La peintre Dalila Dalléas Bouzar a reçu le prix « L’art est vivant » du Art Paris Art Fair pour son travail Princesse en mars dernier. Née en Algérie et installée en France depuis l’enfance, elle réfléchit, entre autres, aux relations entre ses deux pays. Elle propose également un regard lucide sur ses choix artistiques et la considération accordée aux créateurs du continent en Europe.
Quelle est la place de la relation entre l’Afrique et l’Europe dans votre travail ?
Je ne réfléchis pas à cette relation. Même si le sujet de l’Algérie, présent dans mon travail, renvoie forcément à l’histoire de la France et de l’Algérie, j’entreprends toujours un travail en partant de ce qui est proche de moi. L’Algérie c’est d’abord mon pays, mon histoire. L’Algérie c’est l’Afrique, même si pour beaucoup ce n’est pas évident de rattacher le Nord de l’Afrique au continent. Et dans ce sens, je me sens concernée par l’Afrique et son histoire. Je me sens appartenir à ce continent et naturellement je contribue à une réflexion commune autour de son présent et de son devenir.
Certains de mes travaux portent une réflexion autour de la colonisation, des rapports de domination, du récit historique. La série Princesse, Algérie Année zéro et Soléman parlent de l’Algérie. Cette dernière série est constituée de portraits d’enfant. Le corps de l’enfant m’intéresse parce qu’il parle de fragilité.
C’est un corps qui est à la merci de l’autre. Donc l’autre se trouve en position de choisir de dominer ou non ce corps. Il est clairement face à sa responsabilité. Ce rapport de domination et donc cette occasion offerte d’assumer ou pas sa responsabilité se retrouvent dans beaucoup de rapports dans notre société. Encore une fois, mon travail part de ce qui est proche de moi, mais il a l’ambition d’avoir une portée plus générale. Parler de la guerre d’Algérie, par exemple, c’est parler d’abord de la guerre. D’ailleurs, quand j’avais exposé ce travail de dessins à Berlin, d’après des photos d’archives de la guerre, des gens venant de Tchétchénie pensaient que je parlais de la Tchétchénie. Je me suis donc rendue compte que ces dessins parlaient de tous les conflits. Qu’ils pouvaient parler à tous. Je pense que beaucoup d’artistes sont comme moi : ils utilisent leur propre histoire mais pour parler de quelque chose en partage.
Qu’est-ce que vous pouvez dire concernant votre corpus théorique ? Quels penseurs vous ont-ils influencée ?
Je ne citerai ici que deux noms. Camus est vraiment une grande référence. Par la manière dont il s’est positionné dans la guerre d’Algérie, dont il a défendu son engagement intellectuel. Je défends aussi la troisième voie qu’il proposait. Une de ses pièces, Les Justes, se passe en Russie. La pièce raconte l’histoire de révolutionnaires qui s’apprêtent à faire un attentat terroriste. L’un des révolutionnaires est tourmenté par l’idée de tuer des enfants pour une cause soi-disant plus élevée… Est-ce qu’on peut tuer n’importe quel innocent pour défendre cette cause ? J’ai compris que dans cette pièce, la réponse de Camus est clairement non. L’innocent ne vaut jamais le prix d’être tué quelle que soit la cause. Et dans cette pièce on voit très bien que les protagonistes sont pris dans ce questionnement qui les angoisse et en même temps ils semblent prisonniers de leur destin. Je trouve que le fait d’avoir situé cette scène-là en Russie, en dehors de l’Algérie, montre une grande intelligence. Cela détourne le regard du drame en action en Algérie. Ni les Algériens ni les Français n’ont vu ce qui se jouait alors. Le coeur du problème c’était ça : la place de l’innocent. Je pense que cette clairvoyance de Camus en temps de crise ne pouvait pas être entendue par les protagonistes qui comme dans la pièce Les justes étaient comme prisonniers de leur destin.
Comme peintre, je citerais Richard Hamilton, un Britannique qui a peint les prisonniers de l’IRA en Irlande, un mouvement indépendantiste très médiatisé à l’époque. J’aime beaucoup son traitement de l’image par rapport à l’événement. On voit Bobby Sands avec sa couverture, dans une prison. Hamilton c’est plutôt un peintre pop-art. Je trouvais ce traitement de l’image assez froid : un visage très bien fait, comme tout ce qui relève du pop art, et en décalage avec ce que ça racontait, un événement tragique. Ce peintre m’a pas mal influencée dans mon travail : je prends de la distance entre l’image que je vais proposer et ce qui est à l’origine de cette image, c’est à dire les événements. Cette façon de mettre de la distance et en même temps de créer une poésie dans l’image m’intéresse. Une sorte de froideur de la représentation mais en même temps quelque chose de dramatique. Le fait d’avoir deux distances, une sur l’image et une par rapport à l’événement, va créer un mouvement. De mon côté je vais toujours m’attacher à atténuer une violence, la neutraliser. Par exemple mes images ne sont pas faites de manière réaliste. Je transforme la violence en quelque chose qui ne l’est pas. Pour moi c’est important de prendre des détours. Camus aussi le fait. C’est une manière de désamorcer mais aussi de surprendre : en surprenant le public on peut aussi l’amener à prendre conscience. D’habitude on est sur nos gardes, on empêche aux choses de rentrer. Alors que quand on est surpris, on n’a pas le temps de mettre des verrous. Pourquoi la beauté fonctionne ? Quand il y a quelque chose de beau on n’a pas le temps de réfléchir. Ce que cette beauté va véhiculer va entrer en nous d’une manière détournée. Tout le monde est sensible à ce qui est beau.
Que pensez-vous du fait qu’Art Paris Art Fair ait mis à l’honneur l’Afrique ?
Pour moi c’est une fabrication, comme le dit Simon Njami et bien d’autres. C’est comme si on découvrait l’Afrique aujourd’hui. Cette mode africaine, c’est du marketing. Mais cela ne reflète pas une réalité. La réalité c’est que l’art porté par des artistes d’origine africaine existe depuis pas mal d’années, qu’elle est en évolution. Ce qui est réel aussi c’est le manque de visibilité de ces artistes. Après, je trouve qu’il faut saisir les opportunités, un peu comme le cheval de Troy. C’est-à-dire que puisqu’on nous offre cette visibilité, il faut la prendre et en profiter pour changer la vision que les gens ont des artistes africains. Celle qui croit qu’ils montrent que des masques, des tapis etc. Quelque part c’est un mal pour un bien.
Qui contrôle la visibilité des artistes africains ? En France, nous sommes dans un pays où il y a des blocages évidents, politiques, par rapport à la visibilité de certains artistes d’origine arabe ou africaine. Il y a encore une domination de l’artiste blanc. Cette domination tend à maintenir les artistes africains dans une sorte d’invisibilité. Il ne faut pas être étonné ni jouer les naïfs et dire « Aux XXI siècle, juste parce que je suis Noir, on ne veut pas me prendre, ce n’est pas normal ! ». Mais si, c’est normal. Parce que la colonisation date d’à peine 50 ans, et qu’on est dans un pays vieillissant, qui s’attache à des conservatismes très forts. Les choses sont en train de changer. Il est normal qu’il y ait ce décalage entre une réalité et ce que pensent beaucoup d’artistes vivants. Eux ne se sentent pas forcément « artistes africains » ou « artistes arabes » : ils se sentent juste artistes. La France est en train de rater les trains. Elle devra rattraper son retard. Dans cette histoire c’est elle qui est perdante, et nous les artistes on doit faire avec.
Il ne faut pas voir tous les artistes africains comme obligés de défendre l’art africain.
Comment « faire avec » ?
Du moment que j’arrive à vivre de mon travail et de ce que je défends, ça me va. Il ne faut pas voir tous les artistes africains comme obligés de défendre l’art africain. On n’est pas des porte-parole. Mais Il faut tout de même continuer à faire exister sa propre réalité. Il faut faire son job, le faire bien, car ce qui est important c’est d’exister d’une manière intègre avec son travail. Je sais que ce focus « Afrique » est politique, que c’est une mode à côté de la plaque. Mais j’ai aussi conscience que d’avoir exposé au Grand Palais donne une visibilité et qu’il y a des milliers de visiteurs qui ont vu les œuvres de ces artistes. C’est aussi comme ça que les choses changent.
Le rapport au passé que vous entretenez notamment dans votre performance Inner past m’a beaucoup touchée. A son propos vous écrivez : « La disparition du passé nous autorise à vivre une nouvelle vie sans son influence ». Mais en même temps vous redonnez une splendeur aux portraits et musiques d’une autre époque (je pense aux œuvres Princesse et Entités).
Je dirais qu’il y a deux rapports au passé qui se côtoient. On est une unité en tant qu’être, mais à l’intérieur il y a des conflits, des oppositions. Dans ces œuvres, il y a un passé qui m’appartient personnellement, qui est vraiment lié à ma propre vie, et un passé qui m’appartient aussi mais qui appartient également aux autres, un passé commun. Mon pays et le monde arabe sont des mondes auxquels je me rattache et qui constituent aussi mon histoire.
Je pense toutefois que c’est plus facile d’adopter un passé collectif, que parfois d’assumer son propre passé. Pour le projet Algérie année zéro par exemple, c’est comme si j’avais élaboré un passé que je n’avais pas. Dans ma famille on ne m’a pas donné de repères par rapport à cette guerre. Quelque part j’ai voulu combler un manque. Et c’est en essayant de le combler que j’ai fait des recherches dans les archives, qui ont à leur tour donné des séries de dessins. Cela m’a permis de comprendre mon pays, ce qui se passe là-bas et l’attitude des gens de ma famille, qui étaient jeunes pendant la guerre d’Algérie. Avoir abordé ce passé avec les outils des arts plastiques, m’a consenti encore une fois d’obtenir cette distance, qui permet de se protéger, de prendre les choses non pas personnellement, mais d’une manière intellectuelle, esthétique et donc avec une perspective de libération.
La série Entités parle aussi du passé, celui de mes parents, de leur génération. C’est une série de peintures faites d’après le film égyptien des années 70, Mon père sur l’arbre de Hussein Kamal. Le romantisme, la sensualité et la liberté montrés dans ce film semblaient parler à notre présent. Je parle du présent du monde arabe qui est à l’opposé de l’idée de l’amour montré dans ce film. Mais ce désir amoureux est toujours présent. Il est juste étouffé. Cette impossibilité d’aimer, pour moi, est à l’origine de la violence en même temps que son symptôme.
Dans Inner Past, en brûlant mes carnets, j’ai fait disparaître mon passé. J’ai voulu ne plus le voir, plus le reconnaître, pour moi il n’existe plus. Entre dix-huit et quarante ans, hop. Je me coupe du passé. C’est vrai que c’est exactement l’opposé de ma démarche dans les séries citées plus haut. Le passé de l’Histoire avec un grand H peut être traité parce qu’il est plus distant, alors que mon passé à moi est trop collé à ma peau. Dans Princesse je mets aussi une distance dans le sens où je représente l’histoire telle que j’ai envie de me la figurer et c’est quelque part ce que je fais avec ma vie aussi. A un moment donné on veut devenir maître de sa vie, et de son histoire et on n’est pas obligé de subir, on peut inventer à tous les niveaux. C’est pour ça que j’aime le mouvement de l’afrofuturisme. Il permet de s’inventer un futur, une science-fiction, un passé et donc aussi un présent.
Pourquoi vous avez ressenti le besoin de vous pencher sur la mémoire de la guerre d’indépendance ou de la guerre civile des années 90 ?
Ce qui a déclenché mon travail sur l’Algérie a été le fait d’avoir vu le documentaire Algérie(s) (1), qui parlait de la guerre civile des années 90. Il mettait en évidence qu’il n’y avait pas ou très peu d’images de cette guerre. Cela m’a interpellée. C’est la raison pour laquelle je me suis faite une collection d’images que j’ai choisi de manière subjective. Il faut quand même noter que je me suis intéressée assez tardivement à l’histoire de l’Algérie. J’avais déjà 37 ans. C’est comme la série « Princesse ». Je connaissais les photos de Marc Garanger depuis longtemps, mais jamais je m’étais dit que j’allais travailler dessus.
Est-ce que votre lien à l’Algérie influence aussi vos techniques picturales ?
Je me positionne dans l’histoire de l’art. J’ai une formation marquée par l’art que j’ai vu en France. Cela va donc de la peinture française, européenne, à la statuaire égyptienne et indienne, jusqu’à l’art rupestre. De plus mon dessin s’est développé dans la culture BD. En devenant adulte, j’ai rejeté tout ce qui pouvait venir de l’Algérie car je n’aimais pas la calligraphie mise à l’honneur après l’Indépendance, le style de la peinture moderne, le fait de vouloir à tout prix se rattacher au monde arabe. Il y avait un côté faux et artificiel que je n’appréciais pas. Donc j’ai plutôt puisé ma formation dans ce que je connaissais en France. J’ai commencé à faire de la peinture assez tardivement, à 24-25 ans, moment où j’utilisais des couleurs pour la première fois. C’est à mon sens, dans mon rapport aux couleurs que l’on peut éventuellement voir mon lien avec l’Algérie. Un lien à la lumière, à la manière très libre d’utiliser les couleurs. Je n’avais aucun tabou dans la façon de les assembler. Mais ma formation est clairement européenne, et cela peut contribuer à troubler une nomenclature de l’art contemporain. Une artiste française d’origine algérienne qui fait de la peinture à l’huile ne colle pas avec l’image qu’ils ont des artistes qui viennent d’Afrique. Quelque part n’est pas admise cette filiation avec l’art européen. Dans le même mouvement, est encensée une histoire de l’art européen ancienne qui décrit des filiations ou des ruptures. Mais pour l’Afrique, en tout cas pour l’Algérie ceci est très fort, l’histoire de l’art commence après l’indépendance de la colonisation, avec d’abord un art d’état et puis un art qui se raccroche aux wagons de l’art contemporain. Et on a l’impression qu’avant les années 50, il n’y avait rien. Ou bien si, il y avait un art intemporel et primitif bien connu. Mais concrètement il y avait de l’art en Algérie ( t partout en Afrique)! La poterie était très développée, les couleurs, les signes. Il y avait toute une culture artistique qui a été détruite et qui n’a pas été réhabilitée par les Algériens.
L’importance du contraste entre lumière et obscurité est mise en valeur dans la série des œuvres Rencontre et aussi Soléman. C’est une dualité réfléchie ? Sous-entend-t-elle quelque chose d’autre ?
Je ne parle pas en termes de lumière et d’obscurité. Je parle plutôt en termes de valeur. Parce que la lumière est aussi dans le noir. Le noir n’est pas forcement l’obscurité. En dessin et en peinture, on travaille en termes de valeur. L’une par rapport à l’autre, les couleurs vont émettre des valeurs. Par exemple si on met du blanc sur du noir ou sur du marron, il y a deux valeurs différentes qui vont fabriquer des contrastes. Moi ce qui m’intéresse c’est de travailler avec ces valeurs différentes et les dés-inverser. Par exemple, je ne vais plus utiliser le blanc comme un support. Sur du papier noir, le blanc devient une vraie couleur. Il va être intégré dès le départ aux valeurs dont je parle. Le noir utilisé comme un fond change les valeurs du gris. Sur une feuille blanche, le gris du crayon est bâtard, alors que sur une feuille noire il devient une vraie couleur, lumineuse. Ce que je trouve intéressant aussi c’est d’inverser les valeurs mentales qu’on a par rapport au noir et au blanc. Le blanc serait le bien et le noir le mal par exemple. Je reproche aux gens de l’afro-futurisme d’être trop attachés à la couleur noire, de s’être réapproprié une couleur qui leur est renvoyée en tant qu’africains. Donc encore une fois je suis pour la possibilité de remettre en cause des acquis. Dans l’œuvre « Soléman dans l’espace », Le fond représente l’espace de couleur noire. C’est une peinture vraiment mystique qui repose l’origine et la valeur de la couleur noire.
(1) 2002, un film de Patrice Barrat, Malek Bensmaïl, Thierry Leclère.
Un commentaire
Tes écrits m’ont beaucoup intéressé. Merci
J’ai redécouvert Camus il y a quelques mois….et j’ai 71 ans!!!!
Brigitte Aynaud