Dans l’un des chapitres de son essai L’homme précaire et la littérature, consacré à l’imaginaire de vérité, André Malraux trace un parallèle suggestif entre le XIIIe siècle et le nôtre. Les deux, nous dit-il, sont des siècles d’images opposées. Le XIIIe siècle était du point de vue de l’image « un cinéma religieux, un monde où statues, images, vitraux, n’imitaient pas ce qu’ils représentaient, formaient le seul monde d’images, et le plus puissant moyen de communication avec le surnaturel. » (1) Quant à notre siècle, il est, par les images télévisuelles, photographiques et cinématographiques qu’elle donne à voir, celui du réalisme. Sembène Ousmane peut (avec toute la fantaisie que me permet mon imagination), être considéré comme un artiste à cheval entre ce XIIIe siècle que décrit Malraux et le nôtre. Avec le XIIIe siècle, il partage l’idée d’utiliser l’image comme unique moyen de communication avec un peuple analphabète. Avec le XXe siècle, il s’inscrit dans la tradition réaliste. Écrivant cela, je ne réduis pas l’uvre cinématographique de Sembène Ousmane au réalisme socialiste comme le prétendent certains. Certes, il y a dans sa démarche une dimension « didactique », qui l’identifie au travail des moines du XIIIème. Mais tel n’est pas mon propos. Le parallèle que j’établis entre lui et les moines du XIIIe siècle se limite à l’utilisation de l’image comme outil de communication.
Pour le reste, le travail de Sembène Ousmane, me semble beaucoup plus complexe, qu’on ne le croit. Ses films qui me touchent, dans lesquels il me semble donner le meilleur de lui-même, ne sont pas ses fresques historiques (Camp de Thiaroye, Ceddo, etc.) mais plutôt ses esquisses poignantes comme Borom Sarret, La Noire de
où il reprend un thème cher à la littérature du XIXe siècle depuis Pouchkine, Gogol et Dostoïevski : celui du petit peuple confronté à l’arrogance des puissants. Même quand il aborde un thème, apparemment, classique : celui de l’opposition tradition/ modernité comme dans Moolaadé, l’intérêt du film ne réside pas au bilan dans cette dualité banale. Il réside dans le fait qu’il combat la tradition par la tradition. L’engagement artistique de Sembène mériterait d’être réinterrogé dans cette perspective.
Ceci posé, revenons à la communication avec le public, qui est au cur du projet littéraire et artistique de Sembène Ousmane. Dans un célèbre article, L’écrivain africain et son public (1969) paru dans la revue Présence Africaine, le Sénégalais notait le fait que l’écrivain était partagé entre son public de cur africain, pour lequel il est censé écrire, et le public de raison européen, son lecteur et acheteur, qui influe sur la production et le pousse parfois à produire de l’exotisme à moindre frais. Récemment encore, le Sud-Africain J. M. Coetzee, prix Nobel de littérature est revenu de manière plus explicite sur la question dans l’un des chapitres de son roman Elisabeth Costello : « Le roman africain n’est pas écrit par des Africains pour des Africains. Il se peut que les romanciers écrivent sur l’Afrique, sur des expériences africaines, mais il me semble que, pendant qu’ils écrivent, ils n’arrêtent pas de loucher vers les étrangers qui les liront. Que cela plaise ou non, ils ont accepté le rôle d’interprète, interprétant l’Afrique pour les lecteurs. Cependant, comment voulez-vous explorer un monde dans toute sa profondeur si en même temps vous devez l’expliquer à des étrangers » (2). Cette question, pourtant centrale dans la production littéraire cinématographique et artistique africaine, a été éludée et continue de l’être par les créateurs africains. Sembène Ousmane est dans le champ littéraire et artistique africain le premier à avoir saisi l’importance de cette dépendance. C’est ici qu’intervient le parallèle que je faisais en ouverture de cet article entre Sembène et le moine du XIIIe siècle. Constatant que son peuple, pour lequel, il était censé écrire n’accédait pas facilement à ses livres, mieux ne pouvait les lire à cause de l’analphabétisme, Sembène Ousmane décide de faire du cinéma.
On notera dans ce choix la lucidité du Sénégalais. En réalité, Sembène Ousmane a vite compris de manière intuitive combien le XXe siècle était le siècle de l’image, et avait par là même détrôné la littérature, particulièrement le roman, qui est une invention du XIXe siècle. Mieux, il avait compris combien l’image désastreuse de l’Afrique dans le monde a été justement véhiculée par l’image (la photo, la bande cinéma). En choisissant le cinéma comme mode d’expression artistique, il décide de combattre l’image par l’image. Cette manière de procéder qui, à première vue ne concerne que le cinéma et la littérature, a aux yeux de Sembène Ousmane des répercussions sociales, politiques et culturelles.
À ce titre, son film Guelwaar, résume le credo de Sembène Ousmane : l’autonomie de l’Afrique. Une autonomie d’abord alimentaire, tant il est vrai qu’un peuple qui ne consomme pas ce qu’il produit n’est pas libre. Dans Guelwaar, il n’est question que d’autosuffisance alimentaire. Mais en réalité ce film est une fable. À partir d’un fait divers macabre : la disparition d’un cadavre, Sembène Ousmane pose la nécessité d’une religion, en tout cas d’une spiritualité africaine. La lutte fratricide que se livrent les musulmans et les chrétiens sénégalais dans ce film résume bien ironiquement la perte d’identité de tout un continent, puisqu’on est ici en face d’un peuple, qui se nourrit grâce à l’aide alimentaire et se structure mentalement à partir des religions musulmanes et chrétiennes. On est ici en face de l’extraversion totale. Or, celle-ci, est, selon l’économiste Samir Amin à l’origine du sous-développement de l’Afrique. Prolongeant la réflexion de Samir Amin et déplaçant le débat de l’économie à l’anthropologie, Paulin Houtondji trouve une similitude structurelle entre le fonctionnement de l’économie africaine et l’activité scientifique africaine, l’extraversion scientifique n’étant qu’un aspect de l’extraversion économique.
Sans être ni économiste ni philosophe, Sembène Ousmane, avec le bon sens paysan qui le caractérise, a de manière intuitive saisi cette extraversion du continent. De ce point de vue, son film Guelwaar peut-être lu comme une uvre testamentaire. Il pose à mon avis avec une grande force la question de l’aliénation. Et on devrait naturellement l’évoquer, l’analyser toujours en parallèle avec Le Docker noir, son premier roman, probablement inspiré de Banjo du Jamaïquain Claude Mckay, où il évoque très tôt la question du plagiat et du vol, qui est une métaphore de l’extraversion littéraire. On le voit, aborder l’uvre de Sembène sans la moindre théorie aura ainsi posé avec acuité la question de la dépendance et de l’aliénation du Continent, une question éminemment actuelle et moderne.
Il urge de le relire, de revisiter son cinéma et surtout de le méditer, si l’on a à cur l’autonomie de l’Afrique.
1. André Malraux, L’Homme précaire et la littérature, Gallimard, 1977.
2. J. M. Coetzee, Elisabeth Costello. Huit leçons, Le Seuil, 2004, p.70///Article N° : 8520