« Il faut aller à la rencontre de son destin ». Les choses sont posées dès le départ du film : le propos de Leïla Kilani n’est pas sociologique mais parfaitement subjectif. Elle s’intéresse à une ville qui est un butoir et elle s’intéresse à des hommes qui ne font que regarder là-bas, de l’autre côté, cette côte qu’on voit à 45 km de distance, l’autre monde. La ville et les hommes ont quelque chose en commun. Kilani filme la géographie des ruelles, en des images et des sons impressionnistes, des murs, des containers, des flaques
Chaque image résonne en solitude, austérité, désespoir, incertitude
Il faut inventer sa propre technique du ‘brûlage’ (passer le détroit), disent les hommes. Kilani invente sa propre technique de l’image. Elle visualise la grille, le camion où l’on « tape » (se cache), la mer dont on sait qu’elle enfuit ceux qui échouent
La mort accompagne les brûleurs : ils connaissent les risques, se racontent les drames. Mais ils veulent brûler quand même, car un feu obsessionnel justement les brûle, qui fascine Leïla Kilani. Comment des hommes peuvent-ils s’enliser ainsi dans une attente sans retour ? Comment peuvent-ils fantasmer sur un ailleurs dont chacun connaît les duretés ?
Ces hommes rêvent, tout simplement. C’est en centrant son traitement sur cette dimension métaphysique que Leïla Kilani atteint une vérité que ne peuvent cerner l’essai sociologique ou le reportage. Même sans partager leurs illusions, nous adhérons à leur désir. Prêts à forcer leur destin, ils ont l’étoffe de ces héros de western dont nous envions l’indépendance et la détermination. Leur espoir n’est dérisoire que dans leur peu de chance de réussir à forcer la barrière, mais il ne l’est plus lorsqu’on est conscient que cette barrière est mondiale, coupant la planète en deux parts inégales. Tanger est une frontière physique, corporelle, sensuelle, vibrant de ces hommes (mais aussi de ces femmes, comme le montre avec justesse le film) qui rêvent d’un ailleurs mythique qu’il ne peuvent trouver de ce côté de la barrière.
Le beau film de Yasmine Kassari, Quand les hommes pleurent, en montrait le triste aboutissement, paroles d’immigrés exploités et déracinés qui ne brûlent plus du tout. Le tragique des hommes qui ont passé n’est plus celui de ceux qui veulent traverser : eux sont dans le rêve tragique de l’humain, et cela leur permet d’affronter la mort. Le film nous offrira ainsi trois tableaux vivants de vies obstinément tendues vers un seul objectif. Kilani capte cette attitude tant psychique que corporelle en se rapprochant des corps, en les filmant en contre-plongée pour les respecter, en établissant avec eux un échange (cf notre entretien), en prenant le temps de l’exercice. Ce qui donne toute sa valeur au temps passé à regarder, à écouter son travail.
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