Sembene ! à Cannes

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Restauré par The Film Foundation pour le World Cinema Project en collaboration avec le Sembène Estate, l’Institut national de l’audiovisuel, INA, les laboratoires Eclair et le Centre national du cinéma et de l’image animée, CNC (restauration menée à la Cineteca di Bologna/L’Immagine Ritrovata Laboratory), La Noire de… (Black Girl) de Sembene Ousmane (1966, 1h05) sera présenté à la prestigieuse sélection Cannes Classics du festival de Cannes 2015. Sa projection sera précédée du documentaire
SEMBENE! de Samba Gadjigo et Jason Silverman (2015, 1h22), produit par Galle Ceddo Projects, Impact Partners, New Mexico Media Partners et SNE Partners.

Des hommages à l’endroit de Sembene Ousmane depuis sa mort, il y en a eu dans presque toutes les langues, sous presque tous les formats, de longueur et d’émotivité différentes. Cependant, nul témoignage n’est aussi éloquent et pertinent que celui consacré par Samba Gadjigo et Jason Silverman dans leur documentaire Sembene !. Cinq longues années se sont écoulées depuis l’entame de ce projet sans compter les contrats signés contre pièces sonnantes auprès de divers sites d’archivage français, et plusieurs levées de fonds auxquelles les deux réalisateurs ont dû avoir recours. Sembene ! a vu le jour grâce à la participation d’investisseurs américains et angolais ainsi qu’à la générosité de la Ford Foundation et de quidams restés anonymes. Même des étudiants du collège Mount Holyoke, l’esprit encore frais des interventions de Sembene, ont mis la main à la poche, billets de 5 dollars par-ci ou 10 dollars par-là, pour honorer cet homme venu de loin. Il faut croire que les efforts, les ardeurs durement éprouvées de Samba Gadjigo et Jason Silverman, en marge de leur profession quotidienne, en ont valu la peine. Depuis sa finition en janvier 2015, Sembene ! a été présenté au célèbre festival de Sundance dans l’Utah. Il s’apprête à faire sa première internationnale à Cannes et est sollicité par de multiples festivals européens, latino-américains, américains et asiatiques. Une belle carrière lui semble promise car, outre l’ubiquité des scènes, la beauté quasi ludique des images et la pertinence des propos des intervenants, ce film est à la fois témoignage, devoir de mémoire, propédeutique et profession indéfectible de fidélité.
Le film tourne autour de la notion de rencontre, peut-être en double hommage au bourlingueur que fut Sembene : rencontre entre un intellectuel de la postcolonie et son passé de colonial, entre un romancier francophone d’Afrique et son public, rencontre aussi entre un cinéaste africain et ses pairs, son public et son biographe, entre un artiste célèbre esseulé et l’ampleur de son destin. L’esthétique de Sembene ! rappelle feu Moustapha Alassane (Niger, 1942-2015) et rétablit un pont avec la diaspora américaine, en ce qu‘il intègre les créations d’une animatrice australienne, en prélude à chacune de ses trois parties, et le talent d’un monteur cubain basé à Toronto.
Sembene ! effectue un retour sur les vies de Sembene Ousmane. Dans un premier temps, la caméra se retourne sur Samba Gadjigo qui se dirige d’un pas lent vers la demeure du père du cinéma africain, pour la première fois, quatre ans après sa mort. Les images défilent au ralenti, comme hantées par l’absence du maître de céans, mais lorsque Samba Gadjigo arrive à forcer la porte cadenassée de Galle Ceddo, une bouffée de désolation envahit l’écran. Une épaisse couche de poussière s’est emparée des lieux, décolorant meubles et bibelots, arrachant des murs posters et photos, desséchant plantes et toute autre forme de vie qui jadis faisait le charme discret de ces lieux. De larges pans de murs altérés se substituent désormais aux portraits imposants de Malcom X, Frantz Fanon, Aimé Césaire, et Kwame Nkrumah dont les regards austères clouaient tout visiteur sur le pas de porte. Des livres naguère sources d’interminables débats avec le maître, des habits autrefois arborés sur des plateaux de films jonchent désormais un sol encombré d’objets divers. Des toiles d’araignée recouvrent tables, chaises et étagères.
Comme stupéfaite par l’ambiance générale de décrépitude, la caméra jette un regard déconcerté (et en plongée) sur les photos de Sembene Ousmane en compagnie de Thomas Sankara, devant la statue de Lénine ou recevant un prix de quelque officiel du septième art mondial. Quelques minutes plus tard, sous un ciel nuageux, à quelques mètres d’une mer houleuse, Samba Gadjigo et deux autres hommes tentent, au moyen d’outils pointus, de vaincre la rouille emprisonnant les copies originales de Ceddo (1977) et Xala (1975) dans des étuis poussiéreux. Que personne ne s’y trompe et que tout artiste vieillissant prenne note ! Dans la postcolonie africaine, la sauvegarde des œuvres, la préservation des correspondances n’est pas une affaire d’Etat. Disparition physique ou simple affaiblissement de l’état de santé rime avec mise à l’écart voire carrément effacement de la mémoire officielle. Car dans ce contexte, l’immédiatement monnayable, et bien souvent à moindre frais, prend le pas sur tout. Se bousculent alors dans notre esprit une flopée de questions : quid des archives de Djibril Diop Mambéty, de Momar Thiam, de Mahama Johnson Traoré, de Thierno Faty Sow, d’Ababacar Samb ? Qui s’occupe de recenser les œuvres de photographes tels Abdou Fary Faye, Madieye Mbaye et Djibril Sy, les créations de Ibu Diouf ou encore de autres artistes de l’audiovisuel? Qu’en est-il des archives de la RTS ?
Dans une seconde partie, Sembene ! revisite, chose inédite, le cadre familial de Sembene Ousmane. Le film fait un retour sur son adolescence, puis son renvoi de l’école publique coloniale, évoque ses premiers souvenirs de sa Casamance natale, la figure tutélaire de son père pêcheur, ses premières expériences militantes et son expérience de docker dans la ville phocéenne. La voix chantante de Sembene résonne dans les archives de L’ORTF, témoignant de son besoin d’espace et de ses prises de liberté fracassantes. Son fils, Alain, recadre le tout en réhumanisant l’icône d’une Afrique meurtrie. N’empêche qu’il ressort de cette partie du film un portrait de Sembene voué à un engagement indéfectible à la cause du changement et à la justice sociale. Tôt dans sa vie, il devient membre de la CGT, du parti communiste français. Il lit et fréquente les auteurs de la diaspora africaine aux États-Unis. Il est surtout un adepte inconditionnel de la libération de l’Afrique et de ses peuples.
Un récent propos de Toni Morrison lors de la présentation de son dernier roman (God Help the Child !) nous est venu à l’esprit tout au long du visionnement de la troisième partie de Sembene !. (1) Selon cette grande dame des lettres afro-américaines, autant il est compréhensible voire normal que les premiers écrivains afro-américains se soient appliqués à dévoiler à un lectorat blanc les effets dévastateurs de l’esclavage et du racisme sur les populations noires, autant il est aujourd’hui impératif de s’adresser directement à un lectorat afro-américain. Car, soutient-elle, une telle réorientation offre à ces écrivains une multitude de sujets de création tout aussi riches sinon plus. La troisième partie de Sembene ! montre comment un Sembene Ousmane libéré du tropisme de l’Occident s’ouvre à une multitude de sujets sociohistoriques d’une importance capitale pour l‘affranchissement des peuples africains. Si La noire de… (1966) documente un renouveau de l’esclavage dans l’Afrique des années soixante et exhorte son éradication, Xala (1975) annonce la vaine marginalisation des peuples africains ou la pérennité de l’esprit d’indépendance de ces peuples. Si Ceddo (1977) se fait le pourfendeur des dessous impérialistes de la religion musulmane dans le passé de l’Afrique, Moolaade (2004), par contre, révèle les effets mortels de pratiques traditionnelles surannées et encore présentes. C’est aussi dans cette troisième partie que nous sont révélées les raisons des sentiments ambivalents, sinon la haine de certains cinéastes sénégalais envers Sembene Ousmane.
Le film se termine sur la consécration internationale de Sembene Ousmane. Ce dernier découvre alors, pratiquement au crépuscule de sa vie, l’engouement des foules américaines pour ses films, l’attachement des universitaires américains pour ses prises de position et l’engagement de son biographe Samba Gadjigo à assurer la survie de sa mémoire. D’une pérégrination à l’autre, d’un plateau de tournage à l’autre, le vieillissement de Sembene devient évident. Il ne peut plus marcher sans l’aide d’un guide, sa vue faiblit, et comble de tout, il s’évanouit en plein tournage de Moolaade. Bref, ne reste de ce film et de la vie de Sembene que la force et l’esprit indomptables de l’être humain, la détermination à mener ses projets jusqu’au bout, la capacité à faire fi des écueils sur son chemin quelle que soit leur nature et d’où qu’ils viennent. C’est à ce prix que s’acquièrent la liberté et peut-être aussi un brin de dignité.

1. Cf. http://www.cbc.ca/radio/asithappens/as-it-happens-monday-edition-1.3040660/toni-morrison-on-her-new-novel-god-help-the-child-race-and-racism-1.3040693Samba Gadjigo & Jason Silverman Sembene !
Production : Impact Films (USA), 2015, 88 min, documentaire.
Scénario : Samba Gadjigo et Jason Silverman
Langues : Français, Wolof, Anglais///Article N° : 12936

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