Dans une Afrique qui a si peu l’occasion de voir ses propres images, Ecrans noirs (29 mai 6 juin 2004) est une rafraîchissante oasis : un festival bien organisé, itinérant dans la sous-région et qui, tout en présentant les dernières productions, permet de rencontrer les cinéastes et multiplie les ateliers de formation. Le voisin nigérian était cette année très présent.
Je n’ai pas l’habitude d’écrire des panégyriques mais je reviens d’Ecrans noirs impressionné : face à tant d’événements qui pêchent par leur organisation, ce festival se distingue de façon impressionnante. Dès la soirée d’ouverture, c’est le professionnalisme qui domine : dans cette salle pleine et chaude de l’Abbia (1360 places : en dehors de celle du CCF, la seule salle de cinéma encore ouverte dans une Yaoundé de plus d’un million d’habitants !), une animatrice bien rompue à l’art de présenter, une projection simultanée en vidéo sur le grand écran de ceux qui parlent au micro, une introduction enjouée et sans palabres inutiles de Patricia Moune, administratrice du festival, et de son président Bassek Ba Kobhio, un film tourné par l’équipe du festival reprenant les grands moments de l’an passé pour introduire 2004
Tout cela tourne bien et laisse un moment à Olivier Delahaye, producteur français de La Caméra de bois, pour présenter son film choisi pour l’ouverture.
Confirmation durant toute la semaine du festival : des hôtesses disposées aux bons endroits, des accompagnatrices qui font leur boulot, une info bien dispatchée, notamment sur les inévitables changements dans le programme liés aux aléas des transports de copie et d’arrivée des invités, un « village » construit de toutes pièces pour le festival sur l’artère principale de Yaoundé, à la porte de la salle du CCF, avec un bar, un restaurant et un espace pour les conférences de presse qui ont lieu chaque matin de 11 h 30 à 13 h 30.
Côté programme, le gratin des films récents (Moolade, le dernier Sembène, en première africaine juste après son succès cannois, mais aussi des films nigérians récents, La Danse du vent de Taïeb Louhichi ou 1802, l’épopée guadeloupéenne, le dernier Lara qui montrait aussi Deux ou trois choses d’elles, sans oublier Borry Bana, documentaire-enquête sur l’assassinat du journaliste burkinabè Norbert Zongo), des vedettes (comme Jérémie Renier, qui était déjà venu tout jeune au festival pour présenter « La Promesse » des frères Dardenne et qui est maintenant un acteur confirmé), des professionnels aux conférences de presse ou aux débats après les films. Et pourtant, les cinéastes invités, qui traînent un peu en dehors de leurs présentations, pourraient être davantage utilisés, par exemple dans des « classes de cinéma » ou des rencontres avec les jeunes réalisateurs locaux.
Car ce qui frappe à Yaoundé comme à Dakar, c’est ce désir de cinéma : non seulement voir les films mais se saisir de cet outil devenu abordable avec la vidéo numérique pour produire ses propres images. Le désert télévisuel n’y est pas pour rien : le déficit d’images de soi est criant lorsque les écrans ne diffusent que promotion du pouvoir, documentaires sur le patrimoine ou produits importés.
Nous revenons dans un autre article sur ces rencontres avec ces cinéastes en herbe qui ne demandent qu’à envahir les écrans. Ils ont déjà leur festival, dont la première édition a rencontré un succès tel qu’il a fallu canaliser la foule qui ne pouvait entrer. Organisée par l’équipe du magazine de cinéma Sud Plateau animée par Mérimé Padja, la deuxième édition du festival Yaoundé-Tout-Court, qui se définit maintenant comme des Rencontres internationales du film court, aura lieu du 25 au 30 octobre 2004 au CCF et à l’Abbia.
Le modèle à succès nigérian de la home video est dans toutes les têtes et les trois films présentés à Ecrans noirs (sous-titrés en français par l’entreprise florissante de Mohammed Musulumi qui se lance dans le doublage des films pour une commercialisation hors de la sphère anglophone) ont trouvé un large public, notamment Jealous Lovers, d’Adim Williams, qui met en scène l’actrice la plus connue et la mieux payée du Nigeria (15 000 $ pour l’un de ses derniers films tourné en Sierra Leone à l’invitation du président du pays), Geneviève Nnaji (qui a son propre site internet : www.genevievennaji.com). Elle était attendue au festival mais n’a pu se déplacer, enchaînant les tournages (lesquels sont souvent bouclés en une semaine
). Etaient présents par contre une série de professionnels nigérians, exploitants et distributeurs, pour un séminaire avant le festival, et notamment Femi Odugbemi, président de l’ITPAN (Independent Television Producers Association of Nigeria) qui organise avec l’Ambassade de France le forum annuel en juin dont nous avons eu l’occasion de parler, et Jide Asumah, qui dirige le groupe Silverbird, notamment propriétaire d’une chaîne de télévision, et qui ouvre à Lagos un multiplexe de cinq salles, premiers cinémas à rouvrir au Nigeria depuis que toutes les salles ont fermé pour cause d’insécurité le soir. Son projet : passer des films hollywoodiens
Le Cameroun n’échappe pas à l’impact des vidéos nigérianes que l’on trouve sans peine sur n’importe quel marché. Même chose au Niger avec les films haoussas. Le Ghana est envahi par ces mêmes vidéos, alors que les Ghanéens sont eux aussi producteurs de produits similaires. Idem au Kenya et début d’invasion du Congo R-D, enrayé il y a deux ans par les autorités mais pour combien de temps ? Businessmen doués, les Nigérians s’organisent aujourd’hui pour contrôler leurs ventes sur le territoire américain et font des missions en Europe dans le même but, tandis que la vente sur internet est déjà bien organisée pour atteindre la diaspora.
Le succès des films nigérians est incroyable : Osuofia in London (effectivement tourné en grande partie à Londres) a fait l’objet d’une première de prestige à Lagos à l’hôtel Eko Méridien avec 2000 entrées payantes. On dit que ce film s’est vendu à au moins 300 000 cassettes ou vcd (un format dvd moins onéreux) en six mois. Le film Dangerous twins, l’un des plus gros budgets récents (avec un tournage également en partie à Londres et dans plusieurs pays européens) a été lancé dernièrement avec un énorme battage publicitaire (affiches géantes sur des immeubles de 4 étages à Lagos).
Le dynamisme de cette industrie qui rappelle Bollywood ou la grande époque du cinéma égyptien ne peut bien sûr qu’impressionner tous ceux qui veulent réaliser en Afrique des images endogènes, d’autant plus que l’on note une amélioration sensible de la qualité de beaucoup de productions, jusqu’ici terriblement médiocres car réalisées à la va-vite sur des budgets minimums et sans grande compétence professionnelle.
Les vidéos nigérianes apparaissent moins décalées à des spectateurs africains qu’européens, du fait de l’importance du théâtre populaire. Elles sont en effet très marquées comme les grands films nigérians de l’époque d’Ola Balogun (Ajani Ogun, 1975, tiré d’une pièce de Duro Ladibo), Hubert Ogunde ou Ade Folayan par la tradition du théâtre itinérant yoruba : les caractères sont très typés et le jeu des acteurs comme la construction du récit sont très théâtraux.
Jealous Lovers, un des grands succès récents présenté à Ecrans noirs, n’est pas non plus un modèle de cinéma. Le film accumule toutes les tares de ces productions : image sans perspective, cadrage incertain, effets de caméra, construction du récit très théâtrale en une série de saynètes, jeu forcé des acteurs, étirement des dialogues, bande-son bâclée etc. En somme, les défauts à la puissance 10 des télénovelas brésiliennes dont on sait le succès qu’elles ont auprès du public africain. Mais alors que ces dernières proposent un modèle social très conformiste pour ne pas dire anesthésiant, les vidéos nigérianes peuvent développer des propos plus novateurs et dérangeants du fait de leur type de diffusion. Plus de 90 % de ces films sont en effet interdits à la télévision et classés « interdit aux moins de 18 ans » par le Censor’s Board. Les producteurs, ayant peu d’espoir d’être classés « tout public » ne ressentent pas l’obligation de faire des films « formatés » et insipides. Au contraire, par le jeu de la concurrence, ils en rajoutent dans l’audace (jusqu’au morbide absolu), ce qui donne parfois des choses intéressantes en termes de créativité mais limité par la faiblesse des moyens et de la culture cinématographique et technique. Et dont le propos peut être moralement problématique.
Dans Jealous Lovers, excité par les manigances d’une amie, le fiancé de Chioma (Geneviève Nnaji) se montre injustement jaloux et violent. La brutalité des hommes face à des femmes volontaires qui ne se laissent pas marcher sur les pieds : Chioma est un modèle de femme qui se prend en mains, résiste, est maître de son destin, mais n’est pas si émancipée que ça : si sa jalousie n’était pas épidermique, elle serait volontiers soumise à cet homme qu’elle aime et qui n’arrête pas de s’excuser de ses excès.
On trouve chez Tunde Kelani un plus grand souci de la mise en scène, du montage et du cadre (il a une formation de caméraman et est diplômé de la London Film School), même si le jeu des acteurs reste forcé, la bande-son pesante, le récit linéaire et prévisible, et l’action encore essentiellement soumise aux dialogues. Dans son dernier film, The Campus Queen, les hommes boivent comme des trous et les femmes s’affolent pour un rien. Mais le film s’affirme engagé par ses prises de position qui se situent à deux niveaux : d’une part entre les deux bandes qui font la loi sur le campus, Kelani choisit nettement le côté de celle qui cherche davantage de justice (les Silverlines) face à la corruption entretenue par l’autre (les Heavyweights) ; d’autre part, le film alterne de longues séquences d’un spectacle de rap, danse et chur très militant, sorte de clip musical qui aligne les sentences : « J’arrêterai les contrevenants plutôt que d’être soldat » ou « Quand un pays va à la dérive, chacun cherche à émigrer ». Au grand dam des militaires présents dans la salle de concert du campus dans le film, la chanson dénonce le pillage du pétrole avec la complicité du gouvernement et conseille finalement d’ « éduquer le peuple pour savoir que faire face à ce système pourri ».
L’engagement est donc dans les mots mais sur le terrain, les « Silverlines for social justice » utilisent des méthodes pour le moins illégales pour arriver à leurs fins. Ici comme dans de nombreux films nigérians (cf. la série des Issakaba), tout se passe en dehors des cadres habituels : le spectacle a beau réclamer la démocratie, on n’y voit ni la police ni les syndicats d’un Etat de droit mais des bandes qui font la loi et rendent la justice sans contrôle. L’arme d’une femme ne peut être que son charme et c’est sur ce programme que s’axe le scénario. L’héroïne, Banke (interprétée par la jeune Serah Mbaka, dont c’est le premier film mais qui dont on peut penser qu’elle deviendra vite célèbre dans le star-system nigérian), profite de la fascination qu’elle exerce sur le gouverneur pour lui soutirer les documents qui permettront de dénoncer sa corruption. Elle n’évitera d’être Mata Hari pour être finalement sacrée reine du campus que grâce à une improbable happy end.
Le troisième film nigérian présenté à Ecrans noirs, qui a été aidé comme celui de Tunde Kelani par l’Ambassade de France au Nigeria, a été réalisé en 16 mm par Ladi Ladebo dont deux films également tournés en celluloïd avaient été présentés au Fespaco de 2001 (cf.). Qualifié de « docu-drame » par son auteur, Heritage a pour thème la contrebande sur les objets d’art traditionnels. Le film commence par un brillant rappel du viol culturel colonial mais le rythme et les effets de cette introduction laissent la place à une pesante intrigue autour d’un vieux professeur incarcéré à tort : les dialogues et les cours reprennent leur droit, les acteurs ouvrent les mains pour s’exprimer et la caméra se fige autant que les acteurs. Tout cela est assez éprouvant et on se prend à regretter les intrigues amoureuses de Jealous Lovers
Une étude plus approfondie des représentations de l’homme et de la femme ainsi que de l’éthique sociale dans les films nigérians serait importante avant de s’extasier sur leur succès commercial et de les prendre comme modèle. S’ils représentent indéniablement un intéressant retravail des angoisses et des dérives de la société nigériane, ne serait-il pas riche en enseignements d’analyser si et en quoi ils remettent en question les modèles dominants ?
Ces travaux seraient à mettre en perspective avec les débats actuels sur les représentations et la banalisation du sexe et de la violence. Dans un pays où le crime est courant et où les conflits inter-communautaires sont particulièrement sanglants, la représentation de l’efficacité des rituels de sacrifice (notamment humains) dans nombre de films nigérians n’est-elle pas elle aussi problématique ? Alors que les producteurs affirment qu’il s’agit d’une démystification, le public les prend comme argent comptant, ces rituels étant présentés comme des moyens d’accéder à ce qu’on a pas (richesse, amour, bonheur conjugal, ordre social, etc. mais aussi pour régler les problèmes de jalousie ou de polygamie). La nature criminelle des actes représentés est rarement mise en valeur
Pour être en phase avec les données et problématiques culturelles et même si des regards extérieurs peuvent avoir leur valeur, de telles recherches devraient être menées par des critiques et universitaires africains. Face au peu d’articles sur le cinéma dans la presse locale, Ecrans noirs a initié depuis 2001 un atelier rassemblant les journalistes culturels de la place pour un travail commun sur la critique de cinéma. Là encore, Ecrans noirs est à la pointe, avant tout le monde.
J’ai été cette année invité à l’animer. Comment construire sur les précédents ateliers ? On mélange théorie et pratique pour une confrontation critique plutôt qu’une leçon. Comment assurer la continuité une fois le festival terminé ? Un réseau panafricain de critiques de cinéma est en train de naître : Africiné, qui aura son site internet pour assurer une visibilité internationale à cette écriture africaine sur les cinémas d’Afrique. Une dynamique qui ne pourra se développer que par le travail
Et dès les premiers débats, cette question : un critique, c’est quoi au fond ? Il n’est pas là pour faire la promotion du film. Mais il n’est pas forcément là non plus pour juger, pour dire c’est bien ou c’est mal : il est là pour proposer une réflexion, une analyse qui partira du film pour l’éclairer. On ne fait pas des études de critique de cinéma : on le devient, par passion, par cette bizarre nécessité qu’on ressent de mettre des mots sur ce qu’on ressent et de le partager. La critique ne trouve sa légitimité que dans la culture générale et la culture cinématographique : en voyant un grand nombre de films, en lisant un maximum de livres. Il ne s’agit pas de se servir de l’uvre d’art pour confirmer un point de vue personnel : il s’agit de l’écouter. « Il faut que l’il écoute avant de regarder », écrivait Godard. Car le cinéma, c’est comme l’amour, disait encore le critique Jean-Louis Bory : « il est beaucoup plus que ce qu’il est ».
Une semaine d’atelier, c’est court pour approfondir. Mais on a toute la vie devant nous.
Autre impressionnante innovation d’Ecrans noirs : l’ouverture de salles de cinéma ! Puisque les salles traditionnelles ferment, trop grandes et lourdes à gérer, de petites unités de 200 places avec videoprojecteur numérique feront l’affaire ! Inauguration et première projection dans l’enthousiasme estudiantin à Soa, près de l’université, à 15 km de Yaoundé, d’une salle ainsi constituée avec 10 000 euros (6,5 millions de FCFA) de matériel (soutien de l’AIF). D’autres inaugurations sont prévues dans les grandes villes du pays.
« Monsieur Bassek » réalise ici ce que chacun préconise ailleurs. Omniprésent et débordant d’énergie, il marque le terrain du cinéma camerounais et d’aucuns lui reprochent de l’occuper au détriment des autres et de leur faire de l’ombre. Le procès n’est pas nouveau et il y répond volontiers en blaguant. Non sans préciser qu’il ne siège plus depuis longtemps dans les commissions d’attribution des fonds d’aide à la production et n’est donc pas en situation de couper l’herbe sous le pied des autres cinéastes. Sa meilleure réponse est sans doute les « classes de cinéma » dont sont issus une quinzaine de jeunes réalisateurs : une formation sur quatre ans qui va dorénavant s’appeler « Centre de formation aux métiers de l’audiovisuel », avec un cycle de formation de deux ans conduisant à un niveau de BTS audiovisuel. Bassek se situe en professionnel et sans doute est-ce là sa force : lui faire concurrence est un pari à gagner qui ne peut se placer que sur ce terrain.
S’il connaît bien les circuits internationaux où justement, il est apprécié pour son professionnalisme, ce qui lui permet de trouver les soutiens au festival et d’inviter et mobiliser nombre de cinéastes et professionnels, le soutien de son propre ministère de la Culture tarde encore. Comment expliquer l’absence du ministre, pourtant écrivain et homme de culture, à un événement de cette ampleur ? Ce sont l’attaché culturel de l’ambassade à Paris et les douanes que Bassek a remerciés lors de l’inauguration pour avoir facilité les visas et laissé passer sans difficulté les pellicules des films projetés
Croire mordicus qu’il est possible de faire avancer le cinéma en Afrique en se battant sur place, sans doute est-ce le secret d’un homme qui, flanqué de l’efficace Patricia Moune et de son équipe, lui permet de sauter les obstacles, même douaniers.
///Article N° : 3439