Ousmane Sembène ou l’art de se jouer du destin

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Dans les années trente, un adolescent de Ziguinchor fait le désespoir de ses parents. Aux murs froids des salles de classe, il préfère la mangrove, les parties de pêche et les escapades sur les berges du fleuve Casamance. Bagarreur, il n’aime pas les embrouilles. Un certain Paul Peraldi, directeur de l’école Escale, l’apprendra à ses dépens : l’élève est exclu après l’avoir expédié au tapis d’un violent coup de poing à la tête.
Que faire du fils de Moussa Sembène et Ramatoulaye Ndiaye ? Il sait à peine tracer son nom sur une feuille de papier et à vrai dire personne ne le voit devenir commis aux écritures, ce qui était alors une position assez enviable pour un jeune Sénégalais ambitieux. On l’envoie chez un de ses oncles, à Dakar, où il arrive précédé d’une sulfureuse réputation. Mais dans la capitale de l’AOF, il n’a même pas le temps de regretter ses bolongs du Sud. Le cancre a en effet au moins un don : celui d’entendre battre le cœur du réel, de dénicher la vraie vie partout où elle se trouve. S’il y parvient aussi aisément, c’est que déjà il ne se reconnaît qu’un maître : son désir de liberté. Et dans le quartier du Plateau où se concentrent les pulsations urbaines et les contradictions d’une société qui ne voit pas la guerre lui foncer dessus, il y a certes mieux à faire que d’ânonner toute la sainte journée des leçons de calcul et de grammaire à la rue de Thiong. Les plages de Gorée et de l’Anse Bernard sont toutes proches et il y passe le plus clair de son temps à batifoler dans l’eau et à griller du poisson et des fruits de mer. Le « docker noir » se souviendra-t-il, bien des années plus tard sur les quais de La Joliette à Marseille, comme il aimait, enfant, vagabonder entre les ruelles d’un autre port, celui de Dakar ? Dans cet univers sans pitié, les caïds veillent sur leur territoire, putes et marins se font des signes de connivence et l’enfant se délecte du pétillement de mille langues surgissant de bouches inconnues. Là, entre les étals des marchandes de beignets et de cacahuètes, il est dans son monde, il est heureux. Se voulant lui-même un dur, il se saoule du spectacle des muscles bandés, des corps en sueur sous les tricots sales et déchirés, de la poussière et de la fumée. Ces prolétaires pleins de gouaille, à la clope coincée entre les lèvres et aux yeux troubles, comme ils sont différents des petits fonctionnaires instruits, que Sembène voyait trotter comme des chiots derrière leurs maîtres blancs. Toute son œuvre montrera par la suite qu’il a très tôt éprouvé une répulsion instinctive pour « l’évolué ». Il lui est très vite apparu comme une chose à forme humaine, ce larbin en complet veston gris ou beige, aux phrases fleuries et aux manières suaves. Il impressionne tout le monde, le soi-disant civilisé, car il cause bien. Pour Sembène, il est juste méprisable, car sa fausseté pue à plein nez. Sembène a plus de respect pour « l’héroïsme au quotidien » des gens ordinaires, qu’il observe de près en toutes occasions. Du Plateau, il connaît par cœur les moindres recoins. Gambetta. Valmy. Carnot. Le marché Sandaga et la rue Jules Ferry. Autant de lieux aux noms étranges, qu’il arpente nuit et jour. Les bateaux qui croisent au large le font rêver et en particulier, aux dires d’un de ses amis d’enfance, le « Médie II »… Dans l’attente du départ – car ce gamin partira un jour, c’est écrit dans ses yeux vifs et avides de tous les lointains – il rôde autour des salles de cinéma. Les affiches à l’entrée du Plazza ou d’El Malick, tout près du quartier de Rebeuss, lui parlent. Elles lui font pressentir, au-delà de son horizon normal, bien d’autres univers. Ces films, il n’est pas question qu’il les rate. Puisqu’il est sans le sou – il est d’un milieu modeste – il fait le mur, à ses risques et périls. Et de fait il lui arrive souvent d’être pris et malmené par le propriétaire du Rialto, un certain Maurice Jacquin.
En dépit de sa haine viscérale de l’école – ou peut-être grâce à elle ? – Sembène raffole de la lecture. Toujours aussi débrouillard, il se fait des amis chez les commerçants Libano-Syriens du Plateau. Ces gosses de riches l’approvisionnent en Zembla, Miki-le-Ranger et autres bandes dessinées célèbres de l’époque et qu’on appelait d’ailleurs, d’un mot magique, des aventures. (1) Celui qui allait devenir un des plus grands romanciers et cinéastes de son temps s’est ainsi initié à ces deux expressions esthétiques par la resquille. Ce goût de l’effraction sera toujours au cœur de son éthique libertaire. De la même manière, en septembre 1946 il s’embarquera clandestinement pour Marseille à bord du Pasteur… Sembène s’est élevé très haut par le culte de l’effort mais aussi en faisant du passage en force une règle de conduite. Que l’on ne compte pas sur lui pour en éprouver du remords : personne ne doit payer pour ce qui appartient à tous. Il ne faut donc pas s’étonner de le voir devenir un militant actif de la Cgt puis du Parti communiste français peu de temps après son arrivée dans la cité phocéenne.
Il est tentant aujourd’hui de chercher à sublimer son histoire personnelle, compte tenu de tout ce qu’on a fini par en savoir. Certains n’hésitent pas à en proposer une lecture quasi christique. Les souffrances et humiliations endurées ne l’auraient ainsi pas été pour de vrai, car elles étaient de simples moyens vers la réalisation d’une fin supérieure. C’est une façon comme une autre de gérer un désarroi bien naturel face à un parcours aussi peu ordinaire. Sembène a été mécanicien et apprenti maçon à Dakar, tirailleur au 6e Régiment d’Artillerie coloniale dans le désert nigérien, pendant la Seconde guerre mondiale, et docker à Marseille. Avec le recul, on est tenté de s’extasier : « Quelle vie aventureuse ! Il n’a eu qu’à la raconter pour devenir le puissant écrivain que l’on connaît ! » Est-ce vraiment si simple ? La misère à elle seule n’a jamais transformé personne en artiste de génie. Rien ne serait pire que de frustrer Ousmane Sembène des épreuves de ses années marseillaises et dakaroises. Elles lui ont fait connaître l’oppression, la misère et le sentiment de son propre néant. Il n’avait pas choisi d’être en première ligne dans la guerre des autres : pendant dix-huit mois, il a risqué d’y être tué chaque jour ; de même il n’était devenu docker que faute de mieux, car il savait à quel point ce métier était dégradant et pénible. Il n’a d’ailleurs pu cesser de l’exercer qu’à la suite d’une fracture de la colonne vertébrale – dont il a gardé jusqu’à la fin de lourdes séquelles. Il ne s’attendait sans doute pas à une vie de farniente en prenant le chemin de l’exil. Mais il était loin de s’imaginer une existence aussi minable, rue des Dominicaines, parmi la lie de la société marseillaise. Lui le jeune homme fier a dû souvent garder la tête baissée quand tel petit chef lui hurlait des insanités. C’était ça ou crever de faim. Né pour être de ces « hallucinés de l’azur » dont parle Rabemananjara, seul le grand large pouvait contenir son cœur fou : il est resté des années confiné dans un taudis comme un rat dans son trou.
Jusque-là, rien que de très normales anomalies de cette société de classes que Sembène voue aux gémonies : ses camarades dockers et lui – tel Chaïba, l’Algérien, le compagnon de bardée qui a donné son nom à une nouvelle de Voltaïque – souffraient de n’être pas du bon côté de la barrière. Dans le cas de Sembène, il s’agissait aussi de payer au prix fort son rejet d’un certain modèle de réussite sociale, impliquant un renoncement à soi qu’il n’a jamais pu ni supporter ni même comprendre. Raser les murs, acquiescer en toutes circonstances à l’ordre établi, n’avoir jamais son mot à dire, cela revenait pour lui à « vivre comme un tube digestif », selon une expression qu’il utilisera souvent par la suite, avec bonne humeur.
Ousmane Sembène, « un célèbre inconnu » ? L’expression, de toute beauté, est de son biographe. Samba Gadjigo a voulu ainsi souligner le paradoxe – un de plus – d’un homme dont chacun sait tant de choses mais que personne ne peut se targuer de vraiment connaître. En effet, bien avant sa mort en juin 2007, Sembène était devenu une importante figure publique. Les événements les plus marquants de sa vie nous restent aujourd’hui encore aussi familiers que son visage massif et goguenard, son regard rieur, sa pipe et sa casquette. Mais il ne suffit pas de rappeler la singularité de son itinéraire ni même d’en souligner les douloureuses aspérités pour en être quitte avec l’énigme Sembène. Après tout, quelques-uns avant lui – le tirailleur Bakary Diallo par exemple – avaient réussi à se faire un nom en dehors du cercle restreint des élites formatées par l’école coloniale. Mais Sembène est le seul qui, sans être passé par Ponty, Maisons-Alfort ou la Sorbonne, a pu se prévaloir de ce qu’on peut appeler, sans réticence ni moue dubitative, une œuvre tant au cinéma que dans la littérature.
Seule une prodigieuse volonté a pu lui permettre de se jouer ainsi du destin. Il sait en débarquant à Marseille qu’il n’est plus seulement question de grimper le long d’un mur pour s’assurer une place au Rialto. Cela, c’était au propre comme au figuré un jeu d’enfant. Désormais il a presque le choix entre réveiller le grand homme qui sommeille en lui ou se résigner à être une épave humaine. Il s’agit donc de franchir la ligne. C’est une entreprise bien plus périlleuse et complexe que tout ce qu’il avait connu auparavant. Il s’en donne pourtant les moyens, avec l’obstination silencieuse des âmes supérieures. La misère est déjà, à travers les souffrances qu’elle lui inflige, sa meilleure école. Et c’est elle qui lui ordonne dans les moments d’abattement : lève-toi et marche ! Lucide, Sembène sait qu’il a tout à apprendre. Il dévore les livres à la bibliothèque du Parti et s’intéresse au Septième Art au point de faire une brève apparition dans Le rendez-vous des quais du réalisateur communiste Paul Carpita. Plus tard, dans sa quarantième année, il n’hésitera pas à être, sous la férule de Mark Donskoï, le plus vieil étudiant de cinéma de l’Académie Gorki de Moscou. Tout en gardant les yeux ouverts sur le monde, il décrypte patiemment les mécanismes de création des romanciers qui le fascinent : Jack London, Richard Wright, Claude Mac Kay et Émile Zola. (2) D’être occupé à acquérir du savoir ne l’empêche pas de continuer à se battre et de se montrer solidaire de toutes les luttes anticoloniales de l’époque (Guinée dite portugaise, Indochine et Algérie.) D’une formidable énergie, cet émigré décidément pas comme les autres suscite l’admiration de ses camarades. Mais seuls les plus fins, les vrais connaisseurs de l’âme humaine, devinent l’extraordinaire complexité du personnage. Cet ouvrier discipliné, combatif, studieux et en plus venu des colonies, n’est-ce pas trop beau pour être vrai ? Ses mentors ont bien raison de penser parfois que la mariée est, pour ainsi dire, trop belle… Malgré les apparences, Sembène ne peut en effet être réduit à l’image d’Épinal dans laquelle on voudrait l’enfermer un peu trop hâtivement. Il n’est pas seulement le courageux travailleur s’arrachant aux griffes empoisonnées du Capital par la lecture des œuvres complètes de Lénine… Et cette méprise initiale est peut-être une première clef pour comprendre pourquoi rien n’a pu faire sombrer son écriture dans un manichéisme grossier. La puissance créatrice de Sembène s’exprime autant dans sa volonté de dépasser son statut de prolétaire colonisé que par son aptitude à garder intactes son identité et sa sensibilité personnelle. Il a réalisé d’une certaine façon l’idéal de Rabindranath Tagore dont le poème Ekla cha lore (Walk alone, que l’on se permettra ici de traduire librement par Éloge de la solitude) invite l’artiste à être au cœur de la mêlée sociale sans jamais y aliéner son indépendance d’esprit. Cette double exigence – la nécessité de préserver son individualité tout en étant fortement présent au monde – remonte assez loin dans l’expérience de Sembène. Bien avant ses camarades marseillais, ses compagnons de jeux du Plateau avaient été frappés par sa capacité de dédoublement. Ils devinaient derrière le Sembène de tous les jours – exubérant, fouteur de bordel, peut-être un peu fanfaron – un autre Sembène, le vrai sans doute, qui en était l’exact opposé. Celui-là, très secret, prenait la vie au sérieux et, apparemment tendu vers un but, se montrait bien plus désireux de capter les vibrations de l’univers que de s’agenouiller devant un maître d’école. On pouvait aussi pressentir l’autre moi du futur écrivain à la mélancolie qui voilait parfois son regard, à ses silences obstinés et à son goût de la solitude. Peu le croyaient capable d’une opinion personnelle au moment même où il était hanté nuit et jour par de vastes visions. En somme, cachant bien son « Je », il voguait à l’insu de tous, en une dérive maîtrisée, sur ce que Césaire aurait appelé sa « caravelle des lointains intérieurs ». Sur quel rivage voulait-il aborder ? Il n’en avait certes aucune idée. On peut même penser qu’il s’était livré pieds et poings liés à sa propre errance. Sembène Ousmane a dû avoir bien souvent le sentiment que sa vie lui échappait par tous les bouts. Mais il est un point sur lequel il ne s’est jamais montré prêt à céder : le refus d’une existence étriquée. Sa vocation artistique, désir de conquête du monde, est née de cette haine précoce de la médiocrité. De ce point de vue, purement négatif, le singulier parcours de Sembène fut moins un accident qu’un projet.
On a souvent souligné à juste titre la cohérence de son univers romanesque. Elle ne doit pas étonner. Même s’il veille à ce que ses personnages débordent parfois leur position sociale, celle-ci finit toujours par s’avérer déterminante. Isnard le contremaître blanc de la Régie et Doudou l’ajusteur nègre symbolisent deux conceptions du monde et il n’est pas un seul de leurs gestes ou de leurs mots qui n’en témoigne. Il en est de même dans Xala pour Abdel Kader Bèye et son frère le mendiant aveugle incarné, en une éblouissante composition, par Douta Seck. Leur affrontement est celui des principaux acteurs des Indépendances des années soixante. Dans chacun de ces deux cas, Sembène indique clairement son camp. La fameuse scène finale de Xala montre du reste à quel point son parti pris peut être à la fois violent et jubilatoire.
Mais le politically correct, même sous le généreux habillage du réalisme socialiste, n’a jamais suffi à faire de quiconque un bon romancier ou cinéaste. C’est surtout la richesse intérieure de Sembène qui lui a permis de pallier les lacunes de la curieuse doctrine littéraire jdanovienne. Dans un contexte où tout le prédisposait au simplisme, il a réussi à donner à Oumar Faye et Bakayoko mais aussi au « Borom Sarret » et à « La Noire de… » une réelle épaisseur psychologique. Si son œuvre réussit à exprimer avec aisance le meilleur des êtres et leur part la plus ténébreuse, c’est que la perspective humaine n’en est jamais absente. Il lui suffit d’une légère inflexion du récit pour faire entrevoir, derrière les certitudes militantes de Bakayoko, un simple mortel qui doute, le clair-obscur d’une conscience, bien plus en souffrance qu’il ne veut le laisser voir dans la fureur de la bataille. Les Bouts de bois de Dieu c’est, comme chacun sait, une saga de la lutte ouvrière. Mais ce roman serait-il un tel chef-d’œuvre sans quelques personnages apparemment peu décisifs : la vieille Niakoro, Adjibi’dji la fillette à l’esprit si vif, Penda la prostituée ou Sounkaré ? La touche Sembène c’est aussi le choix de réduire au silence le Conseiller blanc de Xala pour souligner son pouvoir occulte. Et le simple fil tendu de Moolaade marque, avec plus de force que des bataillons en armes, l’inviolabilité d’un territoire…
Ousmane Sembène n’oublie toutefois jamais que le vrai justicier est avant tout un chroniqueur et que le simple fait de nommer le monde vaut parfois les plus radicales subversions. Dans ses films comme dans ses romans, il s’attarde pour décrire avec finesse et précision des scènes de la vie quotidienne. Celles-ci peuvent paraître de vaines digressions, parfois intéressantes, sans plus. En fait, bien que situées à la marge du récit, elles lui infusent toute sa sève. Pris en lui-même, chaque détail du tableau reste muet mais l’ensemble est une fresque vivante, sans quoi l’histoire aurait moins d’allure et de rythme. Sembène se livre d’ailleurs à ce jeu avec une telle gourmandise que souvent la peinture de mœurs envahit tout l’espace narratif. Le Mandat, par exemple, est censé brosser le portraitd’une société sénégalaise où « l’honnêteté est un délit ». Pourtant Sembène y instruit, en creux, le procès de la polygamie. Cette institution a tout pour horrifier un marxiste comme lui. Et de fait, il la juge avec sévérité. Mais a-t-on vu avec quelle infinie tendresse il filme le tyran domestique Ibrahima Dieng au milieu de ses deux épouses ? Son déjeuner solitaire, par lequel tout commence, est un grand moment de cinéma. Rien ne nous est épargné : le lavage des mains, les solides bouchées de ceebu jën hâtivement avalées, les arêtes coincées entre ses gencives, le dessert, le « croquage » de cola et surtout ses rots mémorables. Prenant tout son temps, Sembène ne lâche pas Ibrahima Dieng jusqu’au moment où il ressort de la maison, pauvre diable fauché mais majestueux, quasi impérial. Dans l’intervalle, nous l’avons vu se faire masser par sa plus jeune épouse avant de plonger dans un sommeil profond, ponctué de très graves ronflements. Il aura également raté, pour cause de repas trop copieux, sa prière du vendredi sans paraître du reste en faire un drame… On aurait cependant tort de déplorer ici des longueurs : aucun coup de pinceau n’est de trop dans cette description qui révèle surtout la relation privilégiée entre Sembène et son personnage. Le romancier cinéaste n’est pas en quête d’un héros prolétarien « positif ». Le sien n’est pas un Surhomme, il est plutôt un brave type écrasé par les forces aveugles de l’Histoire. Sembène invite Ibrahima Dieng à se regarder dans le miroir, à oser affronter ses faiblesses pour se corriger. Le cinéaste peut le faire en maniant l’humour et l’ironie car il n’est pas dans la position arrogante de celui qui dispense ses lumières à un individu ignare. Non, Ibrahima Dieng est de son cercle d’amis, il est un copain déconneur et avec qui il ne va surtout pas se gêner. Ce côté entre-nous-on-peut-bien-se-dire-la-vérité donne un sens particulier à l’engagement de Sembène. Tirant sa force de l’authenticité d’un vécu, il est aussi un engagement de proximité. Sembène ne parle pas à l’humanité en général mais à des êtres de chair et de sang autour de lui. Il les exhorte à se libérer tout à la fois de leurs chaînes et des pesanteurs parfois criminelles – comme il le montre dans Vehi Ciosane – de leur société. Au fond, ce dialogue entre l’ancien docker et les siens ne nous regarde pas. Loin d’être de ces intellectuels délicats qui disent se mettre au service des opprimés par élégance morale, Sembène ne prétend pas être le porte-parole du peuple : cela aurait signifié qu’il est au-dessus ou en dehors de lui. Et si ses descriptions sont d’une si saisissante vérité, c’est que de Boudody au Vieux Port, en passant par Marsassoum et Teeru Baay Sóogi, des personnes réelles ont précédé dans sa mémoire les personnages de toutes ses oeuvres.
Ce souci de rester au plus près du réel explique d’ailleurs l’absence du fantastique dans une si riche production. Il lui interdit également de se mettre lui-même au centre de sa création. (3) Il importe à cet égard de noter qu’à l’exception de Diaw Falla du Docker noir et d’Oumar Faye d’O pays, mon beau peuple ! très peu de ses héros lui ressemblent. En chacun d’eux on trouvera certes tel ou tel trait de caractère de Sembène, un tic ou une particularité physique mais l’essentiel est toujours pour lui de restituer, avec soin, une dynamique collective, de celle qui donne une allure si épique à son maître livre, Les Bouts de bois de Dieu. On y est aux antipodes des angoisses métaphysiques du quasi désaxé Ahmed Nara de Mudimbe ou de Diouldé, « le jeune homme de sable » de Sassine. Généreux – ou naïf ? – au point de ne voir dans son art qu’un levier du changement social, Sembène considère une certaine littérature existentielle comme un mensonge typiquement petit-bourgeois sur soi-même.
Parti du bas de l’échelle sociale, il a eu la pudeur de ne jamais présenter son ascension comme un exploit. Un autre en aurait fait pendant des années, de livre en film, le récit émerveillé. Il était en vérité plus fier des épreuves que la vie lui avait imposées et de sa capacité à les surmonter que de son statut d’homme célèbre. Même si celui-ci lui a ouvert les portes d’un autre monde, il s’y est toujours comporté en insider, l’observant avec soin pour mieux en dire la lente décomposition.
Lorsque Ousmane Sembène revient au Sénégal en 1960, il n’a plus rien à voir avec le jeune homme qui en était parti une quinzaine d’années plus tôt. On imagine les regards ébahis de la plupart de ses amis du Plateau et la perplexité de ceux qui n’avaient pas deviné qu’il était promis à une destinée exceptionnelle. La France leur a bien changé leur Ousmane, hein ! Il a publié des livres et à ce qu’on raconte il prépare Borom sarret ; il ose tirer à boulets rouges sur l’agrégé de grammaire Sédar Senghor et sur Maître Lamine Guèye « le premier avocat africain ». Il ne respecte même pas nos hommes de Dieu… Serait-il devenu fou là-bas chez les Tubaab, comme le Sarzan de Birago à son retour de la guerre ?
A Dakar, Sembène ne crée pas de parti. Il était déjà membre du PAI et avait implanté à Marseille une section du PAIGC d’Amilcar Cabral. Et de toute façon il n’a jamais fait confiance aux politiciens, quel que soit leur bord. Selon une expression qui lui est chère il « préfère militer à travers [son]art ». Cela ne veut pas dire qu’il va s’enfermer dans sa tour d’ivoire. Le pays connaît une grande effervescence idéologique et il assume une fonction critique dans sa création et dans les médias. Il n’apprécie pas les choix politiques de Senghor et le dit haut et clair. Entre ces deux hommes que tout sépare, les passes d’armes ne sont pas rares et leurs querelles prennent souvent un tour personnel. A l’époque, le journal Afrique-Asie était la Bible des milieux progressistes du Tiers-monde et Sembène s’y fendit un jour d’un court poème au vitriol, « Le prix Nobel cherche son Nègre« . On connaît l’épisode de Ceddo, interdit par Senghor pour manquement à l’orthographe. Il faut aussi se souvenir que Sembène avait lancé avec le linguiste Pathé Diagne le journal Kàddu, voué à la défense des langues nationales du Sénégal.
Mais le plus important reste l’impact très fort de ce retour au pays sur sa production littéraire et cinématographique. Le Dernier de l’Empire est d’une certaine manière son chant du cygne. J’ai été furtivement – et par pur hasard – témoin de la gestation de ce livre. Un vieux compagnon marseillais de Sembène, rentré lui aussi au Sénégal, était en difficulté et nous étions allé, mon frère et moi, demander à l’écrivain de se porter à son secours. Nous sommes arrivés à Gàlle Ceddo au crépuscule et l’homme paraissait heureux d’une journée d’écriture bien remplie. Je l’ai senti à sa gaieté, à son ton badin et à quelques autres petits détails de ce genre. Il était en short kaki et il se dégageait de toute sa personne une impression de sérénité et de force. À un moment donné, il a dit avec un geste significatif vers les feuilles dispersées sur sa table de travail : « Nous autres, nous écrivons, nous écrivons et nous laissons cela ici pour les jeunes ! » Plus tard je saurai qu’il parlait du Dernier de l’Empire. Ambitieux et volumineux roman à clés, ce texte de politique-fiction a probablement déçu les énormes attentes de Sembène. Trop tributaire du contexte de l’époque, l’ouvrage est une sorte de déclaration d’amour de l’auteur à son public sénégalais. Il était, justement, un peu trop dans l’air du temps. Ce temps est vite passé et avec lui une œuvre terriblement datée, où on reconnaît si aisément Léopold Senghor sous les traits de Léon Mignane et où défilent, entre autres, Babacar Bâ, Abdou Diouf et Jean Collin. (4) On peut aussi se demander si, au contraire, Le Dernier de l’Empire n’était pas arrivé avec un léger retard. Rédigé du temps de Senghor, il a été publié peu de temps après son retrait volontaire du pouvoir. Cela a fait perdre au roman son mordant. Il ne rimait plus, littéralement, à rien. Il est donc normal qu’il soit passé inaperçu en dépit de son potentiel explosif.
Au début des années 80, un nouveau cours politique s’annonce et, pour des raisons à élucider, on note l’éloignement progressif de Sembène de la scène publique. Il est vrai que c’est l’époque où il est au sommet de sa gloire. Membre de tous les jurys de cinéma qui comptent, honoré dans le monde entier, il n’en reste pas moins productif et reçoit prix sur prix. Pourtant après ses nombreux voyages, il s’emmure dans le silence à Gàlle Ceddo. A-t-il décidé de se consacrer exclusivement à son art ? Peut-être en a-t-il juste assez de faire semblant de supporter les feux de la rampe. En 1993, il reçoit à Sorano le prix du président de la République du Sénégal pour l’ensemble de son œuvre littéraire. C’était une belle occasion de retrouvailles entre l’artiste et un public qui n’avait jamais cessé de le vénérer. Las, Sembène n’est pas preneur d’effusions sentimentales : au moment où la salle se lève pour l’applaudir, il a disparu depuis longtemps. Accès soudain de timidité ou lassitude ? On aurait toutefois tort de voir dans cette prise de distance un brusque désintérêt pour l’actualité politique. J’ai été très surpris de constater dans cette période, lors de quelques rencontres, que Sembène était pratiquement au courant de tout et qu’il lisait avec une grande attention les titres les plus significatifs de la presse nationale. Le projet sur lequel il a travaillé jusque sur son lit de mort, La Confrérie des rats, devait du reste raconter l’émoi suscité dans un pays imaginaire par… l’assassinat d’un juge. On voit d’ici la mention au générique : « Toute ressemblance avec des faits réels serait une pure coïncidence ». Dommage, on se serait tous bien marrés avant même le début de ce thriller politique !
Samory est un autre film de Sembène que nous ne verrons pas. Pourtant il l’a porté si profond en lui qu’il n’a pas hésité à dire dans les années soixante-dix à un journaliste de Jeune Afrique : « Si je meurs sans avoir réalisé Samory, je vous autorise à écrire qu’Ousmane Sembène a raté sa vie ». Cette forte déclaration montre surtout qu’il considérait Samory comme son grand œuvre. Il m’en a montré le scénario dans son bureau de Gàlle Ceddo. C’était un travail colossal, effectué à partir de patientes et solides recherches et si je me souviens bien, il a longuement parcouru ce jour-là, avec ses croquis, la « Route de la Cola » au temps de l’Almamy… Sur cette route d’ailleurs, se trouvait Dierisso, le village burkinabé où il est allé tourner Moolaadé. Comme par hasard… Il a dû renoncer à faire Samory pour une raison très simple : le cinéma africain, privé de moyens, l’est aussi du droit de choisir et ses sujets et leur traitement. (5)
Samory aurait eu une place de choix dans cette période de sa vie où, à l’écart du tumulte national, Sembène a renoué (Guelwaar et Camp de Thiaroye) avec une vision panafricaine déjà présente dans Les Bouts de bois de Dieu. Moolaade,tourné en dioula au Burkina-Faso avec des acteurs maliens, ivoiriens et burkinabé, poussera jusqu’au bout cette logique.
Ousmane Sembène nous a quittés le 9 juin 2007 sans avoir jamais assigné la moindre limite à son mépris du qu’en-dira-t-on. À quatre-vingt cinq ans il s’habillait comme cela n’est même plus permis dès la quarantaine : blue-jeans, veston de cuir, casquette, etc. Sa mise vestimentaire et sa vivacité physique n’étaient cependant pas destinées chez lui à dissimuler les atteintes, du reste quasi invisibles, de l’âge. Il se sentait si bien dans sa peau qu’il se faisait appeler par dérision l’Aîné des Anciens. Le fait est cependant qu’il a vécu très longtemps en réussissant à préserver sa jeunesse d’esprit. Il y a là quelque chose de magique et peut-être ce miracle est-il précisément celui d’une liberté dont il a choisi, jusqu’à son dernier souffle, d’être l’esclave.

1. Ces deux anecdotes, sur le cinéma et la lecture, sont rapportées par le professeur Samba Gadjigo dans son ouvrage : Ousmane Sembène, une conscience africaine, Éditions Homnisphères, Paris, 2007.
2. Plus tard, au cours d’un entretien que j’eus avec lui pour le mensuel Afrique-Tribune, il relativisera lui-même l’influence de l’auteur de Germinal par un : « Zola, j’étais obligé de me le taper, parce que j’étais au syndicat ! » suivi d’un grand éclat de rire.
3. On notera toutefois une incursion fugace dans Le Dernier de l’Empire, sous sa véritable identité. De même apparaît-il, comme pour se moquer de lui-même, dans nombre de ses films. Ce qui peut aussi être perçu comme une façon de les signer…
4. Un de mes aînés journalistes m’a rapporté que Jean Collin s’est vanté auprès de lui de n’avoir pas fait interdire Le Dernier de l’Empire, ajoutant : « Votre ami Sembène voulait nous pousser à faire la même erreur qu’avec Ceddo. Cette fois-ci on a laissé l’ouvrage en librairie. Résultat : personne ne l’a lu et personne n’en a parlé ». Le plus dur, c’est qu’il a bien eu raison.
5. Faute de volonté politique des États, le cinéma africain existe grâce aux subsides de la Coopération française dont on peut dire aussi qu’elle l’empêche d’exister !
///Article N° : 8514

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