Retour sur le Panorama des cinémas du Maghreb qui s’est déroulé à St Denis du 30 avril au 3 mai 2009. Initié par L’écran St Denis et Indigènes films, il présente, selon ses organisateurs, des uvres de fiction ou documentaires loin « d’une perception parfois caricaturale de la culture musulmane et arabe »,.
Proposer un panorama des cinémas du Maghreb à Saint-Denis, c’est interroger et construire un rapport entre des films et des publics et revisiter ainsi des imaginaires et des réalités qui se sont construits différemment des deux côtés de la Méditerranée, des imaginaires et des réalités ancrés dans une histoire des colonisations et des migrations, mais aussi dans des constructions nationales distinctes. C’est découvrir des fictions contemporaines marquantes du Maroc Les Jardins de samira de Latif Lahlou (2 007), Les Anges de satan d’Ahmed Boulane (2 007), Te souviens-tu d’Adil ? de Mohamed Zinedaine (2 008), Corazones de Mujer de Kiff Kosoof (2 008), de Tunisie Un si beau voyage de Khaled Gorbal (2 008) ou Junun de Fadhel Jaibi (2 006), à la lumière de films patrimoniaux très rarement visibles, Les Hors-la-loi de Tewfik Fares (1 969), Soleil de Printemps de Latif Lahlou (1 969) ou encore Le Collier perdu de la colombe de Nacer Khemir (1 991). C’est encore projeter ce regard dans des courts-métrages qui reprennent les fragments culturels disponibles pour les reconvertir en des approches esthétiques et politiques audacieuses. Le public curieux a suivi. Le très bel Abena de Amel el Kamel (2 008) a ainsi été couronné par le prix du Jury des lycéens de même que Le Projet de Mohamed Ali Nahdi (2 008) a remporté le « Coup de cur du public ». C’est encore interroger des projets politiques nationaux au travers de documentaires forts à partir de l’autobiographie comme Ouled Lenine de Nadia El Fani (2 007), du devoir de mémoire comme Nos lieux interdits de Leila Kilani (2 008) ou d’un regard posé sur une institution, ses acteurs, l’éducation comme lieu névralgique de la construction du national dans La Chine est encore loin (2 008) de Malek Bensmaïl.
ll ne s’agira pas ici de considérer des représentations au regard des politiques nationales ou des sociétés qui ont pu les inspirer (1), mais de réfléchir aux conditions de production, de distribution et d’accès des publics aux films
et aux enjeux de cette circulation. Présenter un Panorama à Saint-Denis, c’est poser la question de ce qui rassemble ces cinématographies nationales et de ce qui les distingue
Dans la tension entre les dimensions nationale et régionale, quels sont les formes et les enjeux de l’avoir été, du présent, et du devenir des cinémas du Maghreb ?
Pour Boris Spire, Directeur de l’Écran où se déroulait le Panorama, c’est donner à voir un patrimoine trop peu vu, présenter une richesse culturelle de l’ailleurs, considérer le cinéma comme le véhicule d’une meilleure compréhension de ces sociétés maghrébines, casser les préjugés sur des cultures arabo-musulmanes. En d’autres termes, c’est être à l’écoute d’une ville, de son histoire et de son être ensemble. Une telle conception du cinéma construit le Maghreb dans l’expérience de l’émigration/immigration. Le Maghreb, de ce côté-ci de la Méditerranée, c’est ce qui regroupe trois cultures nationales sous une culture arabo-musulmane commune, l’histoire d’une colonisation par la France, une expérience de l’immigration, au risque d’en effacer les spécificités.
Les films du Maghreb sont en majorité des coproductions avec des pays d’Europe, en particulier la France, qui ne parviennent que rarement aux circuits commerciaux en salles. Les festivals sont ainsi devenus un des lieux privilégiés de la circulation des films
Plus détachés des contraintes commerciales, ils constituent une économie du cinéma parallèle qui se greffe souvent sur les budgets de fonctionnement des salles. Ils sont aussi plus ouverts, motivés par le désir de contribuer à la visibilité d’un patrimoine confidentiel, ils retiennent dans leur programmation des films de différents formats, sur différents supports, ils articulent leurs réflexions autour de thématiques communes (les migrations, surtout l’immigration clandestine, les tabous, en particulier les sexualités), ou de l’évolution des formes dont traite Olivier Barlet dans son dernier article [11 392]. Ce qu’a montré le Panorama, c’est que les spectateurs sont mus par un fort désir, une grande curiosité pour ces films porteurs d’images de soi à découvrir, à s’approprier, à questionner. Le Panorama fut le lieu d’une réflexion sur les formes du « nous » qu’ils véhiculent aujourd’hui et remettent en cause toute conception du cinéma qui en ferait une sphère autonome au-delà de ses ancrages culturels. Ce qui a d’ailleurs conduit Boudjema Karèche à déplorer l’invisibilité des films du Maghreb ou d’Afrique à Cannes cette année encore.
Comment pouvons-nous penser la circulation des films du Maghreb lorsque la production et la circulation des films passent avant tout par la France, l’Europe et les diasporas ? Ces questions firent l’objet d’un débat « Peut-on parler d’une relance des cinémas au Maghreb ? » modéré par Sadia Saïghi, Déléguée générale du Panorama, et auquel prirent part Boudjema Karèche (ancien Directeur de la Cinémathèque d’Alger), Malek Bensmaïl, documentariste, et son producteur Hachemi Zertal, Habib bel Hedi, producteur, distributeur et exploitant de l’AfricArt à Tunis, Tarik Mounim, président de l’association « Sauvons les salles de cinéma au Maroc ».
Ces cinémas nationaux se rapprochent en ce qu’ils sont de petites cinématographies en proie, à divers degrés, à la déliquescence de la distribution et de l’exploitation dans leur pays
Le Maroc a produit en moyenne onze à douze films par an depuis le début des années 2000, le cinéma tunisien deux à trois films, la production en Algérie demeure très irrégulière. Si l’industrie du cinéma au Maroc est fortement soutenue par le Centre Cinématographique Marocain ou par le programme de production de films de genre et de formation au cinéma mis en place par Ali’n Productions dirigé par Nabil Ayouch, le pays ne compte à ce jour plus que 50 cinémas. Comme le note Sadia Saïghi dans son édito, le cinéma algérien moribond a bénéficié avec « Alger, Capitale de la Culture Arabe 2 007 » d’un afflux de capitaux qui a permis de financer plusieurs longs-métrages ainsi que des courts-métrages, mais depuis lors, la source semble s’être tarie
En outre, lors du débat certains déploraient que l’Algérie ait investi dans la rénovation de salles qui restent vides faute de volonté politique de montrer des films. La Tunisie ne compte plus que quatorze salles, chiffre donné par Habib Bel Hedi qui essaie par la programmation à l’AfricArt de réinsuffler une culture du cinéma (2).
Ces pays sont tous les trois confrontés aux DVD piratés qui, comme l’a fait remarquer Habib Bel Hedi, font vivre plus de 100 000 personnes en Tunisie seulement. Les multiplex sont déjà présents à Marrakech et à Casablanca, ils étaient en projet en Algérie, mais ils sont controversés. Considérés par les uns comme un moyen d’aller à la rencontre d’un jeune public, par d’autres comme faisant du cinéma un objet de consommation cher excluant ainsi le plus grand nombre, ils sont plus ou moins explicitement perçus comme risquant d’affecter considérablement la conception du cinéma dans ces pays. C’est la raison pour laquelle l’association « Sauvons les salles de cinéma au Maroc » se bat pour la sauvegarde et la réhabilitation des salles de cinéma de proximité. Ce débat nous aura permis d’entrevoir la vision que trois cinémas nationaux ont d’eux-mêmes, de leurs ambitions et des obstacles qu’ils rencontrent. Dans ce contexte, les cinémas du Maghreb sont à venir, ils fondent en partie les espoirs d’un développement.
Si la présence des participants au débat nous fait dire que les cinémas au Maghreb se pensent aujourd’hui dans l’articulation de volontés individuelles, associatives et d’États plus ou moins investis, tous regardent le développement des relations et des échanges entre les pays du Maghreb comme ne pouvant qu’aider les films, en leur assurant une plus grande visibilité, des marchés privilégiés et plus larges, des coopérations, etc.. Des volontés de travailler ensemble se sont déjà exprimées, par exemple à l’issue du Festival de Ouajda en 2003, de Locarno en 2005, mais les effets se font attendre même si les coproductions et coopérations entre les trois pays qui peuvent prendre différentes formes (financements, migrations des personnels, investissement des télévisions) existent déjà timidement depuis longtemps (3).
La dimension maghrébine du cinéma se construit aussi dans une conception partagée du cinéma, plus particulièrement du documentaire, qui est celle de l’opposition à des états qui négligent, contrôlent, voire étouffent l’expression en général et/ou la création cinématographique en particulier. Ainsi, les documentaires présentés ont donné lieu à des discussions des histoires, politiques, institutions nationales, c’est la dimension du « nous-nation » qui l’emporte
La diaspora devient ainsi une extension, le lieu naturel de débats nationaux, les réalisateurs pensant, explicitement ou non, leur public comme celui des nationaux, et les publics dans la diaspora parlant des films comme s’ils étaient destinés avant tout à leur pays « d’origine » alors même qu’ils circulent plus largement en dehors. Le fait que les débats aient lieu dans la diaspora n’est que rarement relevé comme pouvant constituer un enjeu important de l’existence des films et de leurs formes.
Ainsi, Malek Bensmail indique la nécessité pour lui de redéfinir la position du documentariste dont l’objectif n’est plus tant de contourner la censure, que de « prendre a bras-le-corps la réalité » Lorsqu’au débat qui suit la projection, on lui pose la question de la projection du film en Algérie, il indique qu’il réfléchit avec Habib Zertal à la possibilité de monter différentes versions du film destinées aux enfants, au public local, des versions qui soit respectueuses des témoignages que livrent les protagonistes
La Chine est encore loin existe en tant que documentaire pour des publics internationaux mais doit être reconstruit pour des publics locaux ou nationaux tant il touche au coeur la construction nationale, de l’Etat mais surtout les individus dans leur rapport complexe et difficile à leur propre culture. Si une telle évocation atteste du caractere explosif de ce documentaire, elle révele également les enjeux de la projection cinématographique comme lieu de construction de soi.
« Documenter les résistances, faire sauter les verrous, oser de nouvelles représentations de soi, déjouer le contrôle grandissant des intégristes, appeler au respect des femmes seraient ainsi les tendances actuelles des cinémas du Maghreb » indique Olivier Barlet [11 392] qui voit les films du Maghreb travaillés par le processus d’individuation. Dans le Panorama, ce sont les questions des migrations et des sexualités qui se sont glissés dans les représentations et ont trouvé un fort écho
A propos des migrations
Si les longs-métrages documentaires s’attachaient clairement à des préoccupations nationales, la question des migrations, du désir de passer au Nord, et surtout de son inaccessibilité constituaient la matière brute et âpre de nombreux courts et moyens métrages. Elles est au coeur de Harguine, Harguine de Meriem Achour-Bouaakaz (2 007), un documentaire réalisé dans le cadre des ateliers de Bejaïa dirigés par Habiba Djahnine, et qui juxtapose les témoignages de rescapés d’un naufrage provoqué par un accrochage en mer, et ceux d’autres jeunes qui s’imaginent pêcheur sans espoir de jamais le devenir, mais qui pourtant ne veulent pas tenter l’émigration clandestine. Ce film n’a pu être montré à la Cinémathèque de Constantine à cause des accusations portées par le père d’un noyé contre la Sécurité nationale. Nous pourrions aussi noter la remarque du petit vendeur blaguant derrière le comptoir d’une épicerie, dans La Boutique de Carmen Arza Hidalgo et Sylvain Piot (2 008), « Si on ne peut pas passer, peut-être que notre image passera ». Ce documentaire étonnant filme l’arrêt du temps, une économie où les personnes et les biens ne circulent plus tant et si bien que l’amorce même d’un récit ou d’une histoire disparaît. Reste l’image qui s’immisce progressivement dans ce quotidien arrêté, l’apprivoise pour rendre compte des rêves en suspend, indéfiniment ou presque. Seul un mariage permettra à l’un deux d’espérer une histoire. Les migrations sont présentes également dans les fictions, elles sont le lieu de rêves qui s’écrasent contre des logiques économiques, sociales et politiques inhumaines, avec par exemple le retour forcé de Mohamed en Tunisie, un malade en phase terminale, dans Un si beau voyage (2 008), puisque son foyer en France l’oblige à libérer sa chambre. Elles sont le début d’un engrenage dont l’issue est fatale pour quiconque s’acharne à ruser pour sa liberté dans le récit très elliptique de Te souviens-tu d’Adil ? (2 008). Elle est enfin l’occasion d’un nouveau départ pour ce jeune musicien condamné dans un procès pour Satanisme et conduit en prison dans Les Anges de satan (2 007), un des happy few pour qui l’exil est encore possible
Les témoignages et représentations insoutenables de l’immigration clandestine confrontent les publics aux effets dévastateurs des politiques nationales et européennes sur une génération à laquelle on dénie même le droit d’exister. Ils donnent des noms, des visages, des voix à ce que nous savons tous
ou représentent même l’invisibilité de la clandestinité. Anya de Bouchra Khalili (2 008) juxtapose le récit en voix off de douze années de clandestinité et un paysage urbain d’hiver balayé lentement par la caméra.
De l’enjeu des sexualités
Les Jardins de Samira de Latif Lahlou était projeté en soirée d’ouverture devant une salle pleine
Samira, jeune citadine aguerrie, comprend que sa respectabilité passe par le mariage. Elle accepte le mari plus âgé et habitant la campagne que lui présente son père, scellant ainsi son enfermement entre deux hommes malades, son mari impuissant et son beau-père grabataire. D’une syntaxe assez simple, le film représente la frustration grandissante de la jeune femme qui a laissé derrière elle une famille, un amoureux qui ne voulait ni ne pouvait l’épouser parce qu’il était au chômage. Elle s’étiole. La condition des femmes victimes de rapports de domination est un des traits communs des films du Maghreb, c’est une sous-catégorie de ce qu’Olivier Barlet décrit comme la tradition de la critique sociale. Très prisé par les publics internationaux, ces films sont constitutifs des rapports franco-maghrébins. Film sur la condition des femmes, Les Jardins de Samira sort quelque peu des schémas manichéens et propose une vision plus nuancée des rapports de pouvoir et des formes de la domination, en partie à travers une représentation attachante du neveu
même s’il n’en demeure pas moins une certaine contradiction soulevée par quelques spectateurs et spectatrices.
Comment Les Jardins de Samira représente-t-il le désir d’une femme ? Il construit par la narration la tension entre deux désirs contradictoires, celui de la respectabilité et celui de l’amour, l’inexorable conflit générant la frustration sexuelle, amoureuse, sociale. Nous restons dans une conception assez classique du cinéma, du regard/désir, celui d’un spectateur/voyeur dont la place est en cinéma. Nous sommes dans la monstration, non pas celle de le nudité-Latif Lahlou indique d’ailleurs n’avoir aucun désir de montrer des corps nus-mais du désir de Samira, de sa capacité d’agir dans son extrême solitude. Si transgression il y a, elle est liée au plaisir que cherche Samira seule sur un matelas dans la chambre conjugale tendue d’un lourd papier peint vert sombre, de sa relation ambiguë avec le neveu qui est à la fois le seul partenaire sexuel disponible dans sa réclusion, mais surtout la seule âme soeur puisque soumise à une isolation presqu’aussi grande que la sienne. Le débat a montré combien le public, des hommes mais surtout des femmes, a été touché par cette représentation que certain réprouve, le débat se focalisant ainsi sur la certitude de la transgression. Plus avant pourtant, une spectatrice interrogeait la finalité du film, « L’avenir de la société n’est pas dans l’acte sexuel » Où le film veut-il alors nous amener ? Latif Lahlou indique seulement qu’il n’a pas de leçon à donner.
Corazones de mujer de Kiff Kosoof (2 008) nous entraîne dans l’aventure d’un grand couturier trans vivant à Milan dont les créations ravissent les clients fortunés ayant de jeunes filles à marier, une couturière émue par les larmes d’une jeune cliente forcée de contempler un mariage arrangé alors qu’elle n’est plus vierge. Commence alors un périple à travers le Maroc devant permettre à la jeune fille de « remettre le compteur à zéro ». Dans ce road movie, les deux protagonistes vont être confrontés à leur propre désir de ce pays d’origine mais où, sous un premier abord accueillant, ressurgissent les vieux démons, les contraintes, les interdits et avec eux la violence contre ceux qui refusent les règles. Le film montre des individus qui sont construits dans l’entre-deux, celui de l’Italie et du Maroc, mais aussi de l’avant et de l’après, de la virginité pour l’une, de la transidentité pour l’autre. Et si « les serpents changent de peau à chaque saison », « ce que nous avons sous la peau, toute une part de l’être, demeure inaccessible
Esthétiquement soigné, caustique et léger, ce film ne cesse de rappeler que c’est du cinéma, couture des robes de mariée, couture de l’hymen, couture des fragments narratifs, des images. La narratrice face à la caméra contant son histoire dans un décor antiquisant mordoré très kitsch, introduit ainsi les bribes de rencontres, d’incidents, de tensions qui composent le film, la famille de la jeune femme, la rencontre qui se dégrade avec la famille marocaine de la couturière redevenue homme, la fête de mariage au hasard du voyage et à laquelle ils s’invitent, le passage à tabac, l’argent qui passe d’une main à l’autre, celle d’un chirurgien qui monnaie grassement ses interventions mais dont on ne voit jamais le visage dans l’hypocrisie de cette économie clandestine de la virginité perpétuée par la diaspora. Le miroir de la salle de bain est le lieu récurrent de la construction de soi et un interlocuteur privilégié des protagonistes. Ces deux histoires personnelles se construisent comme un album, dans la succession des plans, de photos, de textos. Cette mise en scène collage invite la réflexivité des spectateurs, car si toute l’histoire est structurée par les normes sexuelles que les protagonistes transgressent, leur voyage vers la liberté ne passe pas par la monstration, mais par le ressenti des contraintes que ces normes imposent en permanence
même s’il apparaît in fine que presque tous les arrangements avec la norme sont possibles dès qu’on dispose de revenus suffisants, sauf peut-être la parentalité
Dans J’ai tant aimé, Dalila Ennadre propose un rapport au cinéma fondé sur une rencontre. Ce film tourné en numérique s’inscrit dans une recherche où la réalisatrice est parvenue progressivement à mettre en place un dispositif qui travaille la distance avec le sujet autonome et libre qu’elle écoute. Il s’agit là encore d’une distance qui incite le spectateur à la réflexivité, à l’adhésion plutôt qu’à l’empathie. Ennadre invite et filme la parole d’une femme, ancienne prostituée enrôlée pendant la guerre d’Indochine, et dont le discours fait effectivement exploser les verrous. Si les femmes ont été construites comme « les colonisées des colonisés », Fadma affirme qu’elle n’a jamais laissé personne la coloniser. Par des plans très sobres, très cadrés, dans le décor épuré d’un espace de vie, celui d’une femme de presque quatre-vingts ans, le documentaire fait de Fadma la porteuse d’un discours qui fait voler en éclat toute idée préconçue sur les conditions de la liberté. Elle affirme son choix de se donner, de donner du plaisir, de la vie. Dans son grand dénuement, la force de l’expérience, des valeurs revendiquées impose le respect
Sa parole contre le silence, celui des autorités militaires, celui des tabous vis-à-vis d’une sexualité à la fois institutionnalisée et réprouvée, celle contre laquelle s’élève la bonne moralité et qu’elle balaie d’une somme de souvenirs qu’elle assène comme un droit d’être, de la vie qu’elle insuffle également à son fils émouvant dans le respect que ces deux êtres se vouent mutuellement
Troublant, ce documentaire bouscule les frontières des sexes, les frontières continentales, les hiérarchies sociales, culturelles et économiques. Il interroge les rapports de domination, impose la reconnaissance de l’autre dans ses propres termes. Dans la discussion qui suivit, une spectatrice répétait qu’on se devait de réinscrire cette parole dans un contexte, ce que Fadma justement refuse et balaie d’une grimace rieuse.
Réinscrire le cinéma dans des rapports économiques et culturels inégalitaires, comprendre les enjeux des représentations et de la translation dans le passage des films d’un côté et de la Méditerranée est complexe
Le Maghreb se construit au Panorama dans l’expérience partagée des migrations, et dans le besoin de montrer des films qui esquissent dans les rapports entre soi et l’autre, les formes du « nous » en perpétuelle transformation. Il s’exprime aussi dans la volonté de développer des coopérations entre les trois pays au Maghreb afin de donner des chances aux communautés dépossédées d’images d’elles-mêmes de partir à la reconquête de leurs publics. Dans ce contexte, le numérique constitue une arme pour certains réalisateurs qui permet de sortir des schémas conventionnels pour oser dans un élan critique et créatif sortir des carcans qui régissent les rapports culturels et cinématographiques, les uns étant calqués sur les autres, entre le Maghreb et la France.
1. C’est ce que propose Denise Brahimi dans 50 ans de cinéma Maghrébin, un ouvrage dans lequel elle juxtapose des histoires politiques et sociales et les représentations.
2. Voir Ismael, Cinéma en Tunisie: Kaléidoscope de la saison 2007-2008. Tunis: Artsdiffusion, 2008.
3. Voir l’article de Jaïdi, Moulay Driss. « Le Cinéma maghrébin : la quête vers un idéal ». Wachma3-4 (2008).///Article N° : 8664