Vers Jollywood ?

Entretien d'Olivier Barlet avec le cinéaste haïtien Pierre Lucson Bellegarde à propos de Carmen

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Sélectionné à la Fabrique des cinémas du monde du festival de Cannes 2013, le projet de long métrage de Pierre Lucson Bellegarde, formé au Ciné Institute de Jacmel, met en scène une jeune haïtienne sourde-muette qui pour participer à un concours de danse folklorique se fait entraîner par un ancien danseur homosexuel qui s’est replié sur lui-même suite à une agression.

Vous participez à la Fabrique des cinémas du monde au festival de Cannes : quels enseignements en tirez-vous ?

C’est une chance pour mon premier long métrage d’évoluer dans le milieu professionnel pour trouver une coproduction. Mais c’est aussi l’occasion d’étudier les questions de distribution du film. C’est une expérience fertilisante que je pourrai partager avec mes collègues haïtiens qui n’ont pas eu la chance de venir à Cannes.

Comment avez-vous vécu la masterclass de Raoul Peck, Haïtien comme vous ?

C’était un moment émouvant qui me fait prendre conscience combien il est important de prendre son temps, ne pas se précipiter. J’ai une grande estime pour lui. C’est le seul Haïtien qui être arrivé à ce niveau international. Il fait un cinéma très politique. Personnellement, je préfère les thèmes sociaux, mais j’écoute attentivement ses conseils.

Avez-vous en Haïti la possibilité de cette filiation-transmission avec des aînés qui peuvent vous soutenir ?

J’habite à 80 km de la capitale, et suis donc un peu à distance du centre. Mais à Jacmel, il y a une école de cinéma, Ciné Institute, qui s’est reformée après le tremblement de terre. J’ai fait partie de la première promotion, il y a cinq ans. Il y a maintenant des activités de production qu’il n’y avait pas avant. Cela ouvre à des coproductions. Chaque année, une nouvelle promotion sort de l’école, et il y a du talent ! Les fonds ne suivent pas pour produire, mais les coproductions restent une perspective.

Autour de Cine Institute, un travail de groupe et une solidarité se mettent-ils en place ou bien chacun s’éparpille et s’isole ?

C’est un peu les deux. On s’était groupés après la première promotion pour produire des courts métrages, des vidéos clips, des films commerciaux, mais certains se sont isolés pour produire leurs films et d’autres ont contacté des ONG pour produire des films d’intervention sociale.

Votre projet de long métrage, intitulé Carmen, groupe deux marginalités, l’homosexualité et le handicap, deux gros sujets ! Pourquoi Carmen, un thème rabattu au cinéma ?

Je n’avais pas pensé à l’œuvre de Prosper Mérimée au départ ! Pour moi, Carmen est un prénom usuel ! Le sujet de mon film est social et sans rapport avec le Carmen de référence, mais j’imagine que cela peut susciter des rapprochements ou de la curiosité.

Vous voulez conserver cette ambiguïté ?

Oui, cela peut être porteur. Il y a aussi en Haïti une ONG du nom de Carmen.

Le handicap n’est pas objet de tabou, mais l’homosexualité l’est. En Haïti, Anne Lescot a déjà fait un documentaire sur le sujet, Des hommes et des dieux. Que voulez-vous apporter sur ce thème ?

Je n’avais pas prévu de personnage homosexuel au départ, mais j’ai voulu l’introduire car j’ai vécu combien la calomnie est forte à ce sujet. Dans la première promotion de notre école de cinéma, la présence d’un homosexuel faisait que la communauté nous accusait tous d’être homosexuels. On marchait dans la rue et les gens chuchotaient. En Haïti, être homosexuel est comme d’avoir commis un crime. L’homosexualité déclarée est pourtant fréquente dans le milieu artistique. J’ai voulu apporter mon soutien à la tolérance et à la compréhension de la difficulté qui est à l’œuvre pour les homosexuels.

Un seul appel à la tolérance suffit-il au cinéma ?

Les homosexuels sont rejetés mais ont aussi des talents, souvent mis de côté, qu’il convient de mettre en exergue. Leur insertion dans la société est également un thème à aborder. Il faut déconstruire les discriminations qu’ils subissent.

Le film d’Anne Lescot montrait leur rôle social, qui passait aussi par la prostitution. Cet aspect est-il abordé ?

Mon personnage Eric était enfant de cœur avant d’être mis à la porte de l’Eglise et considéré comme diabolique. Il a au départ du mal à s’affirmer, mais suite à des agressions et son rapport initiatique avec Carmen, il parviendra à être debout.

Comment abordez-vous le handicap à la suite du tremblement de terre ?

L’histoire existait avant le tremblement de terre et je ne l’ai pas encore intégré dans le scénario. Mais j’y travaille. J’ai fait beaucoup de recherches pour que le réel soit très présent, tout en jouant sur la métaphore autour du handicap. Le bois caïman, la révolution, le vaudou et leur potentiel de révolte sont utilisés pour franchir les barrières sociales.

La culture haïtienne dénote un imaginaire débordant : votre projet est-il plus naturaliste ou bien cette dimension imaginaire prend-elle plus de place ?

Je ne veux pas trop développer le côté mystique mais même en évitant d’en parler, on en parle ! Les trois rites dansés en transe ne peuvent être ignorés car ils font partie de notre histoire : la danse de l’amour, celle de la sensualité et celle de la guerre, auxquelles sont liées une couleur et un esprit. Le vaudou est marginalisé mais il y a aussi beaucoup d’hypocrisie : il est pratiqué en cachette, même par des membres de la bourgeoisie. C’est comme un refus de l’origine.

La dimension spirituelle est-elle importante pour vous ?

Oui. Je suis né dans une famille chrétienne, opposée au vaudou. Mon père est pasteur. Une fois, j’avais fréquenté un temple vaudou, cela lui a été rapporté et j’avais subi sa colère car il considère que le vaudou est ennemi de la religion. Mais à l’école de cinéma, la question s’est reposée. J’ai été filmer dans des temples, accompagné de professionnels français à qui je faisais découvrir la culture haïtienne. Le tambour est dansé partout, c’est dans nos veines, on ne peut pas le nier. C’est une question culturelle : je ne pratique pas le vaudou mais c’est une dimension étonnante de notre culture, qui ne manque pas de génie. Il me semble important de le dire au monde.

Comment voulez-vous l’aborder ?

Je m’intéresse à son aspect artistique : les femmes chantent, les hommes dansent sans avoir jamais appris le chant ou la danse. Il y a dans le vaudou une transmission culturelle essentielle de génération en génération, une tradition qui se transmet sans formation.

Le lien avec l’Afrique fait-il partie de vos préoccupations ?

J’aimerais l’approfondir sur le plan artistique plus que sur le plan spirituel : je ne me sens pas encore prêt à aborder le spirituel, mais la question des origines culturelles est importante.

Le Ciné Institute ouvre-t-il à ce lien avec l’Afrique ?

Pas vraiment : nous sommes plus près de l’Amérique. Pourtant, le public haïtien aime voir les films africains, mais la diffusion ne suit pas. A cela s’ajoute le problème de l’anglais puisque nous avons aussi des films de Nollywood. Nous avons eu au Ciné Institute des cours de production de Tunde Kelani, célèbre cinéaste nigérian. On voudrait faire des films à budget mais à standard qu’on appellerait Jollywood, qui synthétise Jacmel et Hollywood !

Cannes, mai 2013///Article N° : 11710

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Carmen, de Pierre Lucson Bellegarde





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