Au-delà de la conception internationale qui le restreint à des objets élitistes, on peut avoir du design une approche à la fois plus ambitieuse et plus modeste. Le design trouve sa source et son champ de développement dans la vie quotidienne. Il peut être visible ou non, démonstratif ou discret. C’est un art du contexte (culturel, économique, technique ) qui dépasse le travail sur des objets célibataires pour s’intéresser aux relations entre les hommes et leur environnement. C’est un processus créatif qui aboutit à la conception et à l’usage d’objets, d’espaces, de supports visuels ou de services.
L’étude de l’économie du design en Afrique étant un champ neuf, il demande à être défriché. La meilleure source d’information proviendrait des designers eux-mêmes et des lieux de diffusion de leur travail, mais aussi des personnes et structures impliquées dans les processus de design : clients, fabricants, entreprises de fret, manifestations culturelles, etc.
Il faudrait esquisser des pistes de recherches et proposer une méthode d’enquête – en collaboration avec un économiste par exemple. Les cas les plus aisés à documenter sont ceux de designers faisant régulièrement la navette entre la France et le pays africain où ils produisent. Mais ces cas ne sauraient évidemment être représentatifs du continent, car ils se concentrent dans quelques métropoles d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique Centrale, et s’inscrivent dans des réseaux de coopération endogènes (« françafricains » ou francophones). Nombre de projets passionnants se développent dans d’autres réseaux géopolitiques. L’exposition Design Made in Africa en est un témoignage.
Pour contribuer à cette étude, quelques directions pourraient être suggérées :
– définir ce que l’on appellera » design » dans cette étude. Ce terme désignant aujourd’hui tout et son contraire, il est essentiel de circonscrire le champ que l’on aborde. Si l’on parle par exemple de design d’objet, il s’agit de définir la frontière entre design et artisanat d’aéroport.
– ouvrir la géographie de façon à mener des études comparatives et croisées (« Françafrique », pays francophones, anglophones, lusophones, etc.).
– considérer différents domaines du design. Si l’on reprend l’exemple du design d’objet, celui-ci concerne le cadre de vie (mobilier, objets d’intérieur, ustensiles, etc.). On pourra élargir et s’intéresser également à l’agencement d’espaces (architecture d’intérieur).
Mais si l’on regarde hors du design d’objet et de l’agencement, on peut constater que d’autres pratiques sont représentées sur le continent : celles qui se développent dans l’espace urbain ou dans les lieux recevant du public, comme la scénographie d’exposition, la muséographie, la scénographie urbaine, la scénographie de plateau (les décors des plateaux télé
), la conception de mobilier urbain (kiosques, signalétique, bancs
), les projets de paysage et de jardin. Le textile, par contre, est un domaine trop vaste et s’inscrit dans des réseaux autonomes, comme ceux de la mode.
– interroger des designers (ceux qui se définissent comme tels). De quoi vivent-ils ? Comment travaillent-ils ? Font-ils de la prestation de services (comme les architectes), de la production (comme les artisans/les entreprises) ou de la vente (comme les commerçants) ? Qui sont leurs clients ? Quelles sont les retombées visibles des manifestations culturelles et marchandes (biennales, festivals, salons, expositions personnelles, collectives, thématiques) ? Etc.
– parler de l’impact du « design de communication » : c’est-à-dire des objets destinés à « faire image » sans qu’ils soient produits et diffusés. Visibles dans les galeries et revues, ce sont des pièces uniques (ou produits en petites séries) qui jouent un rôle majeur : celui du renouvellement des modèles, des références visuelles.
La diffusion virtuelle de modèles – par les médias, les catalogues, les paroles – est aussi capitale que celle d’objets réels. Un mobilier publié dans Revue Noire dans les années 1990 gagnait immédiatement une certaine reconnaissance dans le monde culturel franco-africain, comme ce fut le cas récemment en Europe où le design expérimental néerlandais imposait son influence. La différence est que cette influence-ci a touché la production contemporaine grand public (Ikéa par exemple), alors que les concepteurs africains semblent n’avoir qu’un impact marginal sur leurs sociétés. Ils n’ont jusque-là pas trouvé la voie qui leur permettrait de peser sur la production courante d’objets.
– Cela amène à parler du « design invisible », qui a une valeur plus économique que médiatique : les objets courants, trouvés sur les marchés locaux, qui ne semblent dessinés par personne mais conviennent aux usages en s’adaptant continûment aux modes de vie, ceci par des changements « discrets » : formes, matériaux, couleurs
Quels sont les processus de « design invisible » qui transforment ces objets et les mettent en phase avec les sociétés ? Ces processus, on peut les voir à l’uvre dans la production artisanale à échelle industrielle qui sort des forges de Médine à Bamako (notamment les célèbres marmites en aluminium recyclé) ou dans les productions d’ustensiles en plastique coloré : Sada Diallo, Seneplast
ou, bien sûr, made in China. Le nouveau « partenaire » de l’Afrique.
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