Womex 2020 : au-delà du documentaire musical

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Comment filmer la production musicale ? Vieille question, multiples déclinaisons. Le Womex, grand rendez-vous annuel des professionnels de la scène musicale, passé au virtuel en cette année de covid-19, a concocté une intéressante programmation dont l’objectif semble clairement de dépasser les documentaires musicaux pour privilégier les problématisations. Regards critiques sur les films tournés en Afrique : Afrique du Sud, Ethiopie, Ghana, Mali, Mozambique, Nigeria, RDC, ainsi qu’une fenêtre sur la diaspora américaine.
D’abord, une perle : Kinshasa Beta Mbonda, de la photographe et vidéaste belge Marie-Françoise Plissart (2019, 52′). Plutôt que des interviews ou un commentaire, tout au long du film, de belles idées de mise en scène. Cela commence par un numéro frontal face caméra fixe : une dizaine d’hommes chantent, se balancent, frappent des mains : « Kinshasa, Kinshasa, ville pleine de problèmes ». Dans ce rythme, ils s’avancent à tour de rôle pour slamer leur passé de kuluna, ces délinquants violents qui volent, rackettent, font de la prison. Maintenant, ils font du tam-tam et se produisent sous le nom de Beta Mbonda. On les verra dans leurs répétitions, leurs improvisations, leurs petits boulots de complément. On les entendra aussi, l’un ou l’autre alors qu’ils se déplacent à camionnette dans le chaos des rues, dire qu’on les stigmatise alors qu’ils ont dévié à cause du manque de travail, et qu’ils ont maintenant trouvé leur voie dans ce pays abandonné par son propre Etat.
Le film ne se la joue pas saccadé. Il prend au contraire le temps des morceaux, de ces moments de grâce où la musique émerge. On repère les différents musiciens. Parfois, ils jouent leurs quelques recettes à Paris foot, l’espoir est là. Et souvent, le film se fait onirique comme lorsqu’ils se faufilent la nuit entre les rails d’un pont de chemin de fer, sous la pluie et à la lumière des feux, ou lorsqu’ils portent leurs tambours en défilé à travers les rues. La rencontre avec les tam-tams les a transformés, leur a permis de renaître et d’animer leur quartier de Barumbu.
Ce n’est pas un portrait, c’est un devenir. A travers eux, c’est la créativité d’une ville qui s’illumine. C’est aussi la force d’un groupe qui se constitue en artiste, intervenant sur son environnement, faisant sans doute un peu passer de cette solidarité collective que contemplent volontiers les voisins et les enfants.

Kinshasa Beta Mbonda (Marie-Françoise Plissart) Trailer FR from Centre de l’Audiovisuel à Bxl on Vimeo.

Dans Contradict des Allemands Peter Guyer et Thomas Burkhalter (2020, 88′), deux artistes se produisent eux aussi dans la rue, provocateurs comme pouvaient l’être les performances à Kinshasa de ceux de Système K. Nous sommes ici à Accra au Ghana en 2013 et ces deux foutracs de FOKN Bois s’amusent à collecter des fonds pour aider la pauvre Amérique. Rigolade et succès assuré. Les réalisateurs les retrouvent en 2017 pour mesurer l’évolution de leur intervention, et ce qui a pu et devrait changer. Le constat est sombre, la fatigue est là, les jeunes dépriment…
L’idée du film sera de proposer à des musiciens de produire des chansons et vidéo clips pour répondre à ces questions, alors même que les prophètes des églises du Réveil font croire n’importe quoi pour s’enrichir et que la prédation est généralisée. Le montage est donc serré, le propos efficace, l’enchaînement haletant, tout en sachant aussi s’arrêter sur des personnages et des situations.
Les élus sont M3NSA, Wanlov The Kubolor, Adomaa, Worlasi, Akan, Mutombo Da Poet, et la poétesse Asantewa. De cette mosaïque, ressortent des points d’orgue : s’affirmer en tant que femmes noires, se libérer des tonalités coloniales, renouer avec la tradition… pour finalement se convaincre que le futur africain passera pas moins de paroles et plus de sons !
Cette génération fera-t-elle le changement ? Toujours est-il qu’elle sait manier les logiciels pour se produire en indépendants et qu’elle sait s’assurer une visibilité sur internet. Elle reprend le combat d’émancipation postcoloniale de ses aînés tout en y ajoutant les préoccupations environnementales, le féminisme, la place de l’Afrique dans le monde. Elle se pose en contradiction avec les faux-prophètes et les politiciens, d’où le titre du film. Pas d’illusion : la route est longue. Si le sous-titre très marketing de ce film choral et touffu (Des idées pour un monde nouveau) sonne bien ambitieux, l’énergie et la diversité à l’œuvre sont réelles.

CONTRADICT (Official Trailer) from MAGNETFILM on Vimeo.

Ce qui passionne dans Berlin Bamako Allstars de l’Allemand Markus Schmidt (2020, 90′) ce n’est pas seulement la magnifique musique malienne des années 70, ce sont les confrontations sur son interprétation. Un big band allemand d’une dizaine de membres, The Omniversal Earkestra, se rend à Bamako pour rencontrer les vieux musiciens et enregistrer ensemble un album au studio Moffou de Salif Keïta. On le voit donc intervenir mais aussi Cheick Tidiane Seck, Sory Bamba et le Mystère Jazz de Tombouctou. Le big band a travaillé les morceaux du Rail Band de Bamako, mais sur le terrain, le beat ne correspond pas à l’original. Faut-il reconstruire Notre Dame à l’identique ? Sollicité pour son appui, Salif Keita, qui se souvient n’avoir que 19 ans à l’époque (en 1968), défend en vieux routier la liberté d’interprétation, mais le band modifiera son beat dans la nuit.
Comme toujours dans ce genre de projet, la rencontre interculturelle, ses grandeurs et ses difficultés, l’unité par la musique une fois l’harmonie trouvée, et l’aboutissement du récit fonctionnent pour soutenir l’enthousiasme entraînant déjà déclenché par la musique elle-même.

La naissance de la culture des clubs des années 90 à Johannesbourg (Rave & Resistance, The birth of Club Culture in 90s Johannesburg, Afrique du Sud, 2019, 43′) de Zandile Tisani est un exemple de documentaire musical historique qui, en s’attachant à une période bien précise et en cernant un phénomène, montre avec force interviews, extraits musicaux et documents d’époque, que ce qui se passait là allait marquer la suite. Nous sommes à cette période charnière où le régime d’apartheid est à bout de souffle et des temps nouveaux se préparent. La séparation entre Noirs et Blancs se fissure dans le domaine culturel et la musique, sous la houlette de quelques pionniers, joue un grand rôle. Hommes et femmes, chanteurs, danseurs et musiciens bien sûr mais aussi les producteurs et diffuseurs qui assurent leur succès.
La pop-culture n’est pas dominante au départ car elle provient des marges, mais ses succès sont fulgurants, tant ils correspondent à l’esprit du temps. Les critiques parleront de bubblegum music, répétitive et pauvre en textes, mais le public y trouve l’occasion de danser, de se libérer. Brenda Fassie fait un tabac en 1983. Le kwaïto, qui décélère le rythme du house et refond la disco, comme celui des Trompies qui ont grandi à Soweto, se vend par milliers de cassettes dans les coffres des voitures. Cette diffusion indépendante des grands labels confortera le mouvement.
Il n’en reste pas moins que le public des clubs reste séparé. Le vent de liberté dans des immeubles inhabités ou de clubs comme le 4th World, où se retrouvait la scène gay, restait dans un quartier blanc et les mega-fêtes dans les townships. Des ponts étaient cependant jetés, que ce film tente de mettre en lumière, qui annonçaient les temps à venir : la musique contribuait, autant que faire se peut, à soigner les plaies du pays.

Le percussionniste Tony Allen (1940-2020) fut, lorsqu’il jouait avec Fela Kuti et Africa 70, un des fondateurs de l’afrobeat, qu’il contribua à promouvoir avant d’aller vers d’autres expérimentations. Un court film lui donne la parole, ainsi qu’aux membres du Chicago Afrobeat Project qu’il dirigeait, louant son calme et sa détermination : Birth of Afrobeat, d’Opiyo Okayo (2019, 7’20). Le réalisateur, basé à New York, l’a rencontré et interviewé à Chicago alors qu’il avait 70 ans, et espère par ce film mieux faire connaître l’afrobeat aux jeunes. Largement tourné en noir-et-blanc, il prend la forme d’un hommage.

Film visible dans le cadre du PBS Short film festival :

Il est intéressant de comparer ce film avec la production italienne Idunu Taxi qui fait partie de la série Taxi Waves (30′ chacun) de Mike Calandra Achode & Tommaso Cassinis (2019), tourné à Lagos et consacré à l’afrobeat. Ici, comme dans les autres épisodes de cette série, le projet est de laisser la parole aux musiciens et producteurs. La forme clip (nombreux inserts de photos, montage serré, zooms, ralentis, plans de coupe en drone sur le trafic dans la ville, jeunes faisant du sport, etc.), que maîtrise le photographe et vidéaste Tommaso Cassinis, cherche à résonner au souffle et à l’esprit que dégage ce que disent les interlocuteurs, cependant souvent assez superficiels. Il manque ici les critiques musicaux qui apporteraient davantage d’analyse. Sur le rythme chaloupé d’un afrobeat posé, ils disent à quel point ce genre musical est un mode de vie et Lagos son centre.

Cette série est marquée par la volonté de mettre en avant la nécessité de puiser dans les musiques et danses traditionnelles l’identité musicale de productions forcément influencées par l’extérieur et les goûts des jeunes. Elle se décline ainsi également avec T’ewati Taxi à Addis-Abeba où la musique électronique a débarqué en 2007. L’ordinateur permettait de réaliser ses propres samples et ses propres enregistrements. Cette vague déferla sur la jeunesse et l’enjeu était de trouver dans sa propre culture de quoi affirmer son originalité, tant il est vrai que, comme on le voit en politique, il faut apprendre du passé. Et ce passé musical est formidablement riche et divers en Ethiopie – de quoi transfigurer la musique électronique.
A Maputo, il est difficile de faire de la musique. Les investisseurs sont en Afrique du Sud. Pourtant, comme l’expliquent des producteurs dans Kupatsa Taxi, en mixant les rythmes mozambicains au groove écouté par les jeunes, on a obtenu un pandza qui saisit les Mozambicains à partir d’un mélange de marrabenta ou de maquela traditionnels et de ragga, avec un zeste de dancehall. Cette fusion de styles a généré une danse tonique qui met tout le corps en mouvement et a circulé dans le monde. La contradiction reste cependant que la voix reste au Mozambique l’instrument principal alors que les producteurs travaillent sur de l’instrumental (le beat), le rythme étant à la base du succès. Il faut que tout soit dansable, les racines africaines permettant une reconnaissance et une adhésion. Mais avec le portugais comme langue, il est difficile d’accéder au marché international… On prend plaisir à voir les danses mais la frustration est là quand les effets de ralentis empêchent de saisir la relation des corps à la musique : une distance liée à la forme.

Taxi Waves Trailer from Tommaso Cassinis on Vimeo.

River City Drumbeat d’Anne Flatté & Marlon Johnson (2019, 94′) nous emmène dans les quartiers noirs de Louisville dans le Kentucky. « Nous voulons léguer deux choses à nos enfants ; la première, ce sont des racines, et l’autre des ailes ». Ce « proverbe africain » inséré en début de film en donne la teneur : ce qui importe pour la communauté afro-américaine, c’est une éducation qui lui permette de s’appuyer sur d’où elle vient pour développer des talents pour trouver une place équitable dans le pays.
Edward White, que tout le monde appelle « Nardie », a créé le River City Drum Corp (RCDC) en 1993, il y a donc une trentaine d’années. Il en a fait un véritable centre de musique où les jeunes Noirs peuvent apprendre après l’école à jouer des instruments, à commencer par les percussions. C’est ici aussi un véritable plaisir de les voir battre le tambour dans une mise en scène parfaite, sous l’œil de leurs parents émerveillés. Et cette fois, le film nous autorise à apprécier le spectacle.
Mais il est plus que ça : il est un portrait intime, sociologique, d’une communauté à partir de quelques personnes engagées dans le RCDC. La plongée dans le quotidien, au centre comme dans la sphère privée, et la révélation graduée des drames familiaux, à commencer par le décès d’un cancer en 2010 de la femme de Nardie, Zambia Nkrumah, à qui le film est dédié, ainsi que les hommages qui lui sont rendus (cimetière, soirée du souvenir), permet de sentir l’engagement du groupe, et bien sûr de Nardie qui lui avait juré de continuer son action.
Quand est-il dès lors temps de lâcher le bébé ?, se demande-t-il tout en affirmant « Black Arts matter ». Dans les bonnes mains d’Albert, un ancien élève devenu principal animateur, que le film suit également de près, la pérennité est assurée. On se doute que le coucher de soleil de la fin masque nombre de conflits et difficultés rencontrées, parti-pris d’un documentaire de veine très américaine, mais frappante est la positivité à l’œuvre, le rôle de l’art dans l’urgence de poursuivre ce qui contribue à l’unité et la survie de la communauté.

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