Il a connu le cinéma sénégalais dès le départ et n’a cessé de le suivre : Baba Diop est un puits de culture qu’il nous fallait consulter dans notre recherche historique.
Quelle est au départ la relation entre les cinéastes qui vont démarrer le cinéma sénégalais ? La stature de Sembène ne jette-t-elle pas de l’ombre sur les autres ?
Je crois qu’il faut prendre en compte le contexte politique de l’époque. Ousmane Sembène et Paulin Soumanou Vieyra se sont connus à Paris, autour de Présence Africaine. Sembène avait déjà fait quelques romans mais n’était pas encore le célèbre romancier que l’on connaît, et il avait commencé une carrière cinématographique.
Paulin étant l’un des premiers à venir à Paris, mais pas pour faire du cinéma. De toute façon, à l’époque, les gens d’allaient pas en France pour faire du cinéma. On disait que c’était une affaire de Blancs. Au cinéma, les Noirs tenaient les rôles de boys, etc. Paulin a fait des figurations et il s’est passionné. Il a fait des études cinématographiques. Sembène, qui avait eu un accident à Marseille, était monté à Paris pour se faire soigner et allait à Présence Africaine qui était le point de rencontre des intellectuels d’Afrique de la diaspora. C’est là qu’il a rencontré Paulin.

Il y avait aussi le Congrès des écrivains et artistes noirs…
Oui c’était bien après, en 1956. Alioune Diop avait déjà fait de Présence Africaine le pôle de rencontres des colonisés, africains mais aussi asiatiques, malgaches, antillais, etc. Cela donna la revue en 1947 puis la maison d’édition en 1949.
C’était dans la librairie de la rue des écoles ?
Oui, dans la librairie. Le noyau de Paris, c’était Saint-Germain-des-Prés, l’Université, c’est là que tous les intellectuels se rencontraient, français, européens, etc. C’est autour de ça qu’ils se sont rencontrés, et qu’ils se sont liés d’amitié. Paulin n’était pas sénégalais, mais il y avait le ministre Assane Seck qui était son mentor sénégalais. À l’indépendance, Paulin vient avec des Sénégalais ; on lui confie aussi les actualités sénégalaises. La chance du Sénégal, de sa cinématographie, était d’avoir des cinéastes formés, notamment à l’Institut des hautes études cinématographiques, ce qui n’était pas donné aux autres pays.
Où les cinéastes trouvaient-ils le matériel nécessaire ?
Les actualités sénégalaises était le seul endroit où on pouvait trouver du matériel de cinéma, photographie, etc. Il n’y avait pas de société privée qui louait ces matériels ; c’était les matériels de l’État. En 1960, Sembène fait le tour de l’Afrique pour s’imprégner des réalités africaines. Quand il revient de Moscou où il a suivi les cours du VGIK en 1961, il a une seule caméra sans son ni rien. Paulin avait été élève de Sadoul et fut le premier critique africain. Une fois aux actualités sénégalaises, il facilita l’accès du matériel aux cinéastes.
Sembène avait été envoyé à Moscou par la CGT ?
Oui, parce qu’il était communiste aussi. Il avait déjà 40 ans d’expérience et il avait déjà écrit des romans, donc il n’allait pas se mettre au même niveau que les étudiants qui commençaient le cinéma. Ce qui l’intéressait, c’était les outils, comment se fabriquait un film, le montage, comment ça se filmait ; la partie technique.
Les cinéastes étaient de différentes classes sociales.
Oui mais devant l’isolement à Paris, il n’y avait pas de classe, ni même de pays. Il y avait les étudiants noirs qui se retrouvaient autour de Présence africaine. Certains faisaient du théâtre, d’autres écrivaient et voulaient parfois faire du cinéma.
Quelle avait été l’importance du groupe africain de cinéma qui avait tourné Afrique-sur-Seine avec le soutien du musée de l’Homme ?
Paulin Vieyra était le doyen vu qu’il avait déjà fait son film de fin d’école en 1954. Quand Mamadou Sarr est venu avec Jacques Melo Kane et Robert Caristan, ils voulaient faire un film et il fallait pour cela faire un collectif ou comité, mais ce comité n’existait pas juridiquement. Le Musée pouvait les assister. Il le fera aussi pour Môl (Les Pêcheurs), leur premier film tourné au Sénégal. Ils avaient des connexions et ont réussi à venir au Sénégal dans un avion militaire ! Ils n’étaient pas dans un système de production bien établi, mais il ne faut pas oublier qu’une nouvelle ethnologie commençait avec la remise en cause de la vision de l’approche ethnographique.
A cette époque, les préjugés sur le cinéma foisonnaient : les uns disaient que c’était le système, d’autres qu’on s’y embrassait et que cela choquait les âmes sensibles d’Afrique parce que ce n’était pas dans les mœurs…
Quelle fut la relation entre Vieyra et Sembène ?
Ils se connaissaient et comme Sembène n’était pas du tout fonctionnaire, Paulin l’a aidé à profiter du matériel des actualités sénégalaises. Il l’accompagnait ; c’étaient des amis très proches. Paulin est devenu son producteur.
Du point de vue idéologique, ou du moins de références, Paulin était quelqu’un tout en nuances : “grand seigneur”, policé… Sembène c’était la révolution, le changement, la dénonciation frontale, donc il se positionnait dans une position culturaliste. C’était le changement social qui était le moteur de l’action.
Ce qu’on appelait “Katanga”, c’est une véritable école parce que tous les réalisateurs se retrouvaient avenue Mohamed V, au siège des actualités sénégalaises, avec leurs diverses tendances. Il y en avait qui étaient du cinéma néo-brésilien, révolutionnaire, comme arme du combat, certains étaient vraiment du côté du néo-réalisme italien, d’autres c’était le cinéma soviétique, ou bien la Nouvelle vague ; ça discutait sec et il y avait toute une bibliothèque qui était là. On défendait mordicus et on l’appelait Katanga parce que les discussions étaient frontales.
J’y participais pour les besoins d’une enquête que je menais pour mon mémoire, mais on discutait cinéma et surtout esthétique, la lumière, la photographie, etc. C’était intéressant de venir et les écouter. On aurait dit qu’ils allaient se bagarrer mais chacun défendait sa cinématographie ; c’était un enrichissement pour les jeunes, une véritable école avec des tendances. Au niveau idéologique, c’est vrai que chacun, selon ses références, emportait les idées motrices qui soutenaient ces cinématographies.
Le néo-réalisme a beaucoup influencé notre cinéma parce que le cinéma ne se faisait plus dans les studios : c’était du cinéma à l’air libre, et, comme le matériel technique n’accompagnait pas les tournages (pas de grands éclairages, etc.), toutes les scènes se tournaient au soleil parce qu’il n’y avait pas la lumière adéquate pour filmer à l’intérieur. Comme il n’y avait pas de salle, c’était des castings sauvages avec parfois des acteurs qui venaient du théâtre, comme Abou Camara (le marabout dans Guelwaar) et d’autres, qui ensuite avec Sembène ont quitté leur habit de comédien de théâtre pour s’insérer dans l’action cinématographique.
Cela a mis du temps, donc ?
Oui, plusieurs comédiens comme lui n’étaient pas du cinéma mais le sont devenus, ce qui n’était pas le cas pour la génération de 1968. Les idées marquantes c’était après 68. On le voit avec le film Les Princes noirs de Saint-Germain des prés de Ben Diogaye Beye. Il y fait référence à Jimi Hendricks ou Mary Davis, à la libération sexuelle, au Black Power avec la coiffure afro…. En regardant ces films, on se dit qu’effectivement ils étaient dans le Black Power, etc. Ces références tendaient à casser un système. Ça s’est répercuté dans l’esthétique des films : il fallait briser les codes. Je reviens toujours à ce slogan de mai 68 : “Il est interdit d’interdire.” C’était une libération de toutes les créations, c’était de la recherche en tous sens. Cette génération de post 68 était nourrie de classiques. Au Centre culturel français, il y avait un ciné club, un club de jazz… Moussa Bathily, Samba Félix Ndiaye avaient pour référence Buñuel, des influences indiennes avec Satyajit Ray et Le Salon de musique. Donc, ils avaient vraiment à cœur de ne pas inscrire le cinéma dans un soi-disant cinéma africain mais dans un cinéma ouvert au monde avec des références multiples, pas seulement des françaises. Ils cherchaient leur esthétique à travers ces grands classiques du cinéma et pour trouver un cinéma qui leur ressemblait et qui ressemblait aussi à leur époque.
Sembène aussi ?
Sembène non. Ce qui l’intéressait, ce n’était ni la technique ni l’esthétique ; lui il était pour la lutte des classes. Il fallait que le peuple soit le moteur du changement. Pour lui, on vient au cinéma non pas pour se distraire mais pour apprendre la vie. On devait donc se servir du cinéma pour marquer le futur. Avec Le Mandat, quand Ibrahim Dieng se plaint et qu’on lui répond par ce slogan : “Levons-nous tous pour changer les choses”, c’est que c’est le peuple qui doit changer le futur, c’est resté constant. On l’a vu aussi dans son dernier film, Moolaadé. Normalement au cinéma, on te dit l’objectif et les obstacles à travers un personnage. Collé Ardo veut effectivement protéger les filles, mais finalement, cet objectif devient un objectif du peuple : ce sont les femmes qui en sont chargées en faisant front en groupe. Dans tous ses films, c’était ça son combat. Même après les indépendances et avoir rendu sa carte du Parti communiste, il est resté fondamentalement marxiste. C’est pour ça que sa révolte est frontale, à la différence de Vieyra pour qui les moteurs de changement étaient à chercher dans la culture.
Malgré cette contradiction, Sembène et Vieyra vont bien fonctionner ensemble.
Oui. Et pourtant, ils n’étaient pas d’accord sur tout. Je voyais leurs discussions. Paulin avait son bureau à la Société Nationale de Cinématographique, et finalement Sembène y a eu son bureau aussi, et parfois ça discutait sec. Ils divergeaient sur les options cinématographiques. Cela ne les empêchait pas d’être de vrais amis. Mais, ni sur le plan cinématographique comme esthétique, ils n’étaient pas du tout du même point de vue. Idéologiquement, Paulin n’était pas du tout communiste, loin de là, il était plus senghorien qu’autre chose. Quand on voit le texte d’Afrique-sur-Seine, c’est la fraternité des peuples qu’il célèbre, pas la révolution !
Il y eut aussi l’affaire de Camp de Thiaroye.
Oui, un vrai clash. Paulin disait à Sembène : “Mais laisse ce petit faire”. Le petit, c’était Ben Diogaye Beye.
Car Ben avait un scénario.
Au sein de la Société nationale de cinéma (SNC) avait été créée la SNPC, la Société Nationale de Promotion Cinématographique et Sembène y jouait un rôle central. La SNPC a fait un appel à projets de scénarios, et cinq scénarios de jeunes ont été retenus. Ben avait déposé Thiaroye 44, écrit par Boubacar Boris Diop, qui a été publié avec Le Temps de Tamango. Ils avaient écrit le scénario ensemble. Ben l’a déposé et la SNPC avait acheté ces cinq scénarios avec une option de cinq ans qui disait que s’ils ne réalisaient pas le projet, ils pouvaient reprendre leurs droits. Entre-temps, Sembène a fait son Camp de Thiaroye, imposé à la SNC qui l’a effectivement financé. Ça avait quand même donné un coup à Ben Diogaye. Nous, en tant que jeunes journalistes, étions tous derrière Ben. Sembène avait un conflit d’intérêt et il profitait des financements de la boîte. Sur ce point-là, ils n’étaient pas d’accord. Paulin disait qu’il fallait laisser ce petit faire son film et Sembène, on connaît son propos, il peut s’associer au diable pour faire du cinéma !
Un côté sombre de Sembène donc.
Il était têtu. Quand le dernier poilu de la première guerre mondiale qu’on a voulu décorer est mort le lendemain de sa décoration, Sembène m’a demandé si je pouvais faire des recherches sur ce bonhomme. Il avait envie d’en faire un documentaire. Naïvement, j’avais commencé à faire des recherches et même un bout de scénario, mais le projet ne s’est pas concrétisé. Sembène avait lui-même été militaire durant la deuxième guerre mondiale. Il avait le statut de citoyen français ; son père est né à Dakar, et même si lui est né à Ziguinchor, dans l’armée les citoyens français n’étaient pas traités comme des tirailleurs de par la loi des Quatre communes. Mais sa proximité avec le peuple faisait qu’il se sentait plus proche des tirailleurs.
Est-ce que c’est cette différence avec Vieyra, ce choix politique qui permet à Sembène d’être désigné « le père du cinéma africain » ?
Vu son passé, c’est un homme qui a de la poigne. Je dis toujours que Sembène a fait des métiers qui l’ont forgé et qui sont des métiers durs. Un pêcheur qu’il pleuve, qu’il neige, qu’il vente, il est en mer. Etre maçon, mécanicien, ou ferrailleur, ce sont des métiers durs. Sembène savait qu’il fallait se faire soi-même. Il ne supportait pas que quelqu’un sorte d’une grande école de cinéma et vienne se prévaloir de son diplôme, non, il te mettait à l’épreuve quand tu venais. Élevé à la dure, il fallait que ce soit dur. C’était son tempérament car c’était son passé, mais, comme je l’ai dit, fondamentalement, je crois que Sembène était d’une grande sensibilité, qu’il cachait peut-être. Je me dis qu’on ne peut pas écrire des poèmes sans avoir de sensibilité, or il a écrit quelques poèmes et il s’est aussi mis à la peinture, donc ce sont peut-être ces métiers d’homme un peu machiste qui ont fait qu’il a caché ce côté très sensible.
C’est peut-être l’association des deux qui fait les grands hommes aussi ?
Sans doute. Mais, il ne voulait pas montrer sa sensibilité. Sembène avait toujours sa pipe, mais dès que tu étais avec lui, il te prenait à la bonne, tu discutais, te moquais de lui et tout se passait très bien. Sauf qu’il y avait deux choses sur lesquelles il ne fallait pas discuter avec lui : l’argent et la famille.
Formé idéologiquement, Sembène ne pouvait se servir que de cette idéologie. Son cinéma le reflète mais il n’empêche, ce n’est pas parce qu’on est amis qu’on doit tout partager ; il y avait une cohabitation de gentlemen qui fait qu’effectivement, Paulin qui voulait que le cinéma africain trouve ses marques, a beaucoup aidé. Il a mis à disposition du matériel aux jeunes, etc.
Je te raconte une anecdote. Un jour, je crois que c’était pendant l’inauguration du Centre Culturel. C’était le point de rencontre en dehors des Actualités. Dans les Actualités, il n’y avait que des cinéastes, mais rue de Paris, il y avait des cinéphiles, des philosophes, des profs d’université, etc. Ils y avaient leur table dans la cour et le samedi, ils venaient discuter, prendre un whisky, etc.
Senghor croise Sembène et lui dit : “Non content de me critiquer, tu utilises aussi mon matériel !” Je me dis toujours que si on n’avait pas eu Paulin Vieyra, il aurait été difficile d’imaginer Sembène. Il n’était pas fonctionnaire, donc pas de matériel. Il n’avait pas de facilités. Et il était communiste ! Et je ne voyais pas l’État français aider Sembène. Son amitié avec Paulin et la position de Paulin lui furent d’une grande aide pour passer les obstacles.
Qui t’a raconté cette anecdote ?
C’est Abdou Fary, qui était le responsable de l’audiovisuel ; il gérait le matériel, la caméra, la photographie… Lui-même a fait des films. Il m’a aussi raconté qu’il y avait eu une première version de Touki-Bouki : cela avait duré un an parce qu’effectivement le matériel qu’il utilisait était un matériel de Paris qu’il avait négocié avec le directeur du Centre pour en disposer le samedi (puisque le centre ne fonctionnait pas les samedis et dimanches). A chaque fois qu’il prenait rendez-vous, le matériel était prêt, on cherchait Djibril dans la ville et finalement on tournait un bout. Ensuite, on se donnait rendez-vous le samedi suivant et hop on ne voyait pas Djibril. C’était un film en noir et blanc. Finalement Abdou Fary a dit : “On ne peut pas mettre à disposition voiture et tout le reste pour vous et que la chose ne se fasse pas !” C’était la première version, je ne sais pas où elle est mais on doit pouvoir la retrouver. Du point de vue matériel audiovisuel pour filmer, il n’y avait que deux lieux : les Actualités et le Centre culturel français. Du coup, il y avait deux écoles. Au Centre culturel français, c’était les jeunes : Ben Diogaye Beye, Mahama Johnson Traoré, Djibril Diop Mambety, Samba Félix Ndiaye, etc. Ce sont eux qui se sont approprié le club de jazz mais aussi le ciné-club pour passer des films.
Le club de jazz ?
Oui, il y avait un club de jazz au Centre culturel français. Ils jouaient du Miles Davis, etc. C’était la deuxième génération, qui n’était pas beaucoup plus jeune que les anciens. Les Sembène, Yves Badara Diagne, premier directeur de la SIDEC, qui a fait Afrique noire en piste sur les Jeux de Munich, Momar Thiam, etc. ce sont les doyens, la première génération des cinéastes. Après mai 68 et au début des années 70, cette jeune génération qui voulait aussi faire du cinéma est ensuite partie à Vincennes. Elle a pris sa place dans la nouvelle cinématographie française et sa recherche de nouvelles esthétiques.
C’est vrai que j’avais interviewé Samba Félix dans sa maison de Vincennes…
C’est ça, tous ont fait cette université parce que c’était anarchiste ; c’était loin des codes des universités classiques. Ils y ont fait de merveilleuses rencontres qui leur ont ouvert des portes, qui ont fait qu’ils ont trouvé leur propre personnalité, pas celle d’un cinéma classique à la Sembène mais d’un cinéma qui leur ressemblait, un cinéma où il fallait réinventer d’autres esthétiques.
Il fallait marier son appartenance africaine avec une ouverture sur le monde. Quand Samba Félix Ndiaye fait Perantal, c’est aussi toute une révolution qui dit : “Bon écoutez, c’est dans cette idéologie qu’il faut que l’Afrique se prenne en charge. Comment ? Pas en allaitant au biberon. Nous aussi, on a notre propre accompagnement des bébés : téter au sein, fabriquer le corps avec des massages, etc. Nous pouvons cheminer avec notre propre culture plutôt que d’être des objets déjoués.”
De nouveaux contenus, donc ?
Les premiers films, c’était la bataille. On nous avait accordé la culture mais il fallait redresser le regard et beaucoup de ces films parlaient avec l’influence de Frantz Fanon. Il a beaucoup marqué en tant que psychiatre analysant le complexe du colonisé. C’était une vraie remise en cause. On retrouve l’influence de Fanon dans Ababacar Samb Makharam, Ben Diogeye Beye, Boris Diop, tous sortis de mai 68. Ils avaient créé une association : Le Club Fanon. C’était la révolution culturelle. Aussi, il faut mettre en lien avec ce qu’il se passait dans le monde : la révolution chinoise, ces jeunes étaient affiliés à des partis et courants politiques marxistes, trotskystes, maoïstes.
C’est aussi l’époque d’Omar Blondin Diop.
Oui. Il y a eu une révolution culturelle qui a beaucoup marqué ces jeunes là. Dans cette lignée, c’est là que vient cette recherche de voir quelles sont les choses qui devaient être du passé et qu’il fallait re-moderniser pour le développement du pays. Il y avait aussi Che Guevara : on a tous porté des bérets, des treillis avec des étoiles ! Cette ouverture au monde de la part des jeunes a toujours existé, aussi bien dans le domaine de la musique, du théâtre, du cinéma… Une volonté d’appartenir à la jeunesse du monde et pas seulement à la jeunesse africaine.
Et donc, une esthétique qui correspondait à cela.
Oui, une esthétique qui correspondait effectivement à ça. Comme je te l’ai dit, cette ouverture aux cinémas du monde, aux classiques, là où tout le monde allait puiser, eux ils sont partis pour puiser là où il y avait un autre monde cinématographique.
Le collectif de l’œil vert en résulte-t-il ?
Le Fespaco de 1981, c’est la troisième génération. Effectivement, ces recherches d’une esthétique nouvelle ont traversé les années 70 et arrive à terme dans les années 80. Il y avait toujours Sembène mais c’était l’arbre qui cachait la forêt. Les jeunes étaient agacés de voir qu’au Sénégal, les critiques cinématographiques ne considéraient qu’un seul cinéma : celui de Sembène. Les jeunes, les petits n’existaient pas.
Cela touchait aussi Djibril Diop Mambety ?
Oui, on a cassé du sucre sur son dos avec Touki Bouki : “Qui est ce jeune péteux qui n’a pas fait de cinéma, qui ne sait même pas filmer avec ses plans de travers ?”, etc. C’était les critiques, c’était Aly Kheury Ndaw, du Soleil, qui était notre doyen. Ceux qui n’avaient pas fait le ciné-club, la révolution jazz, ne comprenaient pas grand-chose ; cette nouvelle culture a déstabilisé tout le monde. Pour eux, ce n’était pas du cinéma parce que le cinéma, c’est raconter une histoire du début à la fin, ce que faisaient Sembène et les autres, et Djibril arrive en disant non. Les courants psychédéliques faisaient leur effet et les jeunes soutenaient non un cinéma de dénonciation qui affiche frontalement la révolution mais un cinéma dont l’esthétique émanait de la musique. Celle de Miles Davis dans Certificat d’indigence de Moussa Bathily, et dans les films de Samba Félix Ndiaye, des références au combat des Noirs aux Etats-Unis, aux Black Panthers, etc.
Quand arrivent les années 80 avec Djeli de Fadika Kramo-Lanciné et ses références japonaises, l’idée partagée par la jeunesse était de tourner le dos à la bataille frontale de Sembène et de mettre en place une esthétique nouvelle. Il fallait aussi faire en sorte que notre cinéma ne soit pas un cinéma seulement d’un pays mais que ça porte l’empreinte d’une jeunesse africaine. Lorsqu’ils ont fait leur réunion au Fespaco de 1981, Djibril Diop Mambety enjambe la piscine pour inviter Sembène en le traitant de “marabout cognac” parce qu’il était toujours dans le Baobab avec les autres anciens. C’est pour te dire que tout a changé !
Oui, parce que Sembène avait une table avec les anciens ?
Oui, ils avaient leur table. C’était les mentors du cinéma ! Il y avait Sembène, Tahar Cheriaa, Lionel Ngakane de l’Afrique du Sud qui représentait l’ANC à Londres, Med Hondo, Moussa Kemoko Diakité, Timité Bassori, Paulin Vieyra ; ils avaient leur table mise au bout de la piscine. C’était leur whisky, personne ne pouvait s’y asseoir, on passait mais si on n’était pas invité, on ne pouvait pas.
C’était à l’opposé de l’entrée de l’hôtel Indépendance ?
À l’entrée, tu prenais à droite et tu allais au fond, en face des vestiaires de la piscine. Il n’y avait pas de Baobab mais ils avaient leur table, donc quand Sembène sortait de sa chambre, il faisait juste quelques pas et il arrivait à la table qu’ils appelaient le Baobab : table, chaises, whisky qu’ils partageaient. Ils discutaient d’Afrique, etc. et c’était là leur point de rencontre.
L’opposition Mambety-Sembène n’a-t-elle pas été notable ?
Sembène respectait Djibril même s’il ne le manifestait pas. Quand je le voyais à son bureau, il y avait le bouquin sur Mambety, il y avait aussi un dessin de Mambety quelque part. Il connaissait sa part de jeunesse mais je crois qu’il y avait du respect. Djibril aussi avait beau titiller Sembène car ce sont tous des Lébous, il y avait un respect qu’ils ne manifestaient pas au grand jour mais qui était présent. C’était un respect mutuel, et il y avait une reconnaissance derrière. Ababacar Samb Makharam n’était pas du même avis que Sembène non plus. Mais étant tous lébous, ils étaient apparentés quelque part. Donc, il y a eu pas mal de clashs, ils n’étaient pas dans les mêmes options. Pendant les réunions à Carthage, il fallait calmer les choses !
Ça se comprend, ils ne sont pas de la même école. Samb a fait l’Italie, avec la grandeur du néo-réalisme italien, et Sembène a fait l’Union Soviétique, un cinéma de combat. Ce n’était pas du tout les mêmes options cinématographiques.
Les écoles déterminaient leurs options ?
Forcément. On ne fait pas impunément une école, il y a toute une idéologie derrière, une vision du cinéma. Si vous faites des études aux Etats-Unis, ce n’est pas la même chose. Je ne parle pas technique, je parle approche/définition du cinéma, quelle esthétique ils mettent en place. Tout ça, ce sont des objets de discussion. On ne sort jamais impunément d’une école, parce que c’est un lieu de formatage.
N’était-ce pas un peu délicat pour Samb, censé représenter tout le monde en tant que secrétaire général de la FEPACI ?
En tout cas, le cinéma néo-réaliste a marqué. Il a mis son empreinte dans le cinéma sénégalais : l’utilisation de non-comédiens, les tournages en extérieurs, la prise en charge de l’histoire du peuple… Le Voleur de bicyclette était une référence. Dans les années 60 se définissait quel cinéma il fallait mettre en place dans les pays du Sud. Glauber Rocha, du cinema novo brésilien, est venu visiter Sembène. Alger a pesé de tout son poids. Quand on prend le premier manifeste, la caméra est une arme de combat. Sembène parlait de l’école du soir : il fallait dénoncer la bourgeoisie, la soumission du peuple, l’exploitation, etc.
Peut-on dire que le cinéma d’Ababacar Samb Makharam était politique dans ce sens ?
Oui, mais Samb est devenu politique à sa manière. Samb c’est l’intellectuel. Ce sont ceux qui avaient fait les écoles qui prenaient le pouvoir. Ce n’est pas un cinéma issu d’une guerre de libération, d’une révolution populaire. Il était difficile pour la société de couper le cordon ombilical, donc c’est la déception qui domine. L’autonomie n’a pas tout changé. Cela ne se fait pas du jour au lendemain. On s’est rendus compte que les personnes à qui on a confié le pouvoir étaient des colons, ou se comportaient comme tels. Toute cette dénonciation, tous ces films de cette bourgeoisie comprador, comme on disait, ça se sentait dans les films. C’est surtout Xala de Sembène qui retransmettait cette époque. On nous a donné l’indépendance mais on n’est pas indépendants parce que la France est toujours là. Samb a été très marqué par Fanon, les trois étapes de l’intellectuel, et en même temps il était lébou, avec sa profonde culture et son attachement à sa tradition. Comment s’impliquer dans sa propre culture sans pour autant rompre avec les cultures du monde ?
C’est ce que Senghor à reformulé en parlant de l’ouverture, comment appartenir à deux mondes : son monde et celui des autres. C’est un véritable enjeu qui peut créer de la schizophrénie : que prendre de l’autre sans pour autant perdre de soi ? C’est toute l’histoire de Cheikh Hamidou Kane, L’Aventure ambiguë. Ne pas être écartelé mais faire une richesse des deux cultures ; cette négociation n’est pas évidente. A chaque fois, on te pousse dans une culture, le drame que vivent les métis c’est ça, à chaque fois on leur dit de choisir leur camp or il n’y a pas de choix. Ils ont trouvé leur chemin entre les deux, ils ont pris des deux, ce qui forme leur propre personnalité mais dans les deux camps, chacun te dit qu’il faut choisir. C’est traumatisant pour quelqu’un, comment négocier ce passage-là ? Je crois que ça a été l’obsession de Samb, cette troisième voie où on l’appelait : comment vivre cette troisième voie ? Lui-même ça l’a déstabilisé, jusqu’à la maladie.
Les débuts de la FEPACI ne sont-ils pas marqués par ces débats idéologiques ? Et là le rôle de Sembène semble fondamental dans le regroupement autant que dans le discours…
Oui, il faut toujours partir de la FEPACI. Lors du festival d’Alger de 1969, les cinéastes présents en ont caressé l’idée. Ils en ont exprimé le désir, l’envie, l’urgence. Or, l’Algérie à l’époque, c’était un cinéma de libération. Avec Sembène communiste et les autres pays, ça a pesé. Quand on lit la charte d’Alger, c’était vraiment un cinéma de combat, c’est clair et net.
Et ils étaient d’accord là-dessus ?
C’était l’ambiance ; on était dans les guerres de libération. Quelle troisième voie trouver ? Il y avait ceux qui étaient sortis de la colonisation et ceux qui y étaient restés. Il y avait des leaders forts : Cabral, Um Nyobe… On était tous d’accord sur le fait qu’il fallait se libérer de la colonisation. Comment quitter ce monde qui nous a enfermés dans une personnalité qui n’est pas la nôtre ? Sur ça tout le monde était d’accord, mais comment le traduire en images ?
S’il y a une idéologie que l’on partage, c’est l’idéologie de la libération. On peut partager parce que c’est Alger et que c’était le point nodal des guerres de libération, de tous les leaders politiques en lien avec Moscou. Le festival de Karlovy Vary, le festival de Moscou, c’était le tiers-monde. L’influence sur le cinéma et sur les options de ces cinéastes était évidente. Moscou c’était le seul festival que Sembène avait fait et, forcément, il portait en lui même l’emblème d’une guerre de libération. Il était aussi en avance sur les autres, il était déjà écrivain ; il avait 40 ans d’expérience avant d’entamer le cinéma et les gens qui prenaient en charge le cinéma, c’étaient des gens de sa génération. Donc ça se comprenait que Sembène soit le porte-drapeau du Sud du Sahara, et même en Afrique parce que Tahar Cheriaa n’était pas cinéaste. Tahar s’est battu pour les festivals et la jeunesse cinématographique. Parce que venant aussi du ciné-club. Donc, quel type de cinéma ? Le cinéma d’auteur. Cette guerre de libération c’est surtout ne pas faire un cinéma commercial ou hollywoodien parce qu’on en voyait les dégâts.
Ce choix du cinéma d’auteur qui va être généralisé dans une certaine vision universaliste du cinéma va-t-il définir aussi le cinéma sénégalais ? Etait-ce l’influence de l’IDHEC ou l’influence de la culture française sur ceux qui avaient passé du temps en France ? Ou bien est-ce que c’était un choix délibéré pour ce type de cinéma par rapport à un cinéma commercial ?
Moi, je ne détache pas les films et la géopolitique. Que s’est-il passé à la fin des années 50 ? Le tiers-monde se retrouve face à deux blocs. Et voilà que Bandung arrive : “Nous sommes des non-alignés. Nous ne voulons pas la guerre soviétique. Nous allons chercher une troisième voie car nous ne voulons nous aligner ni avec le bloc de l’Ouest, ni avec le bloc de l’Est. Laissez-nous nous développer, nous avons notre chemin à faire.”
Pour le cinéma aussi il y a eu une recherche de troisième voie : “Nous ne voulons pas d’un cinéma occidental et nous ne voulons pas d’un cinéma soviétique. Nous devons chercher à fabriquer nos propres outils et quelque chose qui nous ressemble, qui reflète notre propre vision des choses.”
C’était dans ce cadre là que la seule option était de faire un cinéma qui nous ressemble, donc un cinéma d’auteur. Ces jeunes, comme je le dis, étaient très ouverts. Ils lorgnaient sur la Nouvelle vague. C’était une façon de se libérer d’un certain type de cinéma. Je crois que c’est comme ça qu’est venu le cinéma d’auteur. C’était un cinéma personnel et qui était en rupture avec les cinéphiles, d’où leur incompréhension d’ailleurs. Un public qui a été formaté sur le cinéma hollywoodien ou occidental et qui voit ça, il ne comprend pas. Il n’avait pas la même narration. C’est le rejet absolu.
Les grandes compagnies ont sauté sur l’affaire : vous voyez que, bien qu’il soit africain, le public / le peuple n’aime pas votre cinéma, ça ne marche pas. Au lieu d’accompagner, ce n’était pas dans leur rôle ni leur avantage ; ce qu’ils voulaient c’était chercher des sous un peu partout, donc c’est des cinémas commerciaux, de divertissement. Vous aimez le western ? Ok. Les films mélos ? Ok, on en importe un peu, mais surtout pas des films qui font réfléchir parce que vous avez déjà un travail qui est pénible dans la journée. C’était ça la logique des deux compagnies.
C’était même presque contraire à leurs idéologies coloniales.
Chacun sa logique. Les cinéastes ont dû se bagarrer pour qu’à la fin des années 70 pour que des films passent dans des salles, mais ils ne restaient pas longtemps à l’affiche.
Est-ce que les films du printemps de Prague de 68 ont marqué ?
Oui, mais surtout les jeunes qui étaient en France. Il faut rattacher cela avec le cinéma de l’immigration.
Une époque de déconstruction ?
Oui, une époque de déconstruction en lien avec les idéologies. Des cinémas d’intervention. Je suis venu en France à l’époque du Larzac.
Pour tes études ?
Oui, j’ai été en communication à l’Université de Bordeaux, qui était liée à l’Université de Dakar. J’avais commencé par le droit parce que j’ai un cousin qui était avocat à Dakar. Dans ma famille, c’était la tradition. Mon grand cousin et son frère, médecins, ont été à Bordeaux. Ma grand-mère aussi avait été à Bordeaux. Et après j’ai fait l’IUT de journalisme.
Un commentaire
Quelle grande interview. Comme une carte géographique. Un grand merci pour cela.
Maintenant, je dois le digérer.