Magnifique et profondément dérangeant, Indivision est un événement (cf. notre critique). Rencontre avec Leïla Kilani alors que le film, dont on espère la sortie prochaine, tourne encore en festivals.
Olivier Barlet : Il est frappant de voir combien la dimension écologique marque tout le film…
Leïla Kilani : Il y a une continuité dans mes interrogations de film en film : que se passera-t-il demain ? Comment sortir de la collapsologie, cette forme de nihilisme bon teint où la catastrophe est là. Je ne peux que la constater mais je voulais lui trouver une transfiguration à travers une grande fable. Je ne peux m’empêcher de me référer à Fanon et Mudimbe en posant la question du « où va-t-on » avec Bruno Latour. Comment penser demain au cinéma ? A travers un conte simple : une famille, une forêt, un héritage, quelque chose d’assez classique, voire académique comme histoire. Partir ainsi du plus simple pour le distordre par un enjeu essentiel qui serait formel et narratif en m’interrogeant sur les réseaux sociaux. Quel est le conte par excellence ? Les Mille et une nuits. Une histoire, une nuit, avec une grande influenceuse, Shéhérazade, qui joue sa survie si elle n’arrive pas à raconter. C’est le conte le plus éculé de l’orientalisme. Comment m’en amuser ? Je voulais en faire une Shéhérazade 2.0 : une sorte de poétesse Pythie déjantée totalement contemporaine qui publie des stories dans cette prolifération dingue des réseaux sociaux, sans limite et vertigineuse, qui serait une voyante extralucide inscrite dans le territoire marocain.
L’enjeu formel était donc de partir d’une grande simplicité narrative, évidée d’intensité dramatique avec l’équation vendra / vendra pas, des riches et des pauvres, et un territoire des oiseaux, lequel pose la question actuelle de savoir où l’on va vu qu’on n’a pas de plan B et qu’on n’a qu’une seule terre. Valentin Yves Mudimbe a justement appelé à l’invention de l’Afrique – une résistance écopoétique: comment « s’attacher à un lieu pour poser un acte de résistance ».
La question du droit à la terre n’est pas rhétorique : à qui appartient la terre, la Terre ? J’ai voulu puiser aux sources arabo-islamiques : INDIVISION invoque une loi islamique : celle qui régissait le statut des vivants non humains – faisant des sources, des lacs, des forêts, des oiseaux… des sujets de droit : les Habbous…. « La terre s’appartient à elle-même. La question de la propriété est donc au centre Dans le film, je chercher le fusible : c’est le geste du père, Anis. Il renonce à la propriété. Il vient introduire l’anarchie dans le récit, un élément de subversion. Ce geste simple démonte l’organisation sociale car il arrête la vente.
On trouve cela dans votre documentaire Zad Moultaka où ce compositeur libanais explique qu’il introduit une explosion, un coup, pour casser le rapport de force.
Oui, il faut un fusible. D’où peut venir le désordre ? Une autre indivision se crée : une révolution cosmogonique avec une alliance qui dépasse la lutte des classes et réunit tous les vivants pour aboutir à la transe finale.
Nombreux sont les films aujourd’hui qui posent la question du rapport à sa propre culture à la fois comme exigence, force et possibilité de vivre dans le monde d’aujourd’hui sans tomber dans la bêtise de s’y cantonner tout en sortant du rapport de domination culturelle qui régit tout.
C’est bien ça la question. Le mouvement historique d’hybridité est antérieur à la période coloniale. Il est irréversible.
Comment réactiver nos mémoires anciennes, notre patrimoine,et réinventer l’Afrique ? J’ai cité Mudimbe mais je crois que les rapports de domination sont caducs si on arrive à la polarisation idiote dans laquelle est enfermé le monde.
Je veux sortir du nihilisme qui considère qu’il y a des blocs cohérents et qu’un effondrement civilisationnel serait notre seule issue. Il n’y a pas de pureté à trouver : je suis créole et cette créolité fait de nous des archipels, pour citer Glissant. On est des insulaires qui doivent être en relation. Je ne peux pas céder à la guerre culturelle.
Dans le film cependant, la violence est là.
Oui, mais elle est d’autant plus envahissante. La crise est là : on doit plus que jamais s’autoriser à rêver, continuer à inventer, bricoler des solutions artistiques. La catastrophe écologique, l’effondrement du village global, la polarisation sont là, mais on ne va pas sombrer dans un suicide collectif ou dans l’affrontement des blockhaus idéologiques. On ne va pas transformer les générations futures en un immense cimetière parce qu’on n’a pas cru !
La famille Bechtani du film, qui finit par s’écharper, me fait un peu penser au Guépard de Visconti : la déliquescence d’une classe qui ne porte plus rien.
C’est totalement ça ! Visconti nous était une référence ! C’est la fin d’un monde. Ce pourrissement est à l’œuvre. Chez Visconti cependant, il faut que quelque chose change pour que tout reste pareil. Je voulais au contraire un gros changement et non une permanence. Avec mon chef décorateur, nous étions habités par Visconti durant le tournage : on écoutait ses bandes originales. Il nous a beaucoup marqué. Cette décadence qui ne peut conduire qu’à une guerre, c’est ce que j’ai voulu contrarier. Il y a une apocalypse mais j’espère un monde neuf. On n’est pas obligés de juste attendre la guerre. Je fais advenir la guerre dans le film pour ne pas considérer que c’est une issue. Les feux interviennent dès la 29ème minute. C’est une guerre familiale mais aussi une guerre de classes… Le film s’achève sur une drôle de révolution cosmogonique, avec les oiseaux. Mais qui ouvre sur un monde neuf. Un jour libérateur pour les deux gamines !
C’est bien sûr d’une terrible actualité.
Oui, la question de la terre est centrale. Comment dépasser la propriété et la violence ?
J’imagine que le village installé sur la propriété avait peu à peu été construit par ceux qui y travaillaient.
Absolument. Il faut savoir que l’habitat informel est très développé au Maroc. La question de la propriété est cruciale. La question du droit au territoire est centrale. Actuellement, des dizaines de familles sont menacées d’expulsion dans les faubourgs de Tanger : c’est Indivision ! Ce qui se passe à Tanger peut se passer partout.
On ne voit pas beaucoup les promoteurs immobiliers dans le film mais ils sont là comme des corbeaux…
C’est des corbeaux ! En préparant le film, un ami m’a indiqué les combines utilisées : on cible les familles en conflit, plus faciles à arnaquer, on lance les travaux sans autorisation, on met le feu, etc. C’est au Maroc, mais c’est aussi un peu partout dans le monde, sans qu’ils soient mis en danger par des procès !
La première image du film montre Lina avec son regard perçant. Elle a 13 ans mais c’est la plus consciente, avec son amie Chinwiya qui est prise entre deux classes. Lina passe par les mots sans passer par les mots : c’est tout à fait extraordinaire.
Cela me paraissait intéressant d’avoir une fille très jeune comme regard omniscient et intransigeant, et à la fois dotée d’une sensibilité adolescente, également irascible et sans concession. Un regard sur le monde mais aussi de porosité au monde. C’est l’âge de tous les possibles et de l’absence de compromission. Après, on nous apprend à être plus mesuré, modéré. Je voulais cultiver le paradoxe. Quand un adolescent est muet au cinéma, son monde sensible est surplombé par la mise en scène : on l’essentialise et on l’animalise. J’ai beaucoup lu sur le mutisme adolescent et discuté avec des psychologues. Lina a un comportement autistique lié à un trauma mais la mise en scène devait s’emparer du tournoiement d’être enfermée dans des mots, ce tsunami d’océan désordonné et chaotique de quelqu’un qui n’arrive pas à parler mais qui charrie à l’intérieur des mondes, des phrases. Cela revenait à créer une figure poétique pour la narratrice, une Shéhérazade 2.0 qui filme et publie en permanence dans une abondance reprenant la boucle orientale, cette spirale de l’oralité ancienne qui provoque une transe narrative.
On entend différentes langues dans le film avec une impressionnante dextérité des personnages pour passer de l’une à l’autre et de les mélanger. Elles sont comprises sans forcément avoir été apprises…
La langue est une arme et un enjeu politique. Le dialectal marocain est un joyeux mélange décomplexé, infiniment plus riche et perturbant que ce qu’on entend dans le film, avec du français et davantage d’anglais que ce que j’y ai mis, et dans le nord du Maroc, l’espagnol est très présent. Ces langues sont intériorisées. Le dialectal n’est pas considéré comme une langue dans la constitution marocaine. Elle ne s’écrit pas mais je n’ai de cesse de la mettre au centre dans sa gourmandise à avaler le monde. Elle change tout le temps, elle est tout le temps en train d’inventer. C’est un emblème pour les jeunes, une langue concassée, métissée, créolisée, qui dit la transgression, une forme de poésie, l’urbanité… C’est une cure de jouvence, une affirmation de soi, un emblème politique. C’est une arme : je veux placer cette puissance au centre. La tchatche est une performance centrale dans la cité, dans toute l’Afrique. C’est le chaînon manquant.
Vous prenez clairement plaisir à l’écrire dans vos scénarios.
Avec un plaisir infini, mais je n’écris pas comme la rue. J’écris avec mes mémoires anciennes, avec des rythmes et des poèmes. Tony Morrison et Faulkner m’ont beaucoup marqué. C’est écrire cette oralité et revendiquer une amélioration qui passe par la langue. J’ai lu Tony Morrison en français mais c’est si marocain !
Le chaînon manquant est aussi un titre dans votre documentaire Nos lieux interdits : il y a là une continuité d’approche et de pensée.
Oui, le narrateur s’y demande d’ailleurs comment recoudre les trous de la mémoire. C’est l’art de la débrouille, du bricolage : les chaînons manquants pour penser et panser nos douleurs et notre définition de soi. C’est assez obsessionnel chez moi. Trouver des chaînons pour tricoter le tapis à mille fils.
Ce sont des espaces d’incertitude pouvant conduire à la réinvention évoquée tout à l’heure.
Cela ne peut partir que de l’incertitude ! Les trous sont aussi les lieux où les projections sont possibles. C’est dans le doute qu’on peut imaginer.
Lors de votre masterclass à Apt, à la question du pourquoi du passage du documentaire à la fiction, vous avez répondu : « c’est pour les décors » ! Ils sont effectivement très impressionnants dans la Mansouria, la grande demeure où se déroule le film.
Le directeur photo est l’homme qui fait la lumière de mes jours et de mes nuits, Eric Devin, avec qui je vis. Et j’ai en outre eu la grande chance de rencontrer Angelo Zamparutti, un chef décorateur qui est un artiste au sens plein dans la construction d’un espace mental. Une dimension fondatrice de la fiction passe par le décor. C’était déjà présent dans Sur la planche, où j’avais d’abord imaginé un décor. Angelo Zamparutti travaille de façon artisanale : le décor est une traduction du sensible. Il ne se contente pas de construire un espace. C’est quasiment une phénoménologie du cinéma. Même quand on filmait dans la forêt, il était là, ce qui montre le compagnonnage qu’il peut y avoir à l’intérieur d’un film : le collectif est au centre. Avec Eric et Angelo, nous formions un trio artistique formidable.
Dans ces décors, il y a des cigognes. Empaillées dans la Mansouria, vivantes dans la nature, en grand nombre. C’est un animal très symbolique…
Au Maroc, elles représentent l’esprit des saints. Par ailleurs, les habous ont constitué des lieux préservés dont certains ont été consacrés au soin des cigognes, comme à Marrakech où la Maison des Cigognes (Dar Bellarj) était un hôpital pour oiseaux. Il s’agissait ainsi de mettre en avant des gestes d’éco-résistance et d’éco-poétique dans nos mémoires anciennes. Les habous ont remis en question la propriété et ont institué des biens publics qui prenaient soin du vivant. La cigogne est un oiseau très commun: je voulais une familialité. On ne s’extasie pas devant une cigogne. C’est un membre de la famille : elle part et revient. Et avec le changement climatique, elles sont déboussolées et restent sur place, migrent très peu et se nourrissent des détritus.
Dans les villages marocains, les cigognes trônent souvent sur des bâtiments en hauteur et semblent bien accueillies.
Oui, car c’est une créature bienfaisante. Mais quand on les voit dans les décharges, elles sont devenues des Mad Max : elles mangent des plastiques et des métaux ! Cette métamorphose témoigne d’une incroyable adaptation. Je suis persuadé qu’elles ont déjà des corps métalliques ! Elles n’ont peur ni du feu, ni de l’humain, ni même des vaches. C’est leur territoire. Le demain dystopique, c’est les cigognes !
Et la jeune Lina a pour pseudo « cigogna nera », la cigogne noire.
Oui, c’est la brebis galeuse, qui balance tout le monde sur les réseaux sociaux. Elle est d’une cruauté sans limite. Elle a un sens aigu du bien et du mal, comme quand on est adolescent. Elle a le rapport vampirisant de sa génération qui filme tout et n’importe quoi. Elle écrase toutes les perspectives avec son iphone : il n’y a plus de décor, que des créatures hurlantes, tout devient spectral. On a beaucoup joué là-dessus. Elle est un peu Carrie ou L’Exorciste : elle a cette barbarie. Elle avale la forêt et devient une mutante. Elle est comme dans ces films d’horreur où les ados mangent les parents ou font du mal à ceux qui leur ont fait du mal. Sa vengeance est terrible, une vengeance de mutante.
C’est une logique de conte.
Oui, tandis que la petite fille va manger l’Ogre, « la Maréchale », la grand-mère de Lina, est comme Médée. La stylisation est simple : Médée / dictateur / Richard III. Je ne voulais pas que ce soit un homme. Les hommes sont très doux dans ce film, défaillants mais généreux. Je voulais interroger le matriarcat car le terme « femme puissante » me fatigue un peu. J’aime bien la complexité. La matriarche a un royaume sans le pouvoir. La domestique Chinwuya paraît faible mais se transforme en furie. Lina, enfant mutique, devient une mutante cannibale… Je voulais rester dans la zone de gris, sans tomber dans les bons et les méchants !
Apt, le 11 novembre 2023, relu et corrigé par Leïla Kilani