De temps à autre surgit un cinéaste ou écrivain dont le message porte par-delà les générations, par-delà les nations, les races, les clivages raciaux, ethniques et politiques. Ousmane Sembène est de la trempe de ceux-là. Lorsqu’il mourut aux premières heures de 9 juin 2007, il légua à toute une génération d’artistes du monde entier, à deux générations d’Africains, l’héritage d’un homme aguerri au combat pour la dignité et la liberté humaine.
Sembène avait peu de choses sur cette terre à part une âme sensible aux souffrances les plus anodines, les plus quotidiennes, les plus silencieuses. Il possédait peu, à part un engagement indécrottable envers les petites gens, celles qui souffrent des pénuries alimentaires un peu partout en Afrique, du paludisme, du sida, des inondations ou sécheresses, des tracas policiers, celles soumises au bakchich pour faire valoir le plus élémentaire de leurs droits de citoyens. L’homme Sembène était taciturne, fin observateur, excellent comédien. L’artiste Sembène a toujours clamé au monde la nécessité de s’engager dans la cité. Les productions culturelles d’ici et d’ailleurs le fascinaient, les prouesses de l’imagination ancrée dans le réel, la geste des historiens et de certains anthropologues le séduisait. C’était un artiste pour qui l’art ne pouvait être simple exercice de la faculté de créer. Pour lui, c’était d’abord et avant tout un outil servant à négocier les rapports entre colonisé et colonisateur, entre l’ouvrier et son patron, entre l’Africain nouvellement promu au rang de citoyen et les nouveaux dirigeants du pays. Cet art selon lui, reposait et s’abreuvait de l’histoire des petites gens, de la sociologie, des sciences politiques, de l’idéologie. C’est pourquoi les romans et films de Sembène, ses rares poèmes se lisent comme des inventions véridiques de l’Afrique coloniale et postcoloniale, comme des exhortations à une plus grande attention aux couches les plus démunies de la société. En particulier, dans les vingt dernières années de sa vie, ses films (Guelwaar, Moolaadé), ont plaidé la cause de l’enfance dans les villes et villages africains.
Sembène était originaire de la Casamance, cette région sud du Sénégal, peuplée de groupes chrétiens et animistes, et encore rébarbative à l’indivisibilité de l’État sénégalais. C’est là que se passe son film Émitaï (1971). Sembène, le fils de Lébou de la région de la presqu’île du Cap Vert, jamais ne parla les langues de la Casamance, mais en apprécia les religions, les pratiques culturelles différentes des régions urbaines d’où fut originaire son père. La faune dense et quasi mystique qu’il décrit dans Ô pays, mon beau peuple (1957), les traversiers, les fleuves et rivières, la pharmacopée locale semblent référer à cette région du Sénégal. Mais Sembène était aussi un homme dont les envies et les caprices ne souffraient aucun obstacle. Tôt dans sa vie, il affirma sa force de caractère. L’épisode de son renvoi de l’école est bien connu des critiques. Un de ses maîtres, membre de la coloniale et d’origine Corse tenait à ce qu’il chante La Marseillaise en corse. Sembène refusa. S’en suivit une altercation et il gifla M. Peraldi, son instituteur. En situation coloniale, le maître d’école, Blanc de surcroît, avait tous les privilèges. C’est par lui qu’on accédait au savoir, par lui qu’on parlait la langue de « la civilisation », par lui aussi qu’on acquérait les modalités d’intégration dans la modernité. Son corps était tabou pour la foule des colonisés, sa colère foudroyante. Le violenter équivalait à faire un pied de nez à tout le système colonial : Sembène fut renvoyé de l’école. Son père n’en fit pas un scandale et affirma à son fils que d’autres voies que l’école existaient qui lui permettraient de se construire une vie digne et pleine de sens. Sembène-père invita alors son fils à l’accompagner à la pêche sur sa pirogue tous les jours. Sembène racontait que lorsque la pêche était bonne, son aïeul lui laissait partager sa pipe. On comprend alors pourquoi, selon Gadjigo, l’épisode Casamance représente certaines de plus belles années de la jeunesse de Sembène (1). On comprend aussi pourquoi cet homme n’a jamais répugné au travail manuel, pourquoi pour lui et ses personnages la « possession » de la langue française, la connaissance des finesses de la vie parisienne n’exercèrent que peu d’attrait sur lui. Il suffirait pour s’en convaincre de visionner Camp de Thiaroye (1987), d’écouter les tirailleurs de ce film décliner librement leur « pidgin » français. Il suffit pour s’en convaincre de voir comment dans ce film les personnages de Congo et de Niger se construisent leur subjectivité dans cette langue dite « petit nègre ». La vie d’un homme, surtout en situation d’oppression, ne se mesure pas à son raffinement, à son accent ou à ses costumes, mais à sa détermination à affirmer, conquérir et vivre sa liberté.
Ousmane Sembène avait faim d’autres mondes, soif d’autres univers, d’autres perspectives. Il arriva à Dakar à la veille de la seconde guerre mondiale, dans une ville encore sous le coup d’une division de races et de classes et qu’il tentera plus tard de reproduire dans Borom Sarret (1963). Dans cette ville, à cette époque, il connut la faim, le manque d’argent et l’injustice de la situation coloniale. C’est là, dans ce contexte délimité par des conflits de race-langue-ethnie, que Sembène puisa l’ossature de certains de ses personnages les plus célèbres (Diouana, Ibrahima Dieng, El hadji Kader Beye, Aram, Mety, Jom Galle). D’aucuns ont déjà noté le coté rébarbatif de Sembène, mais faire de cette attitude un trait de personnalité traduirait une méconnaissance de l’homme. Sembène vibrait dans la grégarité, la recherchait quotidiennement ; mais c’était un interlocuteur qui répugnait à (et que rebutait) la langue de bois : Ousmane Sembène était fidèle en amitié, plein d’humour et de petites espiègleries. Mais voilà : il protégeait farouchement ce qui lui revenait, ses idées, ses créations, ses acquis, ses amis. C’était, pour reprendre les mots d’un de ses anciens camarades dockers de Marseille : « un camarade formidable, un homme combatif, un adversaire dur » (2).
Le Sembène que j’ai fréquenté pendant une quinzaine d’années raffolait de la culture populaire quotidienne, se passionnait pour la vie des gens ordinaires qui trimaient leurs fins de mois (les travailleurs occasionnels, les chômeurs, hommes ou femmes dans des ménages polygames, les vendeurs de journaux, les handicapés réduits la mendicité, les politiciens véreux et sans envergure). Ces personnages peuplent ses romans et films. Leurs histoires de vie nourrissent la trame de sa créativité. Leurs drames quotidiens alimentent les tragédies qu’il décrit. Il était lecteur fidèle des médias de toutes sortes, et ce qui l’intéressait plus que tout autre chose c’était la page des nouvelles dans la section des « divers ». Le bureau de Sembène, sis d’abord sur la rue Abdoul Karim Bourgi accueillait des gens de toutes sortes, du professeur d’université en quête d’entrevue au marchand de kola ou de café en quête de clients. Il s’y menait du matin au soir des débats sur des questions les plus diverses du pays. Rien n’y était tabou. Parler à cet homme c’était s’inviter à une revue de l’actualité politique et culturelle du pays sur le ton du sarcasme et de l’ironie. Sembène était un fin observateur de la scène politique qui n’hésitait pas à ironiser sur sa situation propre. C’était un homme qui nourrissait une constante méfiance pour tout ce qui se rapportait à l’État. L’éthique lui importait, mais point la moralité. Tel était l’homme que fut Sembène. Sa perte crée un vide immense, mais son héritage – dans des âmes, des consciences – continue de façonner des uvres littéraires et cinématographiques sur le continent et un peu partout dans le monde.
Cette contribution se voudrait à la fois témoignage, critique et hommage pour un homme qui, tout au long de sa vie, privilégia l’expérience par rapport aux mythes et déterminations essentielles. Pourquoi Ousmane Sembène importe-t-il aujourd’hui encore et pour qui ? Comment se fait-il qu’un artiste qui passa le plus clair de son temps à reproduire des schémas manichéens suscite encore des approches théoriques diverses allant du marxisme au post-colonialisme, en passant par le féminisme ? Répondre à ces questions revient à transcender les nombreuses considérations idéologiques dans lesquelles maints critiques ont voulu enfermer l’uvre de Sembène. Le fait est que, pour Sembène, l’art a été un moyen de procéder à une refonte du sujet africain. De la veille des indépendances à la période postcoloniale, une préoccupation déterminante a motivé cet artiste : faire du sujet africain un agent de sa propre histoire, le bâtisseur de ses propres circonstances et le maître de son devenir. L’image particulière de la femme dans l’uvre de cet artiste, image qui fit écrire à Carol Boyd Davies que Sembène occupait une place de choix dans le groupe restreint d’écrivains africains féministes, cette image disons-nous n’est autre que celle d’une agentivité renouvelée, assumée par un sujet qui désormais refuse que son genre sexuel soit utilisé comme justification (piètre du reste) de sa mise au banc de la société. Notre propos va s’ancrer dans le premier roman de Sembène : Le Docker noir (1956).
La carrière littéraire et cinématographique de Sembène couvre toute la période de la traite, celle de la période coloniale et celle non moins turbulente de la période post-coloniale (1960-2007). Sa première uvre parait en 1956, une décennie presque jour pour jour après la fin de la seconde guerre mondiale. Le Docker noir précède de deux ans l’indépendance de la Guinée (1958) et suit deux ans après le début de la guerre d’indépendance d’Algérie qui fut accompagnée de slogans coléreux et particularisants : »L’Algérie est mon pays, l’arabe est ma langue, l’islam est ma religion ». Au même moment, la France se remettait péniblement de la débandade de Dien Bien Phu et de sa défaite aux mains des Viet Minh. Le Général De Gaulle, sentant le vent de revendication se propager au sein des anciennes colonies, décida alors de devancer les élites africaines en leur proposant des négociations accélérées en vue de l’indépendance. Il fallait, pour le président de la Vème République, minimiser le risque d’expansion de la guerre d’Algérie à d’autres colonies à majorité musulmane. Ces événements historiques furent vécus de la manière la plus intense par Sembène, et à en croire ses camarades syndicalistes de Marseille (3), influèrent sur ses premières résolutions et sa sensibilité. Ces actes de rébellion et de pression accrue sur l’ancien colonisateur annonçaient aux yeux du docker que fut Sembène, l’aube d’une ère nouvelle : l’histoire n’allait plus être faite de récits de conquêtes métropolitaines mais des récits de résistance des petites gens écrasées par l’indigénat, la mission civilisatrice et autres inventions enrobées dans le mimétisme colonial. C’était un moment charnière et il fallait que les Africains se montrent à la taille. L’artiste Sembène y consacra une bonne partie de sa carrière.
Ainsi, Le Docker noir se lit comme une autocritique de la condition, du sectarisme et de la passivité de groupes de travailleurs immigrés dans le Marseille des années cinquante. C’est, à l’instar de Cahier d’un retour au pays natal (1939) de Césaire, un registre des faits, gestes, espaces qui déterminent l’agentivité des personnages parqués dans le quartier de Belsunce et trimant de jour comme de nuit au quai de la Joliette. Sembène commence par évoquer les lieux : « En entrant par la rue des dominicaines, dans le petit Harlem marseillais, on aperçoit à gauche sur une petite butte, l’église paroissiale St Théodore que bien des gens désignent encore par le nom des religieux franciscains : l’église des pères Récollets
A quelques pas, un carrefour ; la rue des Petites Maries, qui va vers la gare ; l’artère principale, la rue des Dominicaines, qui se prolonge vers le Boulevard d’Athènes ; une rue transversale qui coupe les deux premières : la rue du Baignoire, ainsi elles forment un triangle autour d’un seul immeuble qui constitue le centre du quartier. » (4)
Ce triangle que Sembène le surnomme « le village » est, malgré les nombreuses rues qui la traversent et qui mènent au dehors, un espace carcéral. Son entrée se fait sous l’il bienfaisant d’une église à peine fréquentée par les locataires de la rue des Dominicaines et sa sortie s’effectue au rythme écrasant des longs quarts de travail au quai de la Joliette. Dans les chambres de l’immeuble ainsi « clôturé », des dockers, migrants de toutes nationalités, reposent des corps meurtris par la charge des bateaux à quai, ou se morfondent de désespoir devant leurs rêves que ne supportent plus leurs corps vieillissant. Celle de Diaw Falla renferme toutes les caractéristiques d’une cellule : le lit en fer, le bidet et le lavabo au pied du lit, une fenêtre qui protège à peine de la clarté du jour, une insalubrité générale. La géographie de cet espace défie celle « trompeusement souriante » que Césaire décrit à son arrivée sur l’île, puisque ne permettant qu’une vie limitée aux fonctions corporelles les plus élémentaires : « Tout seul dans l’unique pièce, il rangeait ses bagages. Une chambre d’hôtel, un lit en fer dans le coin au pied duquel se trouvent un bidet et le lavabo ; dans l’autre angle, une armoire où il ne restait plus qu’une moitié de glace. A côté une table entourée d’un rideau rouge ; sur la toile cirée marquée de brûlures, un réchaud à pétrole recouvert de poussière était posé ; vers la porte une autre table où des livres étaient entassés, deux chaises en osier : tout cela constituait le mobilier. » (5)
Ces espaces proscrivent tout ancrage de longue durée, et, il est vrai que la plupart des dockers de la rue des Dominicaines se concevaient encore comme des travailleurs temporairement installés dans l’Hexagone, le temps de se constituer une « valise » convenable (6). Ces espaces exigus, sertis au milieu d’immeubles d’accès difficile, ôtaient de la vue des habitants de Marseille le spectacle de migrants esseulés, se morfondant sur leur sort. Certains d’entre eux jouissant encore dans la force de l’âge, encore nourris de la force du rêve du retour au pays natal font fi de leurs souffrances quotidiennes, trouvant inutile de se résoudre aux conditions objectives de leur vie dans la ville phocéenne. Ils emplissent valise et malles, se mettent quotidiennement aux nouvelles des amis et parents laissés au « pays », se privent de tout en vue du retour de « l’enfant prodige ». Ceux-là, dans le Docker noir, s’agglutinent quotidiennement aux coins que forment les rues du triangle carcéral, parlent haut des femmes et des enfants laissés « en deçà » de la méditerranée, des maisons à construire, des lettres reçues la veille ou l’avant-veille : « Au loin, en groupe, à la devanture du bar Ferréol, les Noirs palabraient, ne jetant que de temps à autre un regard indifférent sur ce qui se déroulait devant eux. » (7)
Ces hommes hypothèquent leur présent pour un avenir des plus incertain. « Indifférents à ce qui se déroulait devant eux », ils projettent de se construire une histoire dans un lieu autre, un temps échafaudé sur des rêves. Ils se font volontairement aveugles devant les brimades des contremaîtres du quai de la Joliette, remettent à un commerçant de la place le fruit de leur labeur en échange de pacotilles troquées à des prix exorbitants, et exposent leur corps à des accidents ou maladies graves. Ce sont des êtres virtuels vivant un mensonge perpétuel, celui de vouloir s’ancrer dans un espace autre que celui de leur situation présente. Leur vie vacille du silence assourdissant, de l’isolement absolu au bruit retentissant de voix feignant une grégarité naturelle. À ceux-là, le romancier oppose Diaw Falla, un personnage dont les actes, les combats et les expériences permettent de dévoiler les préjugés à l’encontre des travailleurs immigrés, de leur race, leurs langues et leurs coutumes. Diaw est un écrivain en herbe qui se retrouve au banc des accusés pour viol et meurtre d’une femme dont on lui reproche d’avoir volé le manuscrit. La presse locale l’accable de tous les stéréotypes affublés aux noirs dans une France assaillie par les guerres et les revendications coloniales. Diaw est « violent, paresseux, menteur », un beau parleur qui « berne » les femmes, un homme incapable d’une quelconque originalité. Cependant il connaît la ville de Marseille du bout des doigts. Tôt, il s’était engagé dans le syndicat, était devenu délégué syndical et, à ce titre, veillait aux intérêts les plus divers de sa « circonscription ». Contrairement à la majorité de ses congénères, Diaw porte un regard attentif sur tout ce qui se « déroulait devant (lui) » : les fluctuations du marché du travail au quai de la Joliette, la transformation progressive des conditions de travail, les conditions de vie de ses anciens camarades retraités. C’est lui qui informe et exhorte les autres à une plus grande vigilance. De tous, il est connu comme un « camarade formidable » qui répugne à la nostalgie gratuite des retours hypothétiques. Diaw Falla annonce le personnage de Bakayoko dans Les Bouts de bois de Dieu (1960), celui de Guelwaar dans le film éponyme, ou encore celui de Mercenaire dans Moolaadé (2004).
Sous la plume de Gadjigo, Le Docker noir devient une sorte de roman autobiographique où Sembène se sert de prête-noms et de personnages fictifs pour relater ses expériences de vie. En fait, nous pensons qu’il y a plus dans ce roman. C’est, pour nous, un atelier créatif, une sorte de fresque expérimentale où paraissent en filigrane une typologie des personnages principaux que nous retrouverons dans les romans et films de Sembène. Un personnage en particulier émerge de ce texte : l’agent de changement social. Par agents, nous voulons désigner des personnages tels Diaw Falla qui s’arment d’un savoir, de moyens pour le renouveler et de méthodes pour agir sur le quotidien du groupe. Les agents dans l’uvre littéraire et cinématographique de Sembène sont des personnages ancrés dans un présent problématique dont ils décortiquent les composantes sociales. Ils connaissent et assument les conditions dans lesquelles ils vivent. À leurs défauts, ils opposent une créativité et une audace inégalée. Par-dessus tout, ce sont des personnages qui se lamentent peu de leur sort, préfèrent la solitude à la grégarité (Bakayoko, Diaw, le doyen Jom Gallé) et qui refusent de troquer leur autonomie pour quelque soulagement que ce soit (Guelwaar, 1992 ; la princesse Dior dans Ceddo, 1977). Enfin, ils réagissent rapidement aux défis sociaux et s’accaparent résolument de ce qu’ils considèrent leur droit. Ces traits de caractère font de l’agent dans l’uvre de Sembène un personnage voué à la solitude, souvent entouré d’autres bien que se maintenant en marge de leurs préoccupations mondaines. Il n’est pas rare que ces attributs entraînent une certaine hostilité à son égard. Les exemples abondent dans l’uvre de Sembène : outre Diaw Falla, on pourrait aussi citer le personnage de Guelwaar qui prône l’unité des forces sociales pour un changement, celui de Rama (Xala, 1975)qui se fait rabrouer par son père puis par sa mère pour ses paroles « déplacées » ou même celui de Dieng dans Mandabi, car lui aussi est un homme solitaire, décidé à toucher son mandat et déterminé à s’opposer à tous les « vautours » qui rodent autour de sa déconvenue temporaire. Enfin le statut d’agent transcende genre sexuel et appartenance ethnique. Collé Ardo dans Moolaadé (2004) transcende à la fois son statut de femme, sa condition d’épouse et celle de mère d’une « bilakoro ». La princesse Dior tance l’imam avant de le tuer d’une balle de fusil. Les soldats dans Camp de Thiaroye (1987) viennent de diverses parties de l’Afrique et parlent différentes langues. À ce type de personnage, Sembène en oppose un autre, encore imbu des divisions et stéréotypes ethniques, tout aussi solitaire que l’agent, mais avec en plus une méfiance qui rend impossible toute alliance stratégique. C’est ainsi qu’au début du roman le narrateur décrit le groupe de migrants à Marseille avec des termes qui reprennent presque mot pour mot la typologie morale des groupes ethniques africains que l’on trouve dans les traités pour commerçants d’esclaves aux 17ème et 18ème siècles : « [Il y avait des] Sarakolés, plus nombreux, pour qui la vie ne serait rien sans la navigation. Les Soussous, de nature fourbe et craintive, les Mandingues, calmes et lourds. Les toucouleurs nobles de gestes
les Mandingues et les Diolas surnommés « les Bretons africains »
, les Bambaras guerriers, de rares Dahoméens
, des Martiniquais, des Maures… » (8)
Ces hommes et femmes agissent sous l’influence de forces qu’ils ne maîtrisent pas. Le savoir et le savoir faire leur importent peu. Leur activité se limite à veiller à la survie quotidienne, sans le moindre souci de transformation durable. Ce sont par exemple les personnages de l’imam et de son entourage dans Mandabi (1968). Ils gravitent autour de Ibrahima Dieng et de sa famille, passent le plus clair de leur temps à se prélasser au soleil, n’osent franchir les limites de la médina et vivent de miettes qu’ils quémandent des autres. C’est aussi le personnage de la quémandeuse qui accoste Dieng en ville et à deux reprises tente de lui extirper de l’argent sous des prétextes différents ou encore le courtier spontané à la banque qui « aide » Dieng à encaisser le chèque que lui avait remis son neveu Amath moyennant une commission usurière. Enfin, c’est le neveu Mbaye qui finit par subtiliser le mandat de Dieng à la fin du film. Moolaadé (2004), le dernier film de Sembène abonde de ce type de personnage. Tous les hommes à l’exception de Mercenaire tombent dans cette catégorie. Le groupe des notables en particulier se présente comme un ensemble homogène d’hommes vivant dans le passé et décidés à l’imposer aux femmes de Djerisso. Les salindanas qui se présentent plusieurs fois devant la concession de Collé, les rejoignent dans leur atavisme. De fait, Sembène avait utilisé un schéma similaire dans Emitaï (1971).
Le Docker noir inaugura un demi-siècle de création littéraire et cinématographique que jalonnèrent de nombreux prix et reconnaissances publiques. Au fil des ans, l’intérêt de Sembène pour les laissés pour compte de la société postcoloniale fit de la femme africaine, puis des enfants, ses personnages principaux. Le dilemme que représentait pour lui l’usage de la langue française le poussa vers le cinéma, avant de se fondre dans une réévaluation de la langue française comme simple outil de communication. Ces mutations n’ont, cependant, en rien altéré l’objectif premier de Sembène : encourager l’émergence de sujets autonomes par l’art du cinéma et de la littérature.
1. Samba Gadjigo, Ousmane Sembene: une conscience africaine. Paris : Homnisphères, 2008, pp.32-40. Voir aussi : Annette Busch and Max Annas, Ousmane Sembene : Interviews. The University of Mississippi Press, 2008, p. 87
2. Gadjigo, Ousmane Sembene, p. 147
3. Gadjigo, interviews.
4. Ousmane Sembène, Le Docker noir, p. 116
5. Ousmane Sembene, Le Docker noir, p.89
6. Gadjigo a interviewé Ibrahima Barro, ancien compagnon de Sembène et ancien locataire d’un des immeubles de la rue des Dominicaines qui explique ainsi ce mythe de la valise : « A l’époque nous avions souvent des contrats temporaires. De toutes façons, c’était sans importance pour nous, nous pensions surtout à notre retour triomphal en Afrique. Dans le cours Belsunce, un commerçant juif polonais vendait une « valise » à chaque immigré. Ce dernier versait ensuite chaque mois une certaine somme d’argent au polonais qui lui mettait de côté des tissus, des vélos, des fusils de chasse ou diverses autres marchandises à rapporter au pays ». Et Gadjigo d’ajouter « Bien entendu, cette valise ne se remplissait jamais ou son propriétaire ne rentrait jamais au pays ». Samba Gadjigo, Ousmane Sembene, pp.150-151
7. Ousmane Sembène, Le Docker noir, p. 27
8. Ousmane Sembène, Le Docker noir, p.38. Cité par Gadjigo, Ousmane Sembène, p. 147///Article N° : 8549