chrétien, est l’objet de violentes attaques de la part de Sembène, le sacré pourrait, paradoxalement, être un élément important dans une étude de la composition interne de l’uvre générale du romancier-cinéaste. Celle-ci est organisée en couches spirituelles qui vont de l’expression d’une foi profonde à la révolte métaphysique. L’adhésion marxiste de Sembène implique évidemment une hostilité systématique à la religion. Mais en tant que créateur de talent, il laisse apparaître quelques intuitions du sacré dans son uvre. Emitaï met en scène l’univers des fétiches, Ceddo celui du prêtre et surtout du marabout. Les pratiques magiques, surnaturelles, religieuses, marquent la conception des choses et des êtres. Dans ce monde la femme a une place de choix.
Sembène présente de fortes individualités dans tous les domaines. Parmi elles, de mémorables figures féminines émergent, avec des fonctions et des significations diverses. La jeune fille traditionnelle, préparée à son rôle de future épouse dévouée, corps et âme, est présente. Aïda devait être la promise d’Oumar Faye dans Ô Pays, mon beau peuple !. La jeune fille doit faire preuve de pudeur, de l’art d’accueillir les hommes. Après le mariage, la femme est appelée à se conformer à ces trois piliers : « soumission, docilité et modestie » (Le Dernier de l’Empire, tome II, 19). Ce qu’elle perd en tant qu’épouse, elle le gagne en tant que mère : « Une mère est sacrée pour les Noirs » (Ô Pays, mon beau peuple !, 133). La mère est la gardienne d’un idéal supérieur appuyé sur un fond d’honnêteté et de religion. Elle est un être de devoir et de silence. Chef d’une famille de vingt personnes, Ramatoulaye incarne le courage secret, mais tenace, ayant une conscience aiguë de ses responsabilités ; pour cela, elle n’a pas besoin d’être génitrice : elle n’est « pas de celles qui dilapident leur tendresse » (Les Bouts de bois de Dieu, 124) dans de multiples étreintes d’hommes. La femme est souvent la prolifération de la vie. Elle travaille aussi. Dans Emitaï, elle est dans les rizières, elle pagaie dans les pirogues. Elle est même docker dans Ô Pays, mon beau peuple !. De nouvelles murs ont créé de nouvelles femmes. Oumy N’Doye, qui s’abandonne au plaisir, n’est qu’un corps dans Xala. Ailleurs, la femme a une âme. Agnès refuse de se faire exciser, dans Ô Pays, mon beau peuple !. Djia Umrel Ba et sa belle-fille Fatimata du Dernier de l’Empire sont des modèles d’intelligence et de dynamisme, ayant une grande passion des livres. Certaines femmes sont des combattantes et des militantes qui veulent construire un monde meilleur où elles auront leur part entière. Ceddo, Emitaï, Xala, Le Dernier de l’Empire montrent des femmes en action. La femme devient l’allégorie d’une société en mutation. Dans Les Bouts de bois de Dieu, « les hommes comprirent que ce temps, s’il enfantait d’autres hommes, enfantait aussi d’autres femmes » (Les Bouts de bois de Dieu, 65). La femme n’est pas uniquement un être d’émotion et d’artifice. Elle est une tête pensante dans une société qui évolue.
Ousmane Sembène est ainsi l’historien de sa société. Les couches sociales sont riches dans leur diversité. La vision est signifiante, idéologique surtout. Sembène veut révolutionner la vie sociale. Ses descriptions et ses évocations mettent en question notre façon de percevoir les choses et les êtres.
En conséquence, la vie et l’uvre d’Ousmane Sembène se révèlent d’une très grande richesse. L’homme lui-même est comme un personnage. Il a marqué le vingtième siècle et le début du vingt et unième de sa forte et talentueuse personnalité. Sembène est à la fois une histoire et un tempérament. Il a vécu pleinement sa vie. Il est resté un vieillard vert, pour ainsi dire. Son caractère combatif se reflète dans ses uvres.
Il est clair que les nouvelles, les romans et les films de Sembène ne manquent pas d’envolées lyriques ou mélodramatiques et d’amplifications épiques. Les drames y revêtent une forme atroce, bien que le comique leur fasse perdre parfois leur froideur. La satire réconcilie l’esthétique et l’éthique. Le comique et la caricature sont féroces dans Xala, Le Dernier de l’Empire et Ceddo, par exemple. Le tragique triomphe à tout point de vue dans Emitaï. Sembène le marxiste montre les ravages que provoque la lutte des intérêts, ce qui est en filigrane une vision de lutte des classes. Les couches sociales et les personnes ont leurs chimères, leurs manies, leurs folies. Les contrastes et les oppositions résident aussi bien dans les sentiments que dans les décors. Le fanatisme est dans l’économie, la politique et la religion. Il est évident que des zones de lumière existent au Sénégal. Mais la vision pessimiste semble l’emporter sur la représentation optimiste.
La création des personnages et du pays est vraie à un certain degré. En effet, l’institution du Sénégal en objet esthétique obéit à une logique qui est celle de la vision idéologique et du réalisme mythique. Le pays se différencie au regard du créateur engagé qui prend parti à son égard. L’intentionnalité détermine le mode d’être du Sénégal dans l’uvre romanesque et cinématographique de Sembène. L’écrivain crée un jeu de reflets entre le réel et l’imaginaire qui lui permet d’exprimer ses interrogations passionnées et passionnantes. Ousmane Sembène est incontournable dans le monde du roman et du cinéma africains.
Communications de Sembène Ousmane et entretiens
Man is Culture ou L’homme est culture. Bloomington : Indiana University, African Studies Program, 1979.
Propos recueillis par Guy Hennebelle in Ecran 76, n° 43 ; cité par l’auteur, in Emitaï [scénario]. Paris : MK2 Diffusion et Dakar Filmi Domireew, 1977.
Propos recueillis, in Jeune Afrique, n° 976. Paris : 19 septembre 1979, p. 74.
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LANTHIEZ-SCHWEITZER Marie A., Ousmane Sembène, romancier de l’Afrique émergente, University of British Columbia, 1976 (thèse).
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