« Harmattan BD » est une collection créée par Christophe Cassiau-Haurie, que les visiteurs et lecteurs d’Africultures (1)connaissent bien. Spécialiste incontestable et incontesté de la bande dessinée africaine, il a publié de nombreux articles et ouvrages sur le sujet. Le dernier en date, Quand la BD d’Afrique s’invite en Europe, Répertoire analytique, vient de paraître aux Éditions L’Harmattan. Passer de la critique à la pratique éditoriale n’est cependant pas aisé. Il faut faire des choix, imprimer une ligne à la collection et ne jamais relâcher ses efforts pour atteindre le but fixé. Même si le titre de la collection reste neutre, l’objectif est double : mieux faire connaître les auteurs africains au public européen général et atteindre, grâce à l’image et la logistique d’une maison d’édition connue pour ses publications sur l’Afrique, le public africain lui-même. Reconnaissons que les moyens ont été mis pour réussir : impression de qualité et surtout – il faut le souligner pour une maison d’édition dont le prix des ouvrages est parfois dissuasif – prix abordable, aligné sur ceux des concurrents. Ceci dit, percer le marché africain n’est pas facile et l’édition de la bande dessinée se heurte aux mêmes écueils, commerciaux, financiers, culturels que ceux de la littérature générale. Pourtant, la BD est, à n’en pas douter, un des supports les plus à même d’atteindre la jeunesse et de débattre avec elle de l’avenir du continent africain. De son avenir. Le dernier titre de la collection (2), Thembi et Jetje, Tisseuses de l’arc-en-ciel, en est le meilleur exemple.
Écrit par un scénariste unique, Christophe Edimo, et réalisée par neuf dessinateurs/rices (Batoule Alimam, Bozena Augustyn, Samuel Daina, Adjim Danngar (3), Armella Leunig, Simon Mbumbo (4), Brahim Rais, Brice Reignier et Didier Viodé), l’album décline en dix chapitres l’histoire de l’Afrique du Sud, de la libération de Nelson Mandela en 1990 à nos jours, c’est-à-dire en 2010, date de l’écriture du récit. Vingt ans de la naissance d’une nouvelle nation, celle que l’archevêque Desmond Tutu, Prix Nobel de la paix en 1984, avait appelée – dans un lyrisme quasi biblique – la nation « Arc-en-ciel » : « Nous, représentants de diverses cultures, langues et races, nous devenons une seule nation. Nous sommes le peuple divin de l’arc-en-ciel ». Une nation de toutes les couleurs, multiraciale et multiculturelle. Le creuset d’une nouvelle société, qui, si l’expérience réussit, pourrait devenir un exemple pour l’Afrique et pour le monde entier.
C’est le lent et parfois douloureux apprentissage du « vivre ensemble » entre Blancs et Noirs (les autres communautés, ainsi l’asiatique, ne sont pas abordées) que l’on suit à travers deux familles, celle de la jeune Afrikaner Jetje et celle de la grand-mère ndébélé Thembi. En 1990, les Blancs se sentent trahis quand le président De Klerk annonce la légalisation de l’ANC (African National Congress) et la libération de son leader historique Nelson Mandela. En 1994, ce dernier devient le premier président noir d’Afrique du Sud. Le régime de l’apartheid a vécu. Mais contrairement à ce qui s’est passé dans les anciennes colonies d’Afrique – et ce, malgré l’incroyable dureté du régime d’apartheid qui vient de se terminer et les vingt-sept ans de rétention qu’il a lui-même subis – Mandela en appelle à la réconciliation entre les anciens ennemis, commande la coexistence pacifique, davantage encore la collaboration entre les communautés, et invite les anciens « maîtres » à demeurer et à construire une société de justice et d’égalité.
C’est que, à l’opposé des autres pays d’Afrique noire (l’équivalent pourrait être trouvé en Algérie et on imagine ce qu’elle serait si les Français étaient restés dans le pays indépendant et si les nouveaux dirigeants en avaient appelé à une coopération entre pieds-noirs, Arabes et Kabyles), les Blancs étaient installés – presque enracinés – dans le pays parfois depuis plus de deux siècles et se considéraient comme des Africains blancs (d’où le nom d’Afrikaner). Dès la Charte de la liberté de 1955, l’ANC les considérait d’ailleurs comme des citoyens à part entière d’une future république d’Afrique du Sud qui aurait éradiqué toute forme d’apartheid. Leur départ d’Afrique du Sud aurait déstabilisé le pays et aurait créé un exode inique (même si on peut penser qu’il se serait agi là d’une punition normale). Mandela fut-il, plus encore qu’un homme d’État, un de ces prophètes comme il ne s’en rencontre qu’un tous les quelques siècles ? Un prophète qui montra la voie à son nouveau peuple multicolore et, uvre accomplie, se retira après un mandat présidentiel unique ? Malgré le projet de beaucoup, peu de Blancs, en tout cas, quittèrent l’Afrique du Sud et la plupart s’accommodèrent de la nouvelle situation.
Bien qu’écrite et dessinée par des dessinateurs africains ou d’origine africaine, la bande dessinée se focalise surtout sur les difficultés de la famille blanche. L’accent aurait pu être mis sur la lente, très lente et très difficile résilience des Noirs après des dizaines d’années d’un régime qui les avaient détruits dans leur âme même, en faisant d’eux des sous-hommes. On suit, certes, le contexte dans lequel les nouveaux Sud-Africains, noirs ou blancs, évoluent : la violence, la place de la drogue et le rôle des bandes, les exactions xénophobes des Sud-Africains noirs contre les immigrés africains noirs eux aussi. Et c’est un des grands intérêts de l’album. Mais, particularité de ce livre, c’est la lente déchéance sociale – avec, au final, l’acceptation de leur nouvelle situation – de la famille blanche qui est décrite avec le plus de force. La famille noire, finalement, s’en sort bien : le père a du travail, la famille vit sereinement et le fils, jusqu’à un accident, accède au rang de footballeur de haut niveau.
Hélène Passtoors, connaisseuse de l’Afrique du Sud pour y avoir, notamment, participé à la longue lutte de l’ANC (elle publie prochainement en néerlandais et en anglais un livre sur sa propre histoire et sur le pays (5), et on espère pouvoir en lire rapidement la traduction française), l’explique bien [dans cet article] : en 1994, les Blancs se sont retrouvés du jour au lendemain sans ce qui faisait, artificiellement, leur force, à savoir leur supposée supériorité raciale. Chacun a (re)découvert son rang social normal. La discrimination positive agissant en outre, certains ont perdu leur travail au profit d’Africains noirs. Toute une frange a été marginalisée. Peter, le père de la famille blanche que suit la bande dessinée, voit son poste de mécanicien dans un ministère attribué à un Noir. Nicole, la mère, décide de quitter le centre de Johannesbourg pour le township Soweto. Là, commencera la vie en commun avec les Noirs
Thembi et Jetje – Des tisseuses de l’arc-en-ciel campe avec beaucoup d’humanité les personnages de cette expérience unique du vivre-ensemble. La grand-mère Thembi, qui parle de Jetje comme d’une Ndébélé est, avec son franc-parler, ses principes et, tout à la fois, sa capacité à briser les tabous, particulièrement forte. Jetje, la fille puis jeune fille blanche, et Clarence, le jeune Noir, sont les porteurs d’espoir : la première réalisera ses ambitions artistiques, le second atteindra ses objectifs sportifs. Roméo et Juliette, issus de Montaigu et de Capulet qui auraient enterré la hache de guerre, ils finiront par convoler en de justes et belles noces. Les drames ne sont pas oubliés : le patron noir de Peter, sorte de « parrain » local, tombe sous les balles de rivaux. Le frère de Jetje refuse de s’intégrer à la nouvelle société sud-africaine et rejoint la communauté de Coronation Park, crispée sur son identité blanche avant, dans les dernières pages, de reconnaître son erreur et de revenir au bercail.
La bande dessinée ne se veut pas une peinture complète des vingt premières années de la nation « arc-en-ciel ». Mais, en s’introduisant dans l’intimité parfois douloureuse de deux familles, elle constitue une belle introduction aux écueils et à la gratification de la vie en commun, au-delà des différences sociales, culturelles et, soi-disant, raciales. Un outil qui serait utile dans les écoles primaires et secondaires d’Afrique comme d’Europe (6), comme l’expérience en a été fait en Belgique.
Le traitement scénaristique et graphique en fait aussi sa valeur. L’histoire est découpée en dix chapitres. Chaque chapitre a été confié à un dessinateur différent (sauf deux pris en main par le même Didier Viodé). Comme l’histoire s’étale sur vingt ans, les différences de style se lisent comme des évolutions des personnages ou des ambiances dramatiques liées aux épisodes racontés. La palette haute en couleurs d’un Augustyn Bozena répond aux beaux dégradés de noir à la Corto Maltese de Didier Viodé ou aux sépias de Brahim Rais, le découpage classique et efficace de Simon Mbumbo au brouillage de lignes et de traits d’Armella Leung. L’ensemble produit une expérience intéressante menée par ce collectif de dessinateurs initié par Christophe Edimo et appelé « L’Afrique dessinée ». On attend la suite de leurs réalisations. Parce que nous sommes tous, ou devrions tous être, des tisseurs d’arc-en-ciel
Lire également [l’article 10632 lié]
1. Il a notamment dirigé le numéro 84 d’Africultures, Comment peut-on faire de la bd en Afrique ? 33 entretiens pour comprendre.
2. Après cinq autres : Putain d’Afrique d’Anselme Razafindrainibe, Vive la corruption de Didier Viodé, Le retour au pays d’Alphonse Madiba dit Daudet d’Al’Mata et Christophe Ngalle Edimo, Ils sont partis chercher de la glace
d’Anani Accoh et Mensah Accoh, Visions d’Afrique, de Jean-François Chanson, Yannick Deubou Sikoue, Jason Kibiswa, Christophe Ngalle Edimo, Pov Timol Umar.
3. Qui signe aussi la couverture.
4. Qui, outre, un chapitre, a conçu les personnages et la mise en page.
5. En avril 2012 chez Wereldbibliotheek aux Pays-Bas et fin 2012 chez Real African Books en Afrique du Sud.
6. Les coquilles de la première édition devraient être corrigées lors du prochain tirage qui comprendra aussi une présentation de la collection « L’Harmattan BD ».Février 2012///Article N° : 10631