L’histoire chez Sembène Ousmane

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« […] l’imaginaire est autant l’Histoire que l’histoire ; et […] la mémoire même fourvoyée constitue à la fois un élément et un agent de l’Histoire. »
Marc Ferro, Histoire des colonisations

L’enfant est le père de l’homme
La naissance de Sembène l’inscrit dans l’histoire : il est citoyen français sous un régime colonial qui classe les colonisés entre « citoyens » et « sujets ». Depuis le 19ème siècle, seuls les Sénégalais nés dans les communes de Saint-Louis, Dakar, Gorée et Rufisque étaient citoyens français – ainsi que ceux nés à Sainte Marie (Madagascar) (1) – tous les autres étaient sous le coup de l’infâme Code de l’Indigénat qui perdura jusqu’en 1946. Ramatoulaye N’Diaye, mère du cinéaste-écrivain, vient de Saint-Louis, et son père Moussa Sembène, natif de Dakar était aussi Citoyen des Quatre Communes, « ainsi que sa descendance » précise Paulin Vieyra. Sembène est confronté très jeune au racisme (cf. mon article « La propédeutique de Sembène »). Ballotté de Ziguinchor à Dakar, il sera très vite indépendant et volontaire.
Le passé à présent : l’Histoire, un genre de cinéma
De manière stricte, Sembène a fait trois films historiques ; c’est-à-dire des films portant sur l’Histoire, avec des costumes d’époque et une reconstitution : Émitaï (1971), Ceddo (1976), et Camp de Thiaroye (1988). Mais, il y a du recel d’histoire dans tous ses films, au-delà du fait que le cinéma est créateur d’Histoire en figeant dans le temps le moment immédiat. Le grand projet qu’il n’a pu tourner était un film historique : Samory.
L’Afrique a très peu de films de genre (guerre, comédie, portrait), le cinéma d’auteur prédomine. Ceux qui soulignent l’absence de films de genre ne mentionnent pas (assez) à quel point le financement est dépendant de la France (qui pallie le vide des gouvernants africains) et a pesé sur la plupart des productions. Exemple Marc Ferro (Histoire des colonisations) qui écrit : « On constate que le cinéma noir d’Afrique a peu abordé les thèmes historiques qui rappelleraient sa servitude, et guère glorifié ses héros, même si le projet d’un Samori est toujours en chantier. En revanche, les révoltes populaires ont suscité des chefs d’œuvre ; ainsi […] Ceddo […] ». L’historien français abonde ainsi dans le même sens que Jacques Binet qui ne met pas en exergue les contraintes socio-économiques quand il écrit que l’histoire et l’épopée historique n’ont guère inspiré les cinéastes africains. Les budgets de films habituellement très limités rendent utopique tout projet indépendant. C’est la limite d’Émitaï (1971) et Ceddo (1976) qui manquent de manière flagrante de moyens.
L’Empire du Songhay (ou L’Empire du Sonrhaï), (2) son premier film, est un documentaire historique sur l’empire ouest africain du Songhay (7è-16è siècle) que personne ne paraît avoir jamais vu selon Hennebelle. Jean Rouch confie à Haffner : « Il m’en a parlé, mais je crois que c’est un peu un mythe […] » (Serceau, Sembène Ousmane, 1985). Son biographe, Paulin Vieyra, explique : « Avant Borom Sarret, Sembène avait réalisé L’Empire Sonrhaï. Ce film n’a jamais été projeté ».
Borom Sarret, Dakar sur un plateau
Le Plateau (quartier du centre-ville à Dakar, Abidjan, et semble-t-il à Lomé, Libreville) renvoie à la ségrégation spatiale avec les espaces réservés aux colons et assimilés (les Libano-Syriens), puis à l’élite après l’indépendance. Plusieurs épidémies (fièvre jaune, peste bubonique) sévirent à Dakar : 1878, 1900, 1910. La peste de 1914 servira de prétexte pour créer un « village de ségrégation » pour indigènes, la Médina, sur un projet de 1904. Swanson parle de Sanitation syndrome (« syndrome sanitaire », en anglais) (3) : à la même période, l’Afrique du Sud s’appuie sur le prétexte médical pour sa ségrégation raciale. Le charretier s’écrit : « nous sommes ici chez nous », en dépassant l’obélisque portant 1960, année de l’indépendance, en chiffres romains et qui marque le début du quartier Colobane.
Comme le montrent Faye et Thioub, le contrôle social de la marginalité continue à l’indépendance et cède un moment le pas au contrôle politique de 1962 à 1968 quand Senghor instaure un régime présidentiel fort. Le gouvernement parle d' »encombrements humains » : terme adopté le 19 juillet 1972 au Conseil national du Parti-État, l’UPS. Dans Xala, Bèye utilise l’expression « déchets humains » ; les mendiants sont expulsés de Dakar. C’est une expropriation illégale (sous la colonisation) qui est à la base du conflit entre Bèye et Gorgui provoquant son impuissance sexuelle, le xala.
Émitaï (1971), touche pas mon pays
L’action se déroule en Casamance. Sembène voulait sortir de Dakar où il avait tourné Borom Sarret (1962), La Noire de… (1966, Dakar et Antibes), Mandabi (1968), Taw (1970). Il s’intéressait aussi à An Sitoë (appelée aussi Aline Sitoé Diatta), héroïne sénégalaise qui a mené la lutte contre les troupes coloniales durant la Seconde Guerre Mondiale « venues réquisitionner cinquante tonnes de riz dans son village, soit environ trente kilos par personne » (Daniel Serceau, Sembène Ousmane, 1985, p.27). Le cinéaste découvre que la légende était trop belle et il est agacé par le mysticisme d’An Sitoë, « la dame de Cabrousse ». Cependant, il comprend que ce n’est pas qu’une histoire de riz mais de souveraineté, car quand De Gaulle remplace Pétain, il réaffirme, en pleine guerre et au cœur de l’Afrique, à Brazzaville, la mission civilisatrice de la France et rejette l’idée même lointaine de l’indépendance coloniale. Sembène s’en gausse et joue le tirailleur qui fait l’analyse que rien ne change et qu’au contraire, c’est un recul : un général remplace un maréchal.
Ceddo (1976), pousse-toi que je m’y mette
Le choix du 17ème siècle par Sembène n’est pas fortuit. Sous la direction de Nasr al Din, marabout maure, le mouvement Tuubnaan (« conversion » en wolof) déferle sur la Sénégambie (Cayor, Walo, Jolof, Fuuta Toro) pour obtenir des conversions massives à l’Islam et stopper la traite négrière. Nasr al Dîn prit soin de ne pas mettre de Maures sur le trône quand certains marabouts – appelés Buur Jullit (« rois musulmans » en wolof) – arrivèrent à renverser le pouvoir notamment au Cayor. Connu sous le nom de « guerre des marabouts », cet épisode est assez bref : Nasr al Din meurt en 1674 lors d’un combat, soit un an après le début de son offensive. Le cinéaste sénégalais ne manque donc pas de justesse dans son propos (4). La seconde guerre des marabouts conquérants survint en 1776 avec la vague tooroodo.
Le 17ème siècle est très important dans l’histoire du Sénégal parce qu’il précède la déferlante coloniale et le philosophe Kocc Barma Fall, contemporain de Baruch Spinoza, est de cette époque. Assane Sylla rappelle dans La philosophie morale des Wolofs que les royaumes du Cayor et du Djolof ont duré quatre siècles. Pour Sembène, il s’agit de montrer que l’Afrique n’est pas un continent resté isolé et avait des structures politiques complexes que l’arrivée des Arabes ainsi que des Européens (tous deux prosélytes et esclavagistes) va profondément perturber. La complicité interne renvoie à l’analyse de Bourdieu : c’est le dominé qui fait le dominant. Jusque-là, religion des élites (dans Ceddo seule la cour du roi Thioub devient musulmane et pas la population qui s’exile quand elle peut), l’Islam ne va prendre son essor populaire qu’au 19ème voire 20ème siècle. La colonisation n’étendra complètement ses griffes sur l’ensemble du Sénégal qu’au début du 20ème siècle, des résistances auront lieu en Casamance jusqu’en 1906 (dans le Bandial). La résistance d’An Sitoë, prêtresse de Cabrousse, en 1942, montre que le combat pour la liberté n’a jamais cessé. C’est le sujet d’Emitaï ; à la même époque des Sénégalais, des Africains, (forcés ou volontaires) se battaient avec l’idée de défendre la liberté qui leur sera refusée une fois la France libérée.
Camp de Thiaroye (1988), lapsus visuel
En avril 1941, près de 70.000 soldats coloniaux sont emprisonnés dans 22 Frontstalags (camps allemands situés hors de ses frontières), à Saumur, Nancy, Vesoul,…. En janvier 1943, Vichy accède à la demande des Allemands d’être remplacés par les Français pour garder ces prisonniers. Situation inédite : d’anciens officiers deviennent les sentinelles de leurs anciens soldats. Le 21 novembre 1944, des anciens combattants sénégalais (au nombre de 1280) sont rapatriés de force de France, avec la promesse de recevoir leur argent avant de rentrer chez eux (Gabon, Togo, …). 300 avaient refusé d’embarquer. Un esclandre survient à Morlaix le 11 novembre : officiellement 7 blessés ; Armelle Mabon retrouve la lettre d’un tirailleur qui parle de morts. Une fois au camp de transit de Thiaroye, de guerre lasse, ils prennent en otage le 30 novembre 1944 le général venu négocier qui leur donne sa parole d’officier qu’il reviendra avec leur dû. Les cadres de l’armée coloniale envoient chars et tirailleurs contre les insurgés, le 1er décembre 1944 en pleine nuit. Le bilan officiel est flou : officiellement 24 morts et 35 blessés ainsi que 49 soldats arrêtés. Ce qui fait un total de 108 soldats ; quid des 1172 restants ? Armelle Mabon rapporte une rumeur faisant état de 200 morts. Charles Onana (La France et ses tirailleurs) livre des témoignages inédits sur des enterrements clandestins (hors de l’actuel cimetière à Thiaroye).
Prisonnier de 1940 à 1942, en captivité à Poitiers (Frontstalag 230), Léopold Senghor écrit le poème Tyaroye (Hosties Noires, 1948). Mais il enterre ce massacre une fois au pouvoir. Dans le quotidien Dakar Soir, son conseiller culturel, Abdou Anta Kâ, avoue que Senghor a « collaboré » par l’oubli. Le président Abdou Diouf appuie la production de Thiaroye 44 qui deviendra Camp de Thiaroye quand Sembène et Sow remplacent Ben D. Bèye. Diouf, premier ministre de 1970 à 1980, était dans une posture dite de « désenghorisation ». Abdoulaye Wade, son successeur, institue précipitamment en 2004 une journée des Tirailleurs le 23 août. Le massacre de Thiaroye n’en sort pas mieux documenté, hormis l’ouvrage d’Onana, journaliste. Le film a permis à bien des spectateurs d’accéder à une connaissance du massacre.
Vers la fin du film (à 2h 20min 20secondes), l’attaque de l’armée coloniale se termine sur l’image d’un char qui franchit l’enceinte du camp. J’ai relevé un lapsus visuel : le char porte le drapeau sénégalais (vert-jaune-rouge avec étoile verte sur le jaune) et non pas le bleu-blanc-rouge. L’armée française ayant refusé son soutien, c’est le Sénégal qui a fourni son matériel, selon Clarence Delgado. Le Sénégal est secoué par plusieurs manifestations durement réprimées par le pouvoir qui n’a pas tenu ses promesses de transparence et lutte contre la corruption massive. Par ce lapsus, Camp de Thiaroye trahit l’agression contre son propre peuple. En outre, n’oublions pas que ce sont des tirailleurs qui ont été envoyés : des unités du 1er et 7ème Régiment de Tirailleurs Sénégalais (RTS) et celle du 6ème Régiment d’Artillerie Coloniale (RAC), note Charles Onana. Si Sembène avait été stationné à Dakar, il aurait pu faire partie des tueurs, s’il était resté en Europe, il serait des tués ou rescapés.
Moolaadé (2004), le film le plus africain
Quand Sembène confie à Gadjigo que c’est le plus africain de tous ses films, il explique que c’est « dans la mesure où, ici, nous sommes dans le substrat culturel africain. » (5) Ce n’est donc pas le fait que le film ait été entièrement fait sur le continent (tournage au Burkina Faso, postproduction au Maroc et acteurs africains), avec quand même une coproduction occidentale : France/Angleterre/Allemagne/USA. C’est plutôt sur le plan du temps historique.
L’excision sert de prétexte à cette parabole sur la tolérance : une société peut secréter la pire des tyrannies et offrir les moyens d’y résister. Le film ne donne pas d’explication sur l’origine de l’excision (dont les pratiquants ont perdu la signification profonde). Sa remise en cause permet à Sembène de développer une conscience historiale au sens de Heidegger. C’est-à-dire s’ouvrir sur l’avenir en se reliant au passé et en s’accentuant sur le présent (voir Djibril Samb, Cheikh Anta Diop, 1992, p. 54). Moolaadé enjambe le passé, s’adosse sur le présent et envisage le futur. Sembène s’appuie sur le polymathe sénégalais Cheikh Anta Diop (égyptologue, linguiste, physicien nucléaire,…) qui a rappelé l’évidence : l’Égypte était africaine. La Bible évoque la circoncision (La Genèse, XII, XVII, XXXII, XLVIII) avec l’arrivée en Égypte (terre africaine) d’Abraham et de sa femme Sarah. Cette dernière y prit une servante égyptienne, Agar (Hadiara), qui enfante Ismaël. Plusieurs auteurs anciens témoignent de l’origine égyptienne de la circoncision : Hérodote (Historiè, II, 104), Strabon (Géographie, Livre XVII, 2, 37) et Diodore de Sicile (Bibliothèque historique). Chaque fois qu’un peuple pratique la circoncision, on découvre irrémédiablement que l’excision y a eu cours, un tant soit peu. Ainsi Strabon (Livre XXVIII, 3) évoque l’excision chez les Hébreux. C’est Sarah qui aurait pratiqué la première l’excision sur Agar affirment les tenants de cette pratique (La Genèse, XVI, 6). Les Wolofs l’ont remplacée par le tatouage des lèvres.
La figure de l’Ancien Combattant
Dans Borom Sarret, le charretier, Ousmane Dieng – son nom est donné par le griot qui chante en wolof ses louanges – laisse tomber une médaille de guerre sur laquelle le policier pose ses bottes. Il y a donc un manque de reconnaissance de son sacrifice, par la nation, du sang versé par ses camarades d’armes. Mercenaire dans Moolaadé (2004) souffre du même mépris ; son surnom est d’ailleurs une négation de son engagement. Ayant mené la révolte de soldats qui réclamaient leur solde entière, il est révoqué et présenté par la propagande d’État comme mû par l’argent. Le même reproche (« des mercenaires ») est fait aux Tirailleurs Sénégalais dans Camp de Thiaroye (1988) ; les colons les soupçonnent même de collusion avec l’ennemi nazi. Dans Emitaï, la ponction humaine ne suffit pas, les colonies doivent nourrir leurs bourreaux et les colonisés de l’armée. Dans Niaye (1964) le soldat est un mutilé mental ; il revient fou et finit parricide, même si ce meurtre veut « réparer » un crime : le viol de sa petite sœur.
Emitaï témoigne du rôle crucial des colonies dans la libération de l’Europe (et pour De Gaulle qui avait la défiance des Américains qui préféraient l’Amiral Darlan puis le général Giraud). Camp de Thiaroye traite des soldats coloniaux. Sembène nous donne à voir que les anciens combattants se sont sacrifiés pour une liberté fantasmée et jamais palpable. Dans cette mémoire très masculine, les femmes suppléent les survivants. Humilié, Ousmane Dieng perd sa charrette : symbole de sa déchéance, il rentre à pied, ramené au même niveau animal que son cheval ; sa femme va devoir compenser son manquement. L’assassinat de Mercenaire va radicaliser la détermination des femmes de Djérisso ; elles crieront à la face du monde : Wassa Wassa (« satisfaction, satisfaction », en mandingue). L’universalité du propos fut perçue : Moolaadé a été vendu en Asie.
L’émotion est maigre et la raison est vaine : contre la contre histoire
Il est symptomatique que presque tous les grands films historiques du continent aient été produits ou coproduits par les gouvernements en place, avec une implication financière du cinéaste (avec une posture ambiguë voire hostile de la France). Le plus emblématique est Sarraounia (1986). Mauritanien vivant à Paris, voix française de plusieurs acteurs Africains-Américains (Danny Glover, Eddy Murphy), Med Hondo a failli ne pas tourner son portrait de la reine Sarraounia qui a résisté au Niger contre la sanguinaire colonne Voulet-Chanoine (en 1898). Un mois avant le tournage, le Niger revient sur son engagement d’accueillir l’équipe du film. Pressions des autorités françaises ou jalousie de cinéastes nigériens voulant réaliser eux-mêmes ce portrait ? Le film sera sauvé : Thomas Sankara, président du Burkina Faso, mettra son pays à contribution dont deux mille figurants (militaires). Au générique, Hondo indique comme coproducteur « Burkina Faso » (comme s’il s’agissait d’une société privée).
Camp de Thiaroye (Ousmane Sembène et Thierno Faty Sow, 1988) subira aussi une hypothèque. Il est d’abord confié à Ben Diogaye Bèye mais la production tarde à démarrer et Sembène est appelé à la rescousse avec Thierno Sow. À travers leurs structures nationales, le Sénégal (SNPC), la Tunisie (SATPEC) et l’Algérie (ENAPROC) lancent une coproduction Sud-Sud, de l’apport d’argent et en nature, à la postproduction : laboratoire, montage, sonorisation. Kahéna Attia-Riveil, la monteuse, est Tunisienne, le directeur de la photo Algérien (Smaïl Lakhdar Hamina), les acteurs Congolais, Ivoiriens,…
L’hebdomadaire chrétien La Vie (Paris) écrit que c’est un « film qui a rencontré l’opposition même pas voilée de la France » (6). Divers moyens sont utilisés : censure économique (pas de soutien), tracas administratifs des acteurs et techniciens français. Leurs avions militaires à Dakar harcèlent le plateau de tournage. Lors de l’hommage du festival de Milan 2008, Clarence Delgado témoigne que Sembène a connu une crise de nerfs avec cette pression. Le film ne sera pas pris au Festival de Cannes 88. Il sera diffusé dix ans après en France en 1998, grâce à l’ARP (Auteurs Réalisateurs Producteurs) avec la Rétrospective Ousmane Sembène.
La Noire de… a failli être entravé par le Bureau du Cinéma (Secrétariat d’État français à la Coopération), à cause de sa parabole de l’esclavage. Paradoxe : l’organisme acquiert les droits de distribution. Pour Manthia Diawara, ce n’est qu’une façon rusée de contenir les réfractaires. Outre Sembène, Med Hondo verra Soleil O (1969) et Bicots Nègres vos voisins (1975) achetés sans être distribués, à l’égal de Nationalité : Immigré (1974) par son compatriote Sydney Sokhona. Sarraounia (1986) ne sera pas non plus distribué : banqueroute du distributeur.
Si Émitaï fut présenté au Festival de Cannes 1971, sa sélection au Festival de Moscou 1971 (où il avait obtenu la médaille d’argent) lui avait valu l’inimité de l’Ambassadeur de France en URSS qui envoya un rapport du film entraînant « des interdictions dans un certain nombre de pays africains anciennement colonies françaises » (Vieyra, Le Cinéma au Sénégal).
L’accès aux archives coloniales n’est pas aisé. Valérie Osouf et Gaëlle Le Roy le disent dans Cameroun, autopsie d’une indépendance (2007) sur la barbarie coloniale (têtes coupées, exhibées sur les places publiques et photographiées, le napalm qui aurait été utilisé…). Aminata Ndiaye Leclerc en avait aussi fait les frais quand elle co-réalise avec Éric Cloué le portrait Valdiodio N’Diaye et l’indépendance du Sénégal (2000) : impossible d’accéder au discours de son père qui réclame l’indépendance face à De Gaulle sur la Place Protêt à Dakar.
Hors de ces censures exogènes, Sembène sera la victime la plus constante (car le plus prolixe) du président Senghor qui n’aura de cesse d’user des ciseaux de Dame Anastasie (sainte patronne des censeurs). Mandabi se verra amputé. Xala subit 12 coupures malgré l’évitement utilisé par le cinéaste qui regroupe un salmigondis de députés, ministres, président (de la République ?) au sein de la Chambre de Commerce.
Sembène met sa caméra au niveau du peuple, se méfiant des élites. Dans Niaye, les modèles ne sont pas fiables, ils sont friables : le père est incestueux, le frère parricide, l’oncle fratricide et renégat, pendant que la mère est lâche. L’argument de l’inceste est une histoire vraie, comme l’histoire de La Noire de… et celle de Guelwaar. C’est un cinéaste du réel.
Le néoréalisme : acteur spectateur
Le néoréalisme se manifeste chez Sembène pour des raisons liées à l’histoire et à l’économie du cinéma sénégalais. Ce courant esthétique italien offre des similitudes fortes avec deux contextes identiques entre l’Italie et le Sénégal post-indépendance. Le cinéma néoréaliste naît après le désastre du fascisme. Le cinéma de Sembène éclot après l’abomination coloniale qui partage avec le fascisme le fait vouloir le bien de tout un peuple contre sa volonté. L’Italie est en (re)construction en 1945, le Sénégal de 1960 itou. En Italie, la réalité est masquée par « le cinéma de téléphones blancs » : des films qui occultent le quotidien où des appareils téléphoniques blancs sont le symbole de la richesse. Quant à la propagande du cinéma colonial, j’invite à lire Guido Convents et mes travaux de recherche.
Cette sociologie du désastre avec son contrecoup (confiance en l’avenir, vision progressiste) permet d’affirmer le rattachement du cinéma sembènien à l’esthétique néoréaliste, notion parfois difficile à définir (cf. mon article, « Sembène éternel »). Certains auteurs qualifient le néoréalisme en termes de contenu social, tandis que Bazin le caractérise selon des critères esthétiques, alors que pour Deleuze c’est « cette montée de situations purement optiques (et sonores, bien que le son synchrone ait manqué aux débuts […]) ». Comme dirait Bazin, c’est une éthique et esthétique de la réalité. Il y a chez Sembène les dix éléments stylistiques listés par Borde et Bouissy : fréquence des plans d’ensemble et plans moyens, refus d’effets visuels, esthétique documentaire du cadrage et de la lumière, montage simple, tournage en décors naturels, improvisation, acteurs souvent non professionnels, dialogues peu élaborés, postsynchronisation et budget modeste (voir Hennebelle, Les Cinémas nationaux contre Hollywood). Deleuze note que l’acteur n’y a pas prise sur les événements qui s’imposent à lui, il est spectateur. Que cela soit dans Borom Sarret, Mandabi, Niaye, Guelwaar ou Camp de Thiaroye, l’acteur subit les évènements. Xala se termine sur une déclaration d’intention : « nous changerons les choses ». Chez Sembène aussi, les personnes sont dans un ancrage régionaliste : importance de la langue, des accents, du milieu.
Sembène, la vigie
Xala (L’impuissance sexuelle temporaire, 1975) était une contribution à l’appel lancé par Senghor contre la corruption, pour la construction nationale, selon Vieyra dans Le Cinéma au Sénégal. Dénonciation féroce et drôle de la nouvelle bourgeoise sénégalaise, africaine, le pouvoir senghorien se sent profondément visé et censure une partie du film.
Notons que le cinéaste est aussi acteur : comme Mambéty, il apparaît dans tous ses films physiquement (corps et/ou voix) ou métaphoriquement. Dans Camp de Thiaroye, tous les tirailleurs renvoient à Sembène, ancien combattant. Il est la voix auctoriale dans Borom Sarret, il devient un Ceddo converti et rasé (Ibrahima) dans Ceddo. Dans La Noire de…, il est instituteur, écrivain public dans Mandabi. L’héroïne de Faat Kiné (1999) le croise quand elle sort de la pizzeria avec ses deux amies. Il apparaît en chasseur dogon dans Moolaadé (2004) révèle Clarence Delgado, mais la scène a été coupée au montage. Le narrateur devient acteur ce qui arrache la fiction de la fabulation (pur produit de l’imagination) pour ancrer le réalisme en effaçant la frontière entre personnage et acteur.
Sembène utilise le regard caméra de Dior Yacine pour happer le spectateur et défendre la part de réel qu’il filme. Quand l’acteur regarde la caméra, il convoque ce que Marc Vernet appelle l’espace de l’en-deça c’est-à-dire le lieu où se trouve le spectateur. Avec le regard caméra, le spectateur qui regarde est regardé, le pacte de la fiction est brisé (le spectateur est un voyeur qui voit l’action se passer devant lui). Ce qui étend le champ de la diégèse (le monde fictionnel créé par le film). Ce n’est pas rare dans les films historiques sur des périodes peu reconnues : Le Passage du Milieu (Guy Deslauriers, 1999), Malcolm X (Spike Lee, 1992).
Dans Ceddo, les faits relatés par Sembène sont historiquement vrais, il choisit juste de disséminer la temporalité, exactement comme les griots qui condensent, intervertissent. L’écriture de l’Histoire a pour but de créer un sentiment national. Sembène ne fait pas autre chose, seulement, il refuse d’être chronophage comme les historiens : ils disciplinent le temps (voir les travaux de Mamadou Diouf sur Sembène). Adama Konaré Bâ a montré en 1987 dans L’Epopée de Segu que les télescopages temporels en œuvre évitent le fait événementiel et servent un but pratique : créer du consensus national autour de la figure de Da Monzon.
Xala est aussi exact : Henry Charles Gallenca était le tout puissant président de la Chambre de Commerce, d’Agriculture et d’Industrie de Dakar de 1955 (7) à 1969, remplacé par Amadou Sow, homme d’affaires sénégalais. Dans Le Sénégal à l’épreuve de la démocratie (1999), Abdou Latif Coulibaly révèle l’implication de Gallenca dans le « coup d’État » de Mamadou Dia qui changera le Sénégal : « […] dans la nuit du 14 décembre 1962, les députés Ousmane Ngom […], Khar Ndoffène Diouf et Théophile James entre autres tenaient une réunion secrète avec Henri Gallenca, alors Président de la Chambre de Commerce et Robert Delmas, député et homme d’affaires. (…) Henri Gallenca disposait d’une enveloppe de plus d’une centaine de millions (…) collectés auprès de l’Ambassade de France à Dakar et des riches maisons de commerce bordelaises et marseillaises installées au Sénégal. ».
La panne d’élection de Senghor – candidat unique le 1er décembre 1963 ainsi que le 25 février 1968 (avec 100 % des suffrages) et le 28 janvier 1973 où il se déclare réélu avec… 99,97 % des voix (8) – sera traduite par la panne d’érection de Bèye dans Xala et 26 ans plus tard celle d’Alévina dans Les Couilles de l’éléphant d’Henri Joseph Koumba-Bididi qui nous rappelait qu’au Gabon, Albert Bongo devenu Oumar gagnait systématiquement les érections pas très musulmanes. Xala tape juste car la vassalisation est voulue et maintenue : Sédar Senghor voulait intégrer le Sénégal à la France (9) et fit campagne… contre l’indépendance en 1958.
In fine
, l’œuvre du cinéaste Sembène Ousmane permet de parcourir l’histoire du Sénégal et du continent africain. Partant de l’axiome qu’un film, même (voire surtout) historique éclaire toujours le présent, il n’est pas étonnant que toute sa filmographie soit sous le prisme de l’histoire immédiate ou passée, en captant les mutations de sa société et en portant le regard sur le passé. Le rapport avec la religion ainsi que le joug colonial sont les deux axes forts de son cinéma. Il laisse une œuvre essentielle sur laquelle les études originales de ce volume spécial permettent d’avoir un regard différent et neuf.

1. Patrick Weil (2005) note que « les habitants des quatre communes françaises du Sénégal avaient été faits français par la conjugaison de la loi du 24 avril 1833 et de l’abolition de l’esclavage en 1848 ; la loi du 29 septembre 1916 les avait plus tard confirmés, eux ainsi que leurs descendants, comme citoyens français ».
À partir de 1884, la citoyenneté est limitée aux natifs des Quatre Communes. Le nombre de communes a varié entre création, fusion et division (Gorée-Dakar en 1887) ; par exemple Rufisque, à 21 kilomètres de Dakar, a été érigée en commune par décret le 12 juin 1880.
2. Samba Gadjigo, dans son excellente biographie de Sembène parue en 2007, ne mentionne pas L’Empire du Songhay dans sa filmographie.
3. M. Swanson, « The Sanitation Syndrome : Bubonic Plague and Urban Native Policy in the Cape Colony, 1900-1909 » in Journal of African History, XVIII, 3, 1977, 387-410. Voir Adama Aly Pam, « Fièvre jaune et ordre colonial au Sénégal (1850-1960) ». Thèse. École nationale des chartes, Sorbonne, France, 2000. Et aussi Randall M. Packard, White Plague, Black Labour. Berkeley, University of California Press, 1990.
4. Voir Boubacar Barry, La Sénégambie du XVe au XIXe siècle. (Traite négrière, islam, conquête coloniale), L’Harmattan, 1988. Et aussi Henri Gaden, « Légendes et coutumes sénégalaises », Cahiers de Yoro Dyao, in Revue d’Ethnologie et de Sociologie, n° 3 et 4, 1912, pp. 119-137 et 191-202. C. I. A. Ritchie « Deux textes sur le Sénégal, 1673-1677 », Bulletin de L’IFAN, série B, n°1, Dakar, 1968. Boubacar Barry, « La guerre des marabouts… », Bulletin de L’IFAN, série B, n° 3, Dakar, juillet 1971, pp. 564-589.
5. « Ousmane Sembène. « Mes héros sont ceux qui ne gagnent pas des médailles » », propos recueillis par Professeur Samba Gadjigo, Walfadjri (Dakar), 08/07/2004.
6. Frédéric Théobald, « Sembène Ousmane, un regard africain », in La Vie, 29 janv. 1998, p. 32.
7. Selon Cheikh Faty Faye, Les enjeux politiques à Dakar (1945-1960) : ville d’espoir. L’Harmattan, 2000, p. 266. Marfaing et Sow parlent de 1954 où il y eut des élections consulaires. Laurence Marfaing, Mariam Sow, Les opérateurs économiques au Sénégal : entre le formel et l’informel, 1930-1996. Karthala, 1999, p. 137.
8. Nicolas Martin, Senghor et le monde. La politique internationale du Sénégal. 1979, p. 173.
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