Après plus de trois années de travail, Ousmane Sembène vient de mettre la dernière main à son long métrage Moolade. Ce film est sélectionné pour le festival de Cannes (Un certain regard), présenté à la presse le 14 mai, puis au grand public le 15 mai. Quelques heures après la finition du film, le 11 avril 2004, Ousmane Sembène a bien voulu m’accorder cet entretien à Rabat.
Monsieur Sembène, vous venez de terminer le sous-titrage de votre film Moolade au Centre cinématographique du Maroc, à Rabat. Qu’est-ce que ce film signifie particulièrement pour vous, votre carrière, votre lutte au quotidien ?
Non, je ne sais pas ce que l’objet signifie, le produit fini. Je peux te dire que sur le plan de son contenu, le film est le deuxième d’un triptyque qui, pour moi, incarne l’héroïsme au quotidien. Il se trouve qu’aujourd’hui nous avons trop de guerres en Afrique, surtout au sud du Sahara. Il y a aussi notre vie ; la vie continue après tout ; avec nos actions au quotidien qui ne sont pas retenues par les masses. Les peuples ne les retiennent pas. On veut nous convaincre que nous « végétons » Or, cette lutte souterraine, cette lutte du peuple, semblable aux luttes de tous les autres peuples, c’est ce que moi j’appelle héroïsme au quotidien. Ce sont les héros auxquels aucun pays, aucune nation ne décerne de médailles. On ne leur édifie jamais de statue. Voilà, pour moi, le symbolisme du triptyque qui a commencé avec Faat Kine.
Moolade se déroule en milieu rural, un village symbolique d’une Afrique verte. Cette Afrique, tout en vivant sa vie, est en liaison avec les « autres ». Alors, nous avons quelques éléments extérieurs dont l’arrivée permet à l’Africain une meilleure connaissance de soi. Dans Moolade, sont en conflit deux valeurs. L’une traditionnelle : l’excision des femmes. Elle date de très longtemps. Avant Jésus-Christ, avant Mohamed, du temps d’Hérodote. C’est une tradition. On en a fait une valeur, pour, à mon avis, continuer l’assujettissement des femmes
L’autre valeur, aussi ancienne que l’existence humaine : le droit d’accorder sa protection au plus faible. Quand ces deux valeurs se rencontrent, se croisent, se multiplient, se heurtent, voilà la symbolique de notre société : des éléments modernes ; des éléments qui font partie de notre substrat culturel. Y ajouter ces éléments qui appartiennent à la superstructure, notamment la religion. Voilà dans quel océan baigne ce groupe.
Vous avez dit que Moolade était le plus africain de tous vos films.
Je le dis dans la mesure où, ici, nous sommes dans le substrat culturel africain. Avec évidemment, des éléments venus de l’extérieur. Mais le tout se passe à l’intérieur d’une langue, d’une culture, avec ses métaphores et ses symboles. Nous assistons à l’arrivée de deux éléments extérieurs : l’un c’est un ancien militaire. Il a, au nom de l’humanité, participé à tous les théâtres de paix. L’autre était un exilé en Europe (pour son propre intérêt). C’est le fils du chef de village, le potentat du village. Pour moi, c’est le film le plus africain.
Depuis votre premier roman, « Le Docker noir » (1956) et dont le premier chapitre s’intitule « La Mère », vous avez donné un accent tout particulier à la femme, à l’héroïsme de la femme africaine. Pourquoi cet héroïsme revient-il en leitmotiv dans votre uvre ?
Je pense que l’Afrique est maternelle. L’homme africain est très maternel ; il aime sa mère ; il jure par sa mère. Quand on insulte son père, l’homme peut supporter. Mais s’il est porté atteinte à l’honneur de sa mère, l’homme se sent indigne de vivre s’il ne la défend pas. Selon nos traditions, l’homme n’a aucune valeur intrinsèque ; il reçoit sa valeur de sa mère. Cette conception date d’avant l’Islam : la bonne épouse, la bonne mère, la mère soumise qui sait entretenir mari et famille. La mère contient notre société
Je continue à penser que la société africaine est très maternelle. Peut-être l’avons nous hérité de notre matriarcat avant l’Islam. Cela dit, pour moi, tout homme aime une femme. Nous les aimons. Par ailleurs, plus de 50 % des populations africaines sont des femmes. Plus de la moitié des 800 millions que nous sommes sont des femmes. C’est une force qu’il faut pouvoir mobiliser pour notre développement. Il n’y a personne qui travaille autant que la femme rurale.
Sur les quelque 50 États africains, au moins 38 pratiquent aujourd’hui l’excision. Pourquoi avoir spécialement choisi le Burkina et Djerisso ?
J’aurais pu le faire ailleurs, mais je n’aurais pas eu ce cadre que je cherchais et que je n’ai trouvé qu’ici. Je cherchais simplement un village qui réponde à mon envie de création. Pourquoi ne peindrais-je pas une rose noire ? J’ai fait des milliers de kilomètres. J’ai fait le Burkina, le Mali, la Guinée et la Guinée-Bissau. Mais quand j’ai vu ce village, je me suis dit : voilà le village ! Mais il y a plus : cette mosquée à hérisson au milieu du village, son architecture unique dans la zone soudano-sahélienne. Mais cette architecture, personne d’autre ne nous l’a inspirée ; nous la devons aux termites, aux termitières. Symbole du Moolade. Voila le choix de Djerisso.
Vous avez souvent dit : « Pour moi, la création, c’est comme de la kora. Elle a plusieurs cordes. Je joue comme je l’entends et l’essentiel, c’est que je sois libre. » Quels plaisirs avez-vous goûtés pendant la « production » de Moolade ?
L’expérience n’est pas encore complète. J’ai travaillé avec une équipe venue du Maroc, de Côte d’Ivoire, du Bénin, du Mali, du Burkina, de France et du Sénégal. Maintenant que nous venons de terminer le film, j’attends de voir la réaction de mon peuple à ce film. Après, il ne m’appartiendra plus. Les jouissances, les difficultés, les tribulations et le plaisir que je goûtais pendant sa confection, ces plaisirs-là vont me quitter dès sa première projection. Malgré mon âge, je ne pense qu’au futur et je souhaiterais qu’il soit un film intemporel.
Pourquoi avoir choisi le Maroc pour le travail de postproduction ?
Ce n’est pas ma première expérience marocaine. J’ai déjà fait tout le travail de Faat Kine au Maroc. Montage, sonorisation, etc. Ma fierté c’est de pouvoir dire que Moolade est né sur le continent et du continent. Ça, c’est ma fierté, mon orgueil personnel. Peut-être que je pourrai faire comprendre aux cinéastes africains, aux plus jeunes, que sans sortir du continent nous pouvons créer tout ce dont nous avons besoin. Nous ne sommes pas une terre riche mais nous sommes une terre élue. On nous dit que les premiers hommes sont nés en Afrique et on nous parle de Lucie. On nous parle aussi de l’Égypte. Cheikh Anta Diop, dans son livre que j’approuve, montre que toute civilisation est partie de l’Égypte pharaonique, qui était une civilisation noire. Même l’excision est venue d’une déesse noire. C’est quand Hérodote l’a vue que l’on a pour la première fois parlé de l’excision, au IVe, Ve siècles. Sur ce continent, nous avons les valeurs de l’Égypte, le Zimbabwe, les valeurs nées au Nigeria. Mais alors, quelle est l’origine de cette rupture que nous vivons ? Nous devons nous poser cette question. Non pas pour pleurer sur le passé. Mais je pense que nous pouvons recréer ces valeurs, à partir de chez nous. Je ne parle pas d’exclure les « autres ». Nous pouvons les recevoir. Mais nous habitons ici. Nous avons énormément d’Histoire. C’est notre patrimoine. Il ne s’agit pas de pleurer sur le passé ; il s’agit de nous ressaisir et de nous dire que nous pouvons le faire. Mais c’est un problème mental.
Vous avez été sur le terrain syndical. Vous avez lutté, au port de Marseille, pendant la guerre d’Indochine. Vous avez activement participé à des manifestations contre la guerre d’Algérie et vous étiez dans les rangs pendant la guerre de Corée. Mais pourquoi, à un moment donné de votre parcours, avez-vous décidé d’orienter votre combat sur le plan de la culture, au niveau de l’art ?
Ça, je ne sais pas. Je ne peux pas répondre. Mon père était un simple pécheur ; mon grand-père était un simple pécheur. De toute sa vie, mon père n’a vécu que de la pêche. Il aimait souvent me répéter que lui ne travaillerait jamais pour un Blanc. Il n’a vécu que de pêche. Dans ma famille, je suis le premier à aller à l’école
Oui, mais si à la bibliothèque de la CGT de Marseille, vous avez découvert de grands écrivains. Plus tard, vous-même vous décidez de vous orienter vers l’écriture et plus tard, vers le cinéma
Non, non ! En ce qui concerne l’écriture, c’était au niveau de l’action politique. Parce que dans ces bibliothèques, à l’époque où j’étais jeune, on me parlait de l’Afrique des bananiers, l’Afrique exotique, les bons nègres : l’enfant nègre, l’enfant qui n’est jamais majeur. Moi, je connaissais des histoires dans lesquelles les gens ont lutté, se sont affirmés. Alors, j’ai dit non. Chez moi, ce n’est pas comme ça. Certes, en Afrique il y a des cocotiers, des bananiers ; mais surtout il y a des hommes. Nous ne sommes pas des fourmis. Bon maintenant, pourquoi, comment
Je vous laisse à votre maladie de Freud.
Freud, peut-être oui. Mais je suis convaincu qu’à un moment donné vous avez fait un choix conscient et délibéré de vous orienter vers l’art plutôt que de vous lancer dans la politique !
Ah, la politique ! Oui, mais c’est le choix le plus vide. La culture est politique mais c’est une autre politique. Tu ne fais pas de la culture pour être élu. Tu ne fais pas de la politique pour dire « Je suis. » Avec l’art, on fait de la politique, mais en disant « Nous sommes ». À chaque étape de la vie, le peuple crée sa propre culture. Marque son époque. Et avance ! Alors, quand j’ai découvert la culture, je m’en suis servi dans ce sens-là. Politique
Pas de la politique politicienne, pour être député, chef de cabinet ou autre. Mais pour parler au nom de mon peuple. Et c’est là où je vois une contradiction. En vertu de quoi, toi, tu viens m’interviewer, pour parler de mon travail ? Je ne suis pas élu ; je ne te dois pas de vote. La récompense que tu as, comme artiste, c’est quand les gens viennent t’exprimer leurs encouragements.
En 1975, à l’université d’Indiana, à Bloomington, vous avez donné une conférence intitulée « l’Homme est culture. » Pendant toute cette semaine que j’ai travaillé avec vous, vous étiez toujours à la recherche de, j’allais dire, « le mot juste » pour exprimer ce qui, pour vous, est la culture africaine.
Mais, je parle à qui ? Dans cette zone, il y a ceux qui parlent mandingue mais il a aussi des gens qui ne parlent pas le mandingue, mais qui ont aussi le français. C’est par le mot exact que je vais pouvoir les situer et leur montrer ce qui se passe. Ici, il ne s’agit plus du français académique, de l’anglais académique. C’est plutôt l’usage au quotidien. Peut-être aussi que ce souci pour le mot exact me vient de la littérature ; le souci d’être bien entendu, bien compris.
Vous avez souvent dit que le cinéma est quelque chose de mathématique, contrairement à la littérature. C’est aussi à la fois un art et une industrie. Où en est aujourd’hui le cinéma africain ? Quelle direction prend-il ?
Je ne peux pas vous dire. Mais une certitude : nous allons vers notre réussite. Comment, quand ? Je n’en sais rien ! Le chemin sera-t-il droit, tortueux, des montées, des descentes ? Mais, nous sommes obligés de réussir. Parce que dans ce siècle à venir, tout peuple qui ne peut pas parler de soi est appelé à disparaître. Tout un continent, 800 millions de personnes disparaîtraient ? Non ! Nous ne pouvons pas et nous ne devons pas !
Nous avons fait l’expérience de l’esclavage, de la colonisation ; maintenant, c’est la mondialisation et le néocolonialisme. Le peuple d’Afrique se relève toujours de ses blessures. Ousmane Sembène, qu’est-ce qui fait notre force ?
Je ne sais pas, je ne peux pas le dire. Mais, ce que tu viens de dire, il faut faire très attention. Jusque-là, l’Afrique s’est toujours relevée. Mais, le siècle que nous abordons est le siècle le plus dangereux. L’esclavage a été béni par l’église, accepté par les Européens. On le trouve dans la Bible, le Coran et même dans le Talmud. La colonisation, c’était l’Europe qui se partageait l’Afrique pour ses richesses. Aux 18e et 19e siècles, les Européens se sont rencontrés à plusieurs reprises pour dépecer l’Afrique. La France, l’Italie, l’Angleterre, l’Allemagne s’étaient partagé l’Afrique. Même pendant l’esclavage chacun de ces pays avait sa zone sur le littoral africain. Maintenant, l’Europe est en train de se réunir, de se regrouper. Cette même Europe qui nous a partagés. Cette même France qui, en 1789, parlait de liberté, de droits de l’homme. Pour eux et non pour l’Africain. Ils ont continué à pratiquer l’esclavage, puis la colonisation. Une fois de plus nous nous trouvons enserrés à cause de nos richesses premières dont l’Europe a besoin. Nous sommes, une fois de plus, un enjeu de batailles. Ce qui se pense actuellement en Afrique est encore plus grave. Depuis 1960, les Africains ont tué plus d’Africains que cent ans d’esclavage et de colonisation. Entre Africains. En ce moment on parle de mondialisation ; il suffit de prendre notre zone dite « francophone ». Nos dirigeants, je dis presque tous, ont des maisons en Europe, prêts à se retirer en Europe, au moindre problème dans leur pays. Nous ne sommes pas concernés par la mondialisation ; nous ne sommes même pas à la traîne. Le problème est plus mental qu’économique. Quand les Africains ne peuvent pas échanger entre eux-mêmes, entre pays voisins, là c’est un problème. On parle du marché constitué par l’Union européenne : quelques. 250 millions de personnes. En Afrique nous sommes un marché potentiel de plus de 900 millions ! Les lois de l’économie et de la physique sont les mêmes partout, dans toutes les cultures, toutes les langues.
Depuis 1960, votre combat s’est aussi inscrit au niveau de la réhabilitation de nos langues nationales. Dans les années 70, avec d’autres, vous avez créé Kaddu, un journal en wolof. Tout récemment, Boubacar Boris Diop a publié avec Doomi golo le premier roman en wolof. Au niveau de nos radios privées, les gens font un travail extraordinaire en wolof, pular, soninke, bambara, j’en passe. Si la volonté politique existait aujourd’hui, ne pourrions-nous pas généraliser l’enseignement de nos langues ?
Tu dis « si ». Toi qui es professeur de français, dis-moi ce que signifie « si ». Nos dirigeants ne veulent pas. Imagine un peu qu’au sud du Sahara, une langue africaine devienne langue officielle. La plupart de nos dirigeants ne dirigeraient plus. Ce sont les paysans qui vont diriger car ils ne parlent pas leurs langues maternelles.
Après Faat Kine (2000) et Moolade (2004), quelle est la troisième pièce du triptyque ?
Cette fois-ci, nous sommes en ville : comment nous sommes gouvernés. Le titre de ce prochain film, c’est « La Confrérie des rats ».
///Article N° : 3369