Des vedettes d’une musique qui dérange

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Difficile de séjourner au Cameroun et d’échapper à l’emprise de la musique : makossa et bikutsi local et l’inévitable ndombolo congolais qui se danse dans les quatre coins du continent. Débits de boisson, bars, dancings et commerces en tous genres les distillent à longueur de journée à travers différents types d’appareils de musique dont le point commun est certainement la capacité à faire un maximum de bruit. Au cœur de ce  » bruit « , deux icônes s’illustrent par leur longévité au sommet des hits camerounais avec des œuvres que certains trouvent simplistes : Petit Pays,  » le turbo d’Afrique « , et K-Tino,  » la femme du peuple « . Têtes de file d’un makossa et d’un bikutsi qui sont sortis de la piste classique, K-Tino et Petit Pays dérangent les puristes mais déchaînent les passions dans le Cameroun d’en-bas. Paradoxalement, cette passion camerounaise de la musique est aussi forte que la misère de ceux qui la créent.

Originaire du Sud méridional forestier et relégué des années durant par les citadins comme une « musique pour paysans », le bikutsi s’est finalement fait une place dans tous les lieux d’ambiance du Cameroun à la fin des années 80, grâce notamment aux Têtes Brûlées. Cette extraordinaire formation musicale, née de l’imaginaire du journaliste et artiste pluridisciplinaire (musicien, peintre) Jean Marie Ahanda, va innover en apportant au langoureux bikutsi la tonicité du phrasé des guitares rock. Au cœur de cette renaissance, le génie de deux virtuoses : le regretté guitariste Zanzibar Epeme et le bassiste Mvondo Ateba dit Atebass. Ce bikutsi venu d’ailleurs fera des émules tant auprès du public que des artistes. Très vite, de nouvelles étoiles viendront côtoyer celles du makossa qui jusque-là était le rythme national du Cameroun.
Si les étoiles du bikutsi brillent autant que celle du makossa, elles demeurent néanmoins assez rares. Très vite, certains trouveront dans le texte obscène la parade pour se hisser au top. Contre toute attente, le public adorera. On est alors au début des années 90. Cette originalité viendra plus précisément de Mbarga Soukous, un vieux briscard qui jusque-là avait du mal à sortir de l’anonymat. Il disparaîtra aussi vite qu’il était arrivé en laissant cependant un nouveau style qui fera fureur auprès du public et inspirera de jeunes artistes.
K-Tino,  » la femme du peuple « 
De ce bikutsi qui allie aux influences musicales des Têtes Brûlées un texte obscène inspiré de Mbarga Soukous vont naître de nombreuses étoiles, dont K-Tino, baptisée  » la femme du peuple  » par ses fans. Avec un texte plus suggestif que véritablement obscène, K-Tino va tirer de cette petite différence l’essence de sa longévité sous les feux de la rampe.
C’est en 1992 que le grand public découvre la grande furie. Même si la qualité sonore de son premier album Ascenseur laisse à désirer, il réunit tous les ingrédients pour accrocher le public : un texte très érotique sur un beat très enlevé. L’album est censuré dans les médias publics, seuls autorisés à l’époque à émettre au Cameroun. Mais comme cela arrive souvent, c’est la censure qui fera de cet album un tube et de K-Tino une grande vedette. Bars, taxis et boîtes de nuit diffusent le titre phare en boucle et les organisateurs de spectacles s’arrachent son auteur, une véritable bête de scène. Il faut dire que plus que le texte, c’est le fait d’avoir évoqué les frasques d’un prêtre dans l’un des titres de cet album qui a choqué le très pieux directeur général de la Cameroon Radio and Television (CRTV).
Dix années plus tard, K-Tino est restée égale à elle-même. Aidée par une parfaite maîtrise de sa langue maternelle, l’ewondo, un des dialectes du bikutsi, K-Tino propose un texte très imagé dans une langue peu accessible au citadin. Et, contrairement aux autres, on peut l’écouter à la maison sans avoir à renvoyer les enfants dans leur chambre. Il faut dire qu’en dehors de K-Tino et de quelques rares exceptions, la nouvelle génération d’artistes qui s’inscrit dans le même registre ne s’encombre pas de scrupules et encore moins de morale. Le texte est obscène à souhait, dans un langage qui emprunte au français et à l’argot pour être compris de tous. Les refrains dans le bikutsi d’aujourd’hui sont d’ailleurs très évocateurs. Entre les  » Je baise ta mère  » de Richard Amougou et  » Ton caleçon fait quoi chez moi  » de Racine Sagath, on peut se faire une idée des textes en langue locale que ponctuent ces refrains. Paradoxalement, ceux qui s’en offusquent dans la journée sont omniprésents dans les cabarets de bikutsi où règne en général une ambiance très chaude et très érotique qu’on ne trouve nulle part ailleurs au Cameroun.
Petit Pays,  » turbo d’Afrique « 
Aujourd’hui, K-Tino partage l’affiche avec celui qui est considéré au Cameroun comme le maître des lieux : Petit Pays. C’est lorsqu’il pose nu pour l’affiche d’un de ses albums que Petit Pays, déjà très écouté, va décupler sa popularité et déchaîner les passions. L’affiche, interdite par les autorités administratives dans de nombreuses villes du pays, va faire courir le public vers la cassette et les CD. Mais elle n’est qu’un signe d’un changement radical du style de l’artiste.
Artistiquement, Petit Pays passe du makossa à l’ancienne au zingué qui est un mélange de makossa et de soukous congolais. Il s’accompagne d’un texte qui se résume en une liste infinie de noms de personnes connues et surtout inconnues, ponctuée par un refrain qui s’inspire avec modestie de celui du bikutsi. Mais Petit Pays n’en restera pas là. Le petit gars très réservé qui a fait son entrée dans la musique et dans les hit-parades au milieu des années 80 adopte un ton très provocateur. De  » l’avocat défenseur des femmes  » qu’il était devenu grâce à un texte à leur gloire, il se rebaptise  » le Turbo « . Puis, à la veille d’un concert du Congolais Koffi Olomidé au Cameroun, il devient le  » numéro un mondial  » et refuse de faire la première partie de Koffi qu’il considère moins important que lui. Après la chute d’un monstre sacré, Lapiro de Mbanga, qui s’était emmêlé les pieds dans la politique, le public camerounais vient de se trouver une nouvelle idole. La musique de Petit Pays devient un modèle repris par tous les jeunes musiciens de Douala, terre d’origine du makossa. On emprunte même à la pop star son timbre vocal, au point qu’il faut écouter de nombreuses fois un titre de Sammy Dicko pour se rendre compte qu’il ne s’agit pas de Petit Pays.
Autour de ces deux icônes de la chanson camerounaise gravite une flopée de petits satellites dont le plus connu est certainement, pour le bikutsi, le groupe Richard Band de Zoetélé qui a remis le balafon au goût du jour grâce à son tube  » Evénement « , extrait d’un album entièrement réalisé avec cet instrument traditionnel. Pour le makossa, Longué Longué qui fustige le néocolonialisme et les systèmes politiques africains est actuellement l’un des prétendants sérieux au trône de Petit Pays.
La  » world music « , musique pour l’étranger
Toutes ces figures de proues demeurent quasiment inconnues hors du territoire camerounais. A l’international, la chanson camerounaise a d’autres porte-étendards beaucoup plus sérieux : Manu Dibango, Richard Bona, Sally Nyolo, Yannick Noah, pour ne citer que ceux que la piraterie, les chaînes câblées et quelques organisateurs de spectacles ont permis au Camerounais de découvrir et d’apprécier. Mais ce n’est certainement pas le grand public camerounais qui, malgré le respect qu’il leur témoigne, en ferait ses idoles. Ces vedettes de la diaspora ont leurs fans ailleurs, dans la jet set locale et auprès des classes moyennes et des expatriés blancs.
Ici, on parle de  » world music  » pour faire la différence entre cette musique mieux élaborée et plus rigoureuse et les productions locales. Pourtant, on reconnaîtra aisément le makossa dans l’œuvre de Richard Bona, de Manu Dibango ou d’Henry Dikongué et le bikutsi chez Sally Nyollo. Mais ce n’est pas le raffinement et la rigueur qui font des tubes au Cameroun.
Musiciens dans le dénuement
Ce tableau idyllique, fait de vedettes très populaires et de fans par milliers, n’est qu’un pan de la réalité de l’industrie du spectacle au Cameroun. L’absence d’infrastructures, la piraterie, la gestion chaotique de la défunte SOCINADA (Société civile nationale du droit d’auteur) et l’absence de statut pour les artistes et de réglementation des activités artistiques et culturelles réduisent les musiciens au dénuement total. On s’en sort le temps qu’un album fasse route dans les médias et les bars et attire des contrats de spectacle. Puis, trois mois plus tard, retour à la case galère.
Les espoirs sont aujourd’hui mis du côté des réformes entreprises par le gouvernement, dont la plus importante est certainement la nouvelle loi du droit d’auteur et des droits connexes qui permet la création de quatre nouvelles sociétés d’auteur dont trois sont déjà opérationnelles : la Cameroon Music Corporation (CMC) qui regroupe les musiciens, éditeurs et producteurs de musique, la Société civile des droits de la littérature et des arts dramatiques (SOCILADRA), la Société civile des auteurs d’arts plastiques (SOCADAP). Mais comme en Afrique le fossé est souvent très grand entre les textes de loi et leur application, comme dirait l’homme de la rue au Cameroun, on attend !

///Article N° : 3520

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