Le 9 juin 2007, est décédé à Dakar le cinéaste africain le plus important jusqu’à nos jours et un romancier de renommée mondiale. Sembène Ousmane est officiellement né le 8 janvier 1923 à Ziguinchor, dans la région de Casamance, au sud du Sénégal, 3 ans à peine après qu’une révolte populaire y a subi la « pacification » sanglante par les Français. Il est probablement né 8 jours plus tôt, mais l’administration coloniale française était avant tout attachée au registre des impôts. (1) À Ziguinchor, Sembène connaît une enfance à la fois heureuse et vagabonde. Il grandit dans une région traversée par le fleuve Casamance et avec beaucoup de marigots ; il résumera les premières années de sa vie par les 4 mots l’eau, la pêche, les arbres et la chasse, dont son oeuvre portera de nombreuses traces (notamment dans son deuxième roman O pays, mon beau peuple !, 1957). Sembène est un fils de pêcheur, destiné à reprendre le métier de son père, mais il s’avère qu’il a le mal de mer lors de la pêche en haute mer. La superstition et la soumission aveugle au pouvoir le rebutent et un conflit avec le directeur de son école fait qu’il ne jouira que d’un enseignement restreint. Toutefois, un grand-oncle et instituteur, qui en 1923 a ouvert à Marsassoum la première école en langue française, lui donne l’amour de la chose écrite (2).
En 1938, tout en étant « citoyen français » (son père est originaire de Dakar, une des Quatre communes), Sembène atterrit dans le quartier des « indigènes » à Dakar. Il y a été mécanicien, mais durant cinq ans il travaille surtout comme maçon au service d’un oncle qui, à la différence des autres apprentis de son équipe et sous le prétexte qu’il le nourrit et le loge, retient son salaire. Sembène restera fier des immeubles qu’il a contribué à ériger à Dakar et à ses yeux tout effort au service de la communauté est noble, d’autre part sa lutte contre l’injustice ira toujours de pair avec un combat contre une structure familiale africaine oppressive. À ses heures libres, le jeune Ousmane lit des bandes dessinées et bientôt il fréquente également le cinéma (du moins, les salles admises aux Africains) : beaucoup de westerns, et les films de Chaplin, Leo McCarey,… Une révélation est toutefois Olympia (Les Dieux du Stade), de Leni Riefenstahl (Allemagne 1938 – 227′). Il s’agit pourtant d’un film nazi, réalisé à l’occasion des Jeux Olympiques de Berlin 1936. Mais comme Sembène l’a dit plusieurs fois et me l’a répété lors de l’Afrika Filmfestival de 1997 – où Sembène était l’hôte avec cet autre vétéran du cinéma africain Med Hondo – à part pour la force des images, il a été voir Olympia 20 à 30 fois avec ses amis pour les 5 ou 10 minutes durant lesquelles l’athlète afro-américain Jesse Owens remporte 4 médailles d’or, à la consternation d’Hitler qui quitte le stade pour ne pas devoir serrer la main d’Owens.
À Dakar, Sembène est bien plus qu’à Ziguinchor confronté au racisme colonial et il y est traité pour la première fois de sa vie de « sale nègre » et « bougnoul ». Le racisme a blessé profondément toute sa génération, mais sans voir clair dans les rapports de force internationaux dont il est le produit. Lorsqu’en 1940, la France capitule et que De Gaulle lance son appel à la résistance, d’un jour à l’autre la propagande officielle contre les nazis allemands se tourne désormais contre De Gaulle. Le 23 septembre Dakar est bombardée par les Alliés. Tandis que les Européens sont évacués, les Africains sont livrés à leur sort, sans qu’ils comprennent ce qui leur arrive. Dans un état de grande confusion et en plein désarroi, Sembène se jette sur la religion. Il adhère à la communauté islamique des Layènes, dont il anime jusqu’en février 1944 les soirées où on espère et appelle la venue d’un Mahdi.
L’armistice du Maréchal Pétain avec les nazis, le 16 juin 1940, a été observé dans toutes les colonies africaines avec stupeur et même de la honte, et plus qu’ailleurs dans la colonie la plus francisée. Malgré la ségrégation raciale et les conditions de vie pénibles, les jeunes Africains y vouent une admiration sans borne à la France et ils veulent servir la « Mère-Patrie ». Chez Sembène, il n’en va pas autrement. Début février 1944, il est mobilisé et en tant que chauffeur mécanicien il ira jusqu’au Maroc et en Algérie. La période d’instruction et son service sont très durs. Et dans l’armée coloniale, la discrimination est tout aussi présente. Dans le désert du Niger, des camarades égarés sont abandonnés et tandis que Sembène risque tous les jours sa vie, le 1er décembre 1944, à Thiaroye près de Dakar, la France massacre un contingent de tirailleurs, qui reviennent de la guerre en Europe. Sembène traitera de la guerre dans Emitaï (1971) et dans Camp de Thiaroye (1988), qui est avec Sarraounia (Burkina/France 1986) du Mauritanien Med Hondo, sans doute un des films historiques africains parmi les plus importants jamais faits. Dans Emitaï et Camp de Thiaroye Sembène ose comme nul autre montrer que la relève du Maréchal Pétain par le Général Charles de Gaulle ne change rien à la situation des Africains.
Pour Sembène, c’en est assez. Malgré ce qui a souvent été dit, il n’a pas combattu en Europe. À la différence de plusieurs de ses camarades, qui partiront pour aller combattre l’indépendance du Vietnam (proclamée en 1945 par Ho Chi Minh), il quitte l’armée coloniale après ses 18 mois réglementaires. En 1946 de retour à Dakar, il rompt avec la communauté religieuse des Layènes et ne prie plus. Il assiste à l’agitation sociale et syndicale qui traverse le pays, dont le discours tranche nettement avec celui des dirigeants politiques « assimilationnistes ». Tandis que les « évolués » réclament la citoyenneté française pour tous, les syndicalistes bien plus radicaux prônent la revendication « à travail égal, salaire égal ». Le mouvement syndical, bien plus que la classe politique, s’engagera en premier dans la voie de l’émancipation totale et de l’indépendance des colonies. Sembène retiendra la leçon, mais pour l’instant il sent qu’il ne trouvera pas toutes les réponses à ses questions dans son pays.
En septembre 1946, il prend en resquilleur le bateau et arrive à Marseille où, parmi la masse d’immigrés qui afflue des colonies, il réussit à se faire engager comme docker. Un travail exténuant, tandis que dans cette ville il est également confronté tous les jours au racisme. Il habite un quartier misérable d’Africains au taux de chômage exorbitant, qui par désespoir se replient sur eux-mêmes ou fuient leur misère dans l’alcool ou la religion. Sembène ne diffère en rien des autres Africains, sauf qu’il est un des seuls à pouvoir lire et qu’il a la volonté ferme d’améliorer son niveau culturel. Le syndicat communiste CGT (Confédération Générale du Travail) est fortement implanté dans le port de Marseille. Il y règne un esprit aussi combatif que studieux ; à la sortie de la guerre mondiale et dans la ville portuaire en reconstruction, personne ne veut plus de l’ancien monde et l’idée est qu’il faut étudier les mécanismes de la société afin de pouvoir un jour la diriger. Sembène trouve facilement la voie vers les bibliothèques et soirées de formation de la CGT. Il est habité par un désir insatiable d’acquérir l’histoire et la culture du monde entier. L’absence de racisme parmi les camarades de la CGT le stimule encore davantage. Au départ, ses idées sont plutôt humanistes, mais une grève illimitée éclate quand, comme ailleurs en Europe, l’administration américaine et la CIA font pression pour provoquer des scissions dans les syndicats. Ce sont aussi les années de la guerre en Corée (1950-1953) et celle en Indochine. Pendant les 4 mois de la dernière offensive française sur Diên Biên Phu, du 13 mars au 21 juillet 1954, Sembène et ses camarades se rangent activement aux côtés du Viêt-minh. La dernière semaine de cette période est une grève et quand la même année ont lieu les premières insurrections en Kabylie, Sembène participe à toutes les manifestations contre la guerre coloniale française en Algérie et en soutien à la lutte du FLN (Front de Libération Nationale) pour l’indépendance du pays. Ce n’est qu’à Marseille, à travers tous ces mouvements de grève radicalement anti-impérialistes et anticolonialistes, que Sembène prend réellement conscience du fait colonial. Sembène a souvent dit que la guerre qu’il a menée en tant que tirailleur a été la grande école de sa vie et qu’elle lui a tout appris. Pour le biographe Samba Gadjigo, il y a quelque exagération dans cette affirmation : « Jusqu’à son départ pour l’armée en 1944, Sembène n’a aucune prise sur les événements : il les subit. Et même après-guerre, (…) sa hargne anticoloniale n’est qu’une réaction viscérale, dénuée de toute conscience politique structurante. La théorie marxiste – acquise lors des cours et débats au syndicat et au parti – lui apportera cette base idéologique et intellectuelle. Sembène a maintes fois donné la preuve de son adhésion à cette conception du monde ».
En 1950, il adhère à la CGT ; un an plus tard, au PCF (Parti communiste français). Tandis qu’il devient aussi très actif dans diverses associations antiracistes (le MRAP, Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples) et africaines (dont la FEANF, Fédération des Étudiants d’Afrique Noire en France, créée en 1950), il n’y a pour lui pas d’issue pour les ouvriers africains sans unité avec les ouvriers français et il n’y en a pas non plus sans la libération de l’Afrique et de tous les travailleurs du monde. Jusqu’à la fin de sa vie Sembène restera un internationaliste. Sur le plan personnel, il reconnaîtra toujours ce qu’il doit à ses 13 années passées à Marseille : « Les ouvriers m’ont beaucoup apporté. Une grande conscience de moi, des choses, de l’orgueil, de la fierté que j’avais avant d’arriver en France, mais ces sentiments ont été confirmés. J’étais responsable syndical dans ce milieu et c’était important » (3).
En 1951, il se fracture la colonne vertébrale dans un accident de travail, qui le cloue pendant presqu’un an au lit (après quoi il travaillera comme aiguilleur). Lors de son exploration de la littérature mondiale, avec Jack London et son roman Martin Eden (1908) comme influence la plus durable, il s’aperçoit que les livres provenant de l’Afrique et surtout de l’Afrique des ouvriers et des exclus sont absents des bibliothèques qu’il fréquente. Il se penche alors sur les écrivains noirs des Antilles et des États-Unis et découvre des uvres comme Banjo (1920) de Claude McKay et Native Son (1940) de Richard Wright. Sur le plan culturel également, il se considère d’abord comme un travailleur et seulement ensuite comme un Noir : « L’unité pour l’unité, c’est le mariage forcé. Il y a aussitôt le divorce. Pourquoi il faut automatiquement coûte que coûte qu’il y ait unité entre Noirs Américains et Africains ? Un capitaliste africain et un capitaliste américain s’entendent bien. Un militant africain et un militant américain peuvent s’entendre. Ma lutte est de classe, ma solidarité n’est pas de race« (Gadjigo, p. 218). Sembène se retrouve sur la même longueur d’ondes avec des écrivains comme Mongo Beti et Ferdinand Oyono, qu’il rencontre régulièrement. Mais, tout en admettant les pionniers de la littérature africaine francophone comme une partie intégrante de son héritage culturel et en comprenant leur utilité dans le contexte colonial, il juge néanmoins sévèrement les oeuvres de la plupart d’entre eux (les contes de Birago Diop sont pour Sembène une exception notoire) : « A ses débuts, la littérature africaine n’était pas du tout orientée vers l’Afrique, elle s’adressait aux Européens. La négritude en 1933 n’était pas autre chose que le désir de certains Nègres, vivant en Europe et bourrés de complexes, d’être acceptés par la culture occidentale. C’était en somme une littérature d’autodéfense. Je voyais des gens s’amuser avec des mots, tandis que moi j’étais intéressé par des revendications politiques. D’un autre côté, on voyait des gens confondre la culture avec du folklore. Mais je reprochais surtout à ces écrivains d’ignorer les problèmes du peuple et en particulier ceux de la classe ouvrière » (Carrie Dailey Moore, 1973, et Pierre Haffner, 1985, cités par Gadjigo). Sembène écrit alors son premier roman, Le Docker Noir (1956). Dans la fiction africaine jusqu’au roman de Sembène le thème de l’émigration n’était apparu que rarement et jamais comme axe central d’une oeuvre. En ce sens, Sembène est donc un « père de la littérature africaine ». Son troisième roman, Les Bouts de Bois de Dieu (1960), que l’on considère généralement comme son chef-d’uvre littéraire, décrit la grève historique des cheminots de la ligne Dakar-Niger en 1947-1948.
La négritude, lancée dans les années 30 à Paris par le Martiniquais Aimé Césaire (qui est à l’origine du terme), le Sénégalais Léopold Sédar Senghor et le Guyanais Léon Gontran Damas, était un mouvement littéraire et politique réagissant contre le racisme colonial français, tout en affirmant l’existence d’une identité ou essence noire. Césaire, l’auteur du futur Discours sur le colonialisme (1955), définit la négritude comme « la conscience et l’acceptation par soi-même d’être Noir » et la conçoit ainsi comme un outil de lutte contre l’assimilation culturelle ; pour sa part, Senghor définit la négritude comme « l’ensemble des valeurs culturelles du monde noir ». Césaire se montre moins essentialiste quand il déclare « Je suis de la race de ceux qu’on opprime », tandis qu’en 1939 Senghor tente de définir l’essence noire en opposant « l’émotion noire » à « la raison hellène » (des Grecs anciens) dans son essai Ce que l’homme noir apporte, (dans l’ouvrage collectif L’homme de couleur, depuis repris dans Liberté I, 1964). En la même année 1939, Césaire publie Cahier d’un retour au pays natal.
En fait, les approches divergentes de la négritude par ses initiateurs n’ont jamais permis une idéologie commune. Ce qui, en 1975 (à Rotterdam), a fait dire à Sembène : « La négritude, connais pas. Elle est pour moi comme le sexe des anges » (tout au plus, lui reconnaissait-il alors un rôle positif, mais temporaire, dans un pays comme l’Afrique du Sud sous l’apartheid.) (4) Sembène rejette aussi bien l’essentialisme « négre » que les approches assimilationnistes (la citoyenneté française comme but ultime) des élites africaines. En 1957, il crée à Marseille une section du Parti Africain pour l’Indépendance (PAI) et 2 ans après une section du Mouvement de libération de la Guinée et du Cap-Vert. Par contre, Senghor et beaucoup d’adeptes de la négritude n’envisageaient pas l’indépendance politique pour les colonies africaines. Durant sa vie, Senghor a toujours favorisé des liens étroits avec la France et le monde occidental, tandis qu’après l’indépendance il soutiendra et popularisera la conscience francophone (la francophonie). Sembène ne s’est jamais reconnu dans les thèses de Senghor. Mais bien dans celles d’Aimé Césaire, Frantz Fanon, Mario de Andrade et, plus tard, Amilcar Cabral. Ou encore celles de l’historien et anthropologue sénégalais Cheikh Anta Diop, écrivant à propos de certains intellectuels africains qui perdent confiance en leurs possibilités dans un monde où règnent l’exclusion du Nègre et les idées racialistes d’un Joseph Arthur de Gobineau et de son livre (où il inventa le mythe aryen), Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855). Cheikh Anta Diop, dans Nations Nègres et Cultures (1954), pp. 54-55 note : « Il est fréquent que des Nègres d’une haute intellectualité restent victimes de cette aliénation au point de chercher à codifier ces idées nazies d’une prétendue dualité du Nègre sensible et émotif, créateur d’art, et du Blanc fait surtout de rationalité. C’est ainsi que s’exprime de bonne foi un poète nègre africain dans un vers d’une admirable beauté :’L’émotion est nègre et la raison hellène’ (Léopold Sédar Senghor). Ainsi s’est créée, peu à peu, une littérature nègre de’complémentarité’, se voulant enfantine, puérile, bon enfant, passive, résignée, pleurnicharde. C’est ainsi que l’ensemble des créations artistiques nègres actuelles fort appréciées par les Occidentaux, n’en constitue pas moins un miroir où ces derniers peuvent contempler avec fierté, tout en se laissant aller à une sensibilité paternaliste, ce qu’ils croient être leur supériorité. Les réactions seraient tout autres si les mêmes juges étaient en présence d’une oeuvre nègre parfaitement réussie mais qui, sortant de ce cadre en rompant avec les réflexes de subordination, et les complexes d’infériorité, se placerait naturellement sur un plan d’égalité ». Si la formule de Senghor est habile et saisissante (je ne dirai pas qu’elle est belle), elle en revient à nier la possibilité aux Africains à penser par eux-mêmes.
Le 26 juillet 2007 (moins de 2 mois après le décès de Sembène donc), à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, le président français Nicolas Sarkozy est venu prononcer le discours extrêmement insultant pour les Africains que l’on sait (« le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire. (…) Jamais il ne s’élance vers l’avenir. Jamais il ne lui vient à l’idée de sortir de la répétition pour s’inventer un destin », etc.). Tout en réduisant l’influence de l’Afrique au seul domaine de l’art et le seul apport de l’Afrique à « changer non seulement l’idée de la beauté, non seulement le sens du rythme, de la musique, de la danse, mais même dit Senghor, la manière de marcher ou de rire du monde du XXe siècle ». Les intellectuels africains ont réagi massivement en publiant en février 2008, sans doute pour la première fois face à un président français, le livre collectif (23 auteurs sous la direction de Makhily Gassama) L’Afrique répond à Sarkozy – Contre le discours de Dakar (Editions Philippe Rey, Paris).
Les critiques par Cheikh Anta Diop, Sembène et tant d’autres (comme Fanon, Wole Soyinka, etc.) du concept du « nègre émotif » et d’une certaine négritude n’ont pas été en vain. Quelques jours après le sinistre discours, Achille Mbembe rétorquait à Sarkozy : « Comment peut-on se présenter à l’Université Cheikh Anta Diop au début du XXIe siècle et s’adresser à l’élite intellectuelle comme si l’Afrique n’avait pas de tradition critique propre et comme si Senghor et Camara Laye, chantres respectifs de l’émotion nègre et du royaume de l’enfance, n’avaient pas fait l’objet de vigoureuses réfutations internes » (« L’Afrique de Nicolas Sarkozy » sur Africultures.com et sur LeMessager.net).
À la fin des années 50, Sembène fait un voyage en Chine où il rencontre Mao Ze Dong et Chou En-lai et ensuite, au Vietnam, Ho Chi Minh. Le 20 août 1960, le Sénégal devient indépendant. Après 13 années passées à Marseille, Sembène retourne à son pays natal. Il renonce à la nationalité française et démissionne du PCF et de toutes les autres organisations et associations politiques et culturelles dont il a fait partie. Il reste un marxiste et précise : « Je suis à la fois un artiste et un militant, mais je ne milite dans aucun parti ; je milite à travers mon art ». Mais lors d’un voyage jusqu’au Congo, en passant par le Mali, le Niger et la Côte d’Ivoire, il se rend compte que le travail d’écrivains comme lui n’a pas vraiment d’écho parmi le peuple, tandis qu’il voit tous les soirs les Africains se presser au cinéma. Le voyage de Sembène sur le fleuve Congo en 1961 impressionne Sembène, tandis que la rencontre en compagnie d’Alioune Diop, le fondateur de la revue et de la maison d’édition Présence Africaine, avec Patrice Lumumba aura une influence déterminante. Pierre Haffner a récolté le témoignage de Sembène, en novembre 1977 de retour au Congo : « Lumumba fut le premier qui ait attiré notre regard sur le vide culturel du Congo d’alors, et cela nous a vraiment frappés. J’ai dit bon, je vais venir ! On m’a donné un billet et je me suis retrouvé à Léopoldville pour faire un reportage. Je n’écrivais pas dans les journaux africains ; jécrivais dans les journaux communistes, des revues culturelles comme Europe. J’ai donc écrit beaucoup d’articles sur le Zaïre d’alors, et j’ai pris conscience qu’au-delà de la littérature il n’y avait que le cinéma, tout au moins pour nous. Je suis revenu à Paris avec le désir d’apprendre le cinéma ! J’avais quarante ans, les gens disaient « Mais quand même, à ton âge, tu ne vas pas te mettre à faire du cinéma ! ». Il n’y a pas d’âge pour la bêtise, il n’y a pas non plus d’âge pour apprendre ! Et je me suis mis cinéaste » (Revue Images Nord Sud n°72).
Afin d’apprendre le métier, il retourne en 1961 à Paris, mais les portes des écoles de cinéma lui restent fermées. Il écrit à l’URSS, au Canada, aux Etats-Unis, à la Pologne et la Tchéchoslovaquie, et se fait finalement inviter par le premier pays nommé, sans doute par le truchement du critique et historien du cinéma communiste français Georges Sadoul. Sans abandonner l’écriture, il est en 1961-1962 à Moscou au studio Gorki, pour une formation sous la conduite des cinéastes soviétiques Serguei Guerassimov et de Marc Donskoï. Certains films de Donskoï, comme dans les années 30 la trilogie sur la vie de Gorki et L’Arc-en-ciel (URSS, 1944), sur l’occupation nazie et la résistance populaire d’un petit village en Ukraine, ont en leur temps fait le tour du monde. Les thèmes de la vie de l’écrivain Maxime Gorki, comme Sembène parti de rien et dont il avait déjà lu les livres, et de la résistance (à forte composante immigrée), qui avait été particulièrement active à Marseille et dont des survivants (1500 exécutions par les nazis) ont été cotoyés par Sembène, sont théoriquement dans la lignée de l’apprenti cinéaste sénégalais. Mais si au niveau du style il y a parfois des « emprunts » au cinéma soviétique (notamment des références au célèbre Le Cuirassé Potemkine en 1925 d’Eisenstein dans Camp de Thiaroye), il n’y a aucune comparaison avec par exemple le cinéma algérien qui, du moins à ses débuts (années 60), était visiblement influencé par le cinéma soviétique (muet surtout). En termes esthétiques ou politiques, Sembène ne s’est apparemment pas, ou à peine, prononcé à propos de son écolage à Moscou. Par contre, Sembène a toujours dit y avoir appris qu’il faut travailler durement pour maîtriser le cinéma. Et il y a quelques années encore il affirmait que les meilleurs cinéastes africains étaient passés par là (par exemple Sissako). Il y a notamment filmé la première visite d’un ministre sénégalais en Union Soviétique ; un travail dont il était particulièrement fier parce qu’il avait tout fait lui-même, mais il n’a pas ramené ses travaux de l’école de cinéma de Moscou chez lui.
De retour en Afrique, il réalise pour le compte du gouvernement malien L’Empire Sonhraï (1963), mais celui-ci n’est pas distribué. La même année, il réalise encore un court métrage, Borom Sarret. Avec Borom Sarret et surtout avec son premier long métrage La Noire de… (1966), Sembène gagne les titres de « père du cinéma africain » et de son « pionnier », plus tard il sera « l’aîné des anciens ». Des titres dont Sembène ne s’est jamais réclamé et qui vu sous l’angle chronologique n’ont d’ailleurs pas de sens : en Égypte et en Tunisie, il y a déjà quelques films tournés par des Africains du temps du cinéma muet, en 1958 l’Égyptien Youssef Chahine a réalisé le classique Gare Centrale. Et pour son pays, Sembène n’est pas non plus le premier à avoir fait un film, puisqu’en 1955 le Sénégalais Paulin Soumanou a réalisé Afrique sur Seine. Si Borom Sarret et La Noire de… ne sont donc strictement parlant pas les « premiers » films africains, néanmoins ils ont souvent été perçus tels quels pour leur impact. En effet, ils témoignent d’une vision tellement aiguë et consciente (Sembène s’est vite rendu compte que le peuple n’a pas beaucoup à espérer des nouvelles élites noires) que les spectateurs en Afrique et de par le monde en restent abasourdis. Cela vaut également pour les professionnels du cinéma. Dont témoigne par exemple l’historien et critique de cinéma (par ailleurs cinéaste) tunisien Férid Boughedir, interrogé en 2005 sur son plus grand choc de cinéphile : « Il remonte aux premières Journées cinématographiques de Carthage, en 1966, et à l’attribution du premier prix à La Noire de
, de Sembène Ousmane. Il y a eu, aussi, la projection de Gare centrale, de Youssef Chahine. Il faut dire que le mouvement des ciné-clubs était très puissant à l’époque, en Tunisie. Ma vision était celle d’un cinéma inaccessible pour nous, dont les grands noms étaient Buñuel et Bergman. Avec cette impression que nous, Africains, ne pourrions jamais nous hisser à la hauteur de ces sommets. Ces deux films m’ont montré que nous pouvions, nous aussi, devenir des créateurs de l’histoire du cinéma, et non seulement ses admirateurs. » (5)
À la base de cet impact des films de Sembène il y a sa devise des 3 « P » pour le travail cinématographique : Populaire, polémique et politique (voir notamment Guy Hennebelle, « Sembène Ousmane une conception du cinéma » dans le livre Afriques 50 : singularités d’un cinéma pluriel, 2005). Sembène continue à aimer, sinon préférer la littérature, mais selon lui et à cause de l’analphabétisme régnant en Afrique, le cinéma est « la meilleure école du soir ». Comme dans son travail littéraire, il veut par son cinéma rendre les gens conscients de leurs véritables intérêts. Un cinéma également destiné à distraire le public, mais en dernière instance un cinéma politique. Pas de « pancartes » (slogans) ni limité à uniquement des dénonciations, « je préfère voir mes films comme des miroirs de la société ». Ce qui implique qu’aussi bien les valeurs et forces oppressantes que libératrices, à la fois à l’oeuvre dans la société décrite, le sont également dans ses films. Mais aussi – et il n’y a pas tant de cinéastes qui le font – que dans les films de Sembène ce sont aussi bien des éléments endogènes qu’exogènes qui font bouger les choses. En effet, si dans bien des films les personnages sont évidemment en conflit avec une réalité rebelle ou intolérable, souvent l’enjeu se limite à la question si le ou la protagoniste trouvera en son for intérieur assez de force afin de rester de façon honorable debout dans ces conditions. Chez Sembène, remédier à la réalité ne peut se faire sans trouver des alliés dans la lutte, tandis qu’en même temps les personnages individuels sont confrontés avec une lutte en eux-mêmes et évoluent à leur tour. Polémique ? Pour changer la réalité, Sembène ne comptait pas sur l’élite intellectuelle africaine comme par exemple l’Ivoirien Félix Houphouet-Boigny ou le Sénégalais Léopold Sédar Senghor : « Cette certitude, je l’ai acquise lors des grèves contre la guerre en Indochine ». De récentes études de l’historien sénégalais Mamadou Diouf (Représentations historiques et légitimité politique) et du chercheur rattaché à l’université de Stirling (UK) David Murphy (6) démontrent qu’un fil conducteur dans l’uvre de Sembène aura été la lutte contre le discours officiel sénégalais, notamment celui de Senghor (avant même que celui-ci devienne le président du Sénégal, de 1960 à 1980). Dans Mandabi/Le Mandat (1968), son premier film en couleurs et parlant Wolof, et dans Xala (1974), Sembène dénonce la classe noire néocoloniale sénégalaise. Au Sénégal, Xala n’a pu être montré que sous une forme mutilée, Sembène distribue alors aux spectateurs les passages censurés de son film. L’élément polémique est également à l’oeuvre parmi le peuple, donc aussi quand Sembène n’aborde pas les grands sujets politiques ou historiques. Comme dans son dernier et seul film tourné en dehors du Sénégal, selon ses dires « le plus africain », Mooladé (2004).
Ceddo (1976) est le film le plus « expérimental » dans l’uvre de Sembène. C’est aussi le seul à avoir la religion comme sujet central. Sembène y décrit la montée agressive de l’Islam au 17ème siècle, qui force les paysans africains à la conversion à cette religion (et à la soumission). Pour cette raison le président Senghor en personne rejette et interdit le film, tout en banalisant et réduisant la dispute à une question « grammaticale »; il prétend que le mot ceddo ne s’écrit qu’avec un « d ». Sembène vivra jusqu’à la fin de ses jours dans une maison dans un quartier limitrophe de Dakar, donnant sur la mer et portant le fier écriteau Gàlle Ceddo (la maison du rebelle). Pour Sembène, l’Islam comme la religion catholique et toutes les religions étrangères n’ont rien apporté à l’Afrique. Mais il s’en prend tout aussi bien à l’animisme, par exemple dans Emitaï (1971), quand cette religion traditionnelle sert de justification aux autorités religieuses du village pour se plier aux exigences des militaires coloniaux français.
En juillet-août 2006, il soulève sa dernière polémique : « le septième art africain souffre d’un manque de critiques » (7). Un manque ou même une « absence » de critiques ? Certains d’entre eux ne se sont pas privés de dire leur déception, sinon leur irritation (et plus), d’autres au contraire y ont vu une exhortation bienvenue à renforcer la critique (8). La rencontre prévue après le Fespaco 2007 entre la FACC (Fédération Africaine de la Critique Cinématographique) et Sembène, étant déjà très malade et n’ayant pu assister au festival, n’a finalement jamais eu lieu. Si les critiques de cinéma africains ne sont manifestement pas absents et existent bel et bien, sont-ils pour leur travail à la hauteur de la devise du cinéaste pour le sien ?
Sembène est un réaliste, qui fait appel à un certain symbolisme. Mais utilisant des symboles qui sortent de l’univers de ses spectateurs africains et sont compréhensibles pour eux. Toutefois, il n’y a pour Sembène pas d’esthétique « africaine ». En 2005, lors de sa leçon de cinéma à Cannes (livre édité par le Festival de Cannes/éd. du Panama, 2007), il déclare : « Moi, je suis parti de deux films qui ont énormément compté pour moi : Les Temps Modernes (Charles Chaplin, USA 1936) et Le Voleur de Bicyclette (Vittorio De Sica, Italie 1948) » (…) A partir de ces films (…) il s’agit d’être africain. C’est cela mon défi. (…) Il faut apporter au cinéma notre façon de voir, notre façon d’être. Avant d’être universel, un artiste est d’abord national, et même villageois. C’est une rencontre entre deux cultures qui, lorsqu’elle se produit, doit provoquer des étincelles créatrices ». Un mois plus tard, il est à Londres pour une conférence-débat, où sort du public la question s’il utilise toujours le montage à la Eisenstein, que Sembène aurait utilisé dans ses tout premiers films. Et pourquoi les pays africains francophones font bien plus de films en 35 mm que le Ghana ou le Nigeria. Réponse : « Je ne crois pas qu’il y ait des règles fixes pour faire du cinéma. Et je voudrais que les jeunes cinéastes africains soient plus violents et rejettent toute sorte de conformisme, ou qu’ils aient des buts clairs à atteindre. Je crois qu’il n’y a que la sensibilité de l’artiste qui compte. Je pense vraiment que la forme a moins d’importance, spécialement en cette époque. Au Nigeria et au Ghana, il y a un boom de la vidéo. Les gens s’amusent, ce qui n’est pas mauvais, mais pour le restant il n’y a que du vide dans ces films, tandis que moi je pense que le contenu est crucial. Le 35 mm est cher, mais pour mon peuple je veux les plus belles choses en ce monde » (9). Sembène ne s’est jamais réclamé de modèles, mais il ne nie pas ses influences, parmi lesquelles il a plus d’une fois cité Brecht. La distanciation (afin d’empêcher toute identification non réflexive du spectateur avec les protagonistes) et aussi l’aspect polémique dans les films de Sembène ont sans doute à voir avec Brecht. David Murphy par exemple n’hésite pas à appeler Sembène le « Brecht africain ». En tant qu’artiste révolutionnaire, le style est chez Sembène subordonné au contenu. Ou, plus exactement, c’est le contenu et les objectifs qu’il veut atteindre qui font naître le style d’un film. Si ce n’est pas un style européen ou étranger qu’il retourne contre lui-même et à son profit. Ainsi, La Noire de… s’apparente au style de la Nouvelle Vague (et non pas au style dit « soviétique »). À voir ou revoir les films de Sembène on a l’impression d’un constant ressourcement (à chaque sujet) et tout aussi essentiel dans les déclarations de Sembène est son affirmation qu’un cinéaste doit avoir des buts clairs (tandis que tant de jeunes ou moins jeunes cinéastes se vantent du contraire et de ne faire que des films-découvertes). Sur ce point, le credo de Sembène pourrait bien être fort proche du cinéaste soviétique Eisenstein, pour qui « au plus le but est clair, au plus on peut varier les voies pour y arriver ». En 1993, Sembène a déclaré au San Francisco International Film Festival (SFIFF) que« toutes les idées peuvent être filmées, mais qu’il s’agit de les élaborer afin de rendre le film cohérent du début à la fin ».
Tahar Chériaa raconte que fin années 60, Sembène est l’émissaire du festival de Carthage (Tunisie) afin de trouver du financement, qu’il trouvera finalement au Burkina Faso, pour une Semaine de Cinéma qui deviendra peu après le festival biennal du FESPACO (Festival Panafricain du Cinéma et de la Télévision de Ouagadougou) (10), tandis qu’en 1969 il contribuera à la création de la FEPACI (Fédération Panafricaine des Cinéastes) (11).
Dans Guelwaar (1992), lequel sous l’impulsion de l’Afrika Filmfestival de Leuven (Louvain) a été sous-titré et diffusé en Belgique par Jekino Distributie, Sembène montre comment dans un village, l’arrivée de l’aide alimentaire étrangère est utilisée par certains détenant le pouvoir au village, à entretenir la division entre les villageois. Les choses dérapent à un tel point que des tentatives génocidaires y font leur apparition et en ce sens il n’est pas exagéré de dire que Sembène aura averti pour ce qui, deux ans plus tard, allait se passer à une grande échelle au Rwanda ! Dans Guelwaar, en illustrant comment la menace de liquidation physique (de la minorité catholique du village) est désamorcée, Sembène démontre aussi que sans lever les divisions entre les gens il n’est pas possible de s’affranchir de la mendicité et de la dépendance extérieure.
Le rôle de la femme en Afrique est bien souvent aussi un facteur de division entre les gens. De sorte que dans les films de Sembène, sauf exception (comme Camp de Thiaroye), le sort de la femme et la question de l’égalité des sexes sont omniprésents. Dans La Noire de… (1966), il montre l’impasse dans laquelle une jeune bonne africaine atterrit, quand elle suit ses maîtres en France et se coupe ainsi de ses racines. Avec son dernier film Moolaadé, dans lequel Sembène fournit aux femmes les arguments afin de prendre leur sort en leurs propres mains et de rejeter l’excision, il montre que des victoires sont possibles. L’héroïne de La Noire de… se révolte mais, seule, elle finit par se suicider ; celle de Moolaadé réussit à rassembler autour d’elle toutes celles et tous ceux qui ne veulent plus subir les abus de pouvoir du conseil des chefs de village traditionnels. (12)
Sembène a livré le fond de sa pensée notamment en 2004 sur l’héroïsme de la femme africaine qui revient-il, en leitmotiv, dans son uvre depuis son premier roman, Le Docker noir (1956) et dont le premier chapitre s’intitule « La Mère » : « Je pense que l’Afrique est maternelle. L’homme africain est très maternel ; il aime sa mère ; il jure par sa mère. Quand on insulte son père, l’homme peut supporter. Mais une fois qu’il est porté atteinte à l’honneur de sa mère, l’homme se sent indigne de vivre, s’il ne défend pas sa mère. Selon nos traditions, l’homme n’a aucune valeur intrinsèque ; il reçoit sa valeur de sa mère. Cette conception date d’avant l’Islam : la bonne épouse, la bonne mère, la mère soumise qui sait entretenir mari et famille. La mère contient notre société. Je continue à penser que la société africaine est très maternelle. Peut-être l’avons-nous hérité de notre matriarcat avant l’Islam. Cela dit, pour moi, tout homme aime une femme. Nous les aimons. Par ailleurs, plus de 50 % des populations africaines sont des femmes. Plus de la moitié des 800 millions que nous sommes sont des femmes. C’est une force qu’il faut pouvoir mobiliser pour notre développement. Il n’y a personne qui travaille autant que la femme rurale. (13)
Pour Sembène, la femme africaine qui doit survivre avec un dollar par jour et arrive néanmoins à nourrir et élever ses enfants commet un acte de résistance et témoigne d’une attitude héroïque. Dans un film comme Emitaï, situé dans la Casamance de 1942, ces mêmes femmes africaines prennent le devant quand elles s’opposent aux réquisitions de leurs enfants et du riz par l’armée coloniale française. Depuis son dernier film, les femmes africaines sont plus que jamais reconnaissantes pour le soutien de Sembène à leurs luttes, quotidiennes ou autres.
Dans ses films, Sembène a progressivement mis en pratique l’unité africaine qu’il a toujours recherchée (et qu’au niveau du continent il ne voyait possible qu’entre pays économiquement indépendants). Moolaadé (2004) a entièrement été réalisé en Afrique, la postproduction au Maroc inclue : « Peut-être que je pourrais faire comprendre aux cinéastes africains, aux plus jeunes, que sans sortir du continent nous pouvons créer tout ce dont nous avons besoin ». L’unité africaine de Sembène suppose donc une coopération Sud-Sud, mais aussi de prendre ses distances avec les anciens et nouveaux colonisateurs (et leurs représentants noirs).
En juin 2005, à Londres il affirme : « La lutte contre l’apartheid a été des plus dures que nous avons connues et beaucoup de gens en Europe nous ont rejoints dans ce combat, certains européens y ont laissé leur vie. Mais maintenant la lutte est encore plus dure car d’ordre économique. Et je pense qu’il faut une rupture entre l’Afrique et l’Europe et revoir toutes les lois internationales. L’Europe fait maintenant des problèmes avec la Chine qui inonde ses marchés avec des T-shirts. Mais au siècle passé, la France et l’Angleterre bombardaient Shanghai. De nos jours, ils ne peuvent plus envahir la Chine et le Vietnam, parce qu’entre-temps ces pays se sont organisés. C’est ce qui nous manque en Afrique. Nous avons été tellement soumis que tout ce que nous pouvons faire est mendier. Nous ne sommes plus aux temps de l’esclavage, mais néanmoins nous continuons à produire du coton, dont l’Europe ne veut pas. Au lieu d’attendre tout de l’industrie européenne nous pourrions commencer par utiliser le coton pour confectionner nos propres vêtements et produire tant d’autres choses, même meilleures que ce que l’on trouve ici ». » (14)
Lorsque Sembène reçoit en novembre 2006 la Légion d’honneur de la République française il ne dit pas autre chose. La dépêche de l’agence Panapress (daté du 10/11/2006 et reprise par Jeune Afrique (Paris) souligne : »Pour le cinéaste qui dit avoir connu « la France des travaux manuels, des labours, la France champêtre », « il faut rompre les relations actuelles entre la France et le Sénégal, car on y trouve des choses néfastes à l’amitié et à la solidarité perpétuelles. Je suis pour l’amitié entre tous les peuples du monde, en particulier avec la France, mais on ne doit pas rejeter nos malheurs sur le dos de la France qui ne nous doit rien. Le jour où le Sénégal a eu son indépendance, a-t-il révélé, « j’ai rejeté ma nationalité française. Ayant longtemps lutté pour l’indépendance de mon pays, je ne devais pas demeurer français. Je devais travailler pour le Sénégal afin de léguer un héritage à mes enfants et mes petits-enfants »
À propos de lui-même et de sa personne, Sembène restait toujours fort discret : « Mon travail est important, moi-même je désire rester anonyme, perdu dans la masse ». Si son oeuvre, aussi bien littéraire que cinématographique, est connue de par le monde, par contre sa vie et son itinéraire n’avaient jusqu’à présent fait l’objet que d’une vingtaine de pages biographiques dans le livre Ousmane Sembène cinéaste, la première période 1962-1971 (Paulin Soumanou Vieyra, 1972). En ce sens, Sembène est resté un célèbre inconnu. Ou bien a-t-on parfois fait passer à tort certains épisodes dans ses livres ou films pour des faits qui lui seraient arrivés. Or, si Sembène est somme toute un « réaliste » et son oeuvre tirée de son vécu, néanmoins même ses livres et films les plus personnels restent tout au plus semi-autobiographiques.
En 2007, terminé quelques mois avant la mort de Sembène et publié quelques mois après aux éditions Homnisphères (www.homnispheres.info), Samba Gadjigo a comblé toutes ces lacunes avec sa biographie, provisoirement jusqu’en 1956, Ousmane Sembène, une conscience africaine. L’auteur n’y retient que les faits confirmés et, au besoin, corrige, apporte les différentes versions ou interprétations de faits dans la vie de Sembène parfois communément admis. Rien que pour cela, cette biographie vaut son poids en or. Mais Samba Gadjigo fait bien plus. Au-delà des faits, l’auteur biographe s’évertue surtout à déceler ce qui a forgé la personnalité de Sembène, ce qui l’a influencé et ce qui a contribué à former ses idées. Bref, comment Ousmane Sembène est devenu Ousmane Sembène.
Un deuxième tome de la biographie, traitant des 50 années suivantes de la vie de Sembène, est prévu. Mais il a été reporté, puisqu’à l’heure actuelle Samba Gadjigo est impliqué dans la confection d’un documentaire au titre de SEMBÈNE ! (www.sembenefilm.com) basé sur le premier tome de sa biographie !
1. cf. Samba Gadjigo, Ousmane Sembène. Une conscience africaine. Paris : Homnisphères, 2008, chapitre « La Casamance »
2. Samba Gadjigo, Ousmane Sembène. Une conscience africaine. Paris : Homnisphères, 2008
3. Baba Diop, « Les dernières confidences de Sembène : « Je dois le dire avant de mourir ». », Sud Quotidien (Dakar), du lundi 11 juin 2007
4. W.J.J. Schipper de Leeuw – « Migration d’un mouvement : le cas de la négritude », in Bernth Lindfors and Ulla Schild, eds., Neo-African Literature and Culture. Essays to the Memory of Janheinz Jahn, 57- 69, Reimer Verlag, Berlin, 1978
5. Ferid Boughedir : « le Fespaco doit être militant et festif ». Fespaco 2005, in RFI (Radio France Internationale). Propos recueillis par Elisabeth Lequeret
6. David Murphy – Sembene : Imagining Alternatives in Film & Fiction. James Currey Publishers, 2000, 275 p.
7. « Sembène Ousmane : « le septième art africain souffre d’un manque de critiques ». » APS (Agence de Presse Sénégalaise), Dakar, juillet 2006.
8. Fatou Kiné Sène – Absence de critiques, le maillon faible du 7e art africain, selon Sembène. Africiné (www.africine.org) du 17 juin 2007.
9. Bonnie Greer – « Interview. Ousmane Sembène ». The Guardian (London), Sunday 5 June 2005
10. Voir www.fespaco.bf – Qui était Sembène Ousmane ?
11. Aboubacar Demba Cissokho, envoyé spécial – « Tahar Chériaa raconte les débuts du Fespaco », APS (Dakar), 09 mars 2005
12. « Mooladé » by Bruno Bové, Indy media Belgium, Wednesday Apr. 13, 2005
13. « Ousmane Sembène « Mes héros sont ceux qui ne gagnent pas des médailles ». », propos recueillis par Professeur Samba Gadjigo, Walf Fadjri (Dakar), 08/07/2004.
14. Bonnie Greer – « Interview Ousmane Sembène ». The Guardian (London), Sunday 5 June 2005
15. Voir le site de Samba Gadjigo : www.mtholyoke.edu/courses/sgadjigo (en anglais)Sembène est mort à l’âge de 84 ans. Il a écrit 5 romans, 5 recueils de nouvelles et il a réalisé une vingtaine de films (dont 9 longs métrages) (15).
Ses DVD (sous-titrés en français) sont édités par la Médiathèque des Trois Mondes (MTM, Paris) – www.cine3mondes.com qui offre aussi les films en VOD :
DVD (st fr): édités par la Médiathèque des Trois Mondes (MTM) – www.cine3mondes.com :
COLLECTION SEMBENE OUSMANE (Les huit DVD)
VOD : www.cine3mondes.com en partenariat avec www.africanfilmlibrary.com
« Moolaadé » : st fr, english ou nl – voir Google///Article N° : 8515