Claire Riffard, vous êtes actuellement post-doctorante à l’ITEM [Institut des Textes et Manuscrits Modernes] à Paris et vous faites partie de cette équipe franco-malgache qui publie le second volume des uvres du Malgache Jean-Joseph Rabearivelo (1903-1937), 18 mois après le premier tome qui était déjà un événement éditorial.
Pourquoi les uvres de cet auteur paraissent-elles seulement maintenant, soixante-quinze ans après sa mort ?
Il faut d’emblée préciser que notre travail ne s’est pas construit sur du vide. L’uvre littéraire de Rabearivelo avait été partiellement éditée à son époque, mais elle empruntait un circuit éditorial confidentiel : dans les revues et les journaux tananariviens, dans quelques revues littéraires européennes, et dans des maisons d’édition locales qui étaient davantage des imprimeries que de véritables instruments de diffusion. L’originalité de notre travail a été de mettre au jour l’intégralité de sa production littéraire et critique, pour que le public universitaire et au-delà, la nouvelle génération malgache, ait accès à l’ensemble de l’uvre. Pour cela, il nous a fallu le soutien d’institutions puissantes comme le CNRS et l’AUF, qui appuient le projet depuis plus de quatre ans, et bien sûr l’accord bienveillant de la famille de l’écrivain, qui a tout de suite accepté notre démarche et mis ses archives à notre disposition.
Combien de personnes ont travaillé à dépouiller, trier et transcrire ces archives ?
Notre équipe de dix chercheurs est constituée à parité de collègues universitaires malgaches et français. Le travail, placé sous la coordination scientifique de Serge Meitinger, professeur à l’Université de la Réunion, a été réparti entre différents pôles. À Paris et à La Réunion, nous établissions les textes, définissions le système d’apparat critique à mettre en place et menions des recherches à la Bibliothèque nationale de France, où sont archivées toutes les publications malgaches de l’époque coloniale. À Madagascar, l’équipe inventoriait, classait, protégeait et numérisait l’ensemble des archives de l’écrivain, ce qui a représenté un travail considérable (l’équivalent de deux grandes cantines de voyage). Puis chaque rédacteur a pris en charge un chapitre de l’ouvrage.
Où ces documents sont-ils entreposés ? Seront-ils accessibles aux futurs chercheurs ?
Les archives de Rabearivelo sont actuellement conservées à la médiathèque de l’Institut français de Madagascar, mais c’est une solution provisoire. Nous avons organisé ce stockage à la demande de la famille, qui ne pouvait plus faire face aux sollicitations des chercheurs et qui se sentait démunie dans sa volonté de préservation. Ce qui serait à envisager maintenant ? Sans doute la mise en place d’une fondation mixte, située à Antananarivo, qui serait chapeautée par l’État malgache mais financée par des capitaux privés, par des mécènes. Cela permettrait de mettre en place une véritable politique de conservation, d’accueil des chercheurs et une meilleure diffusion de ce patrimoine national de première importance.
Le volume contient une bibliographie qui répertorie tous les ouvrages et articles publiés par et sur Rabearivelo, c’est fabuleux. Mais est-il possible d’envisager que tout cela soit un jour accessible ?
On peut envisager qu’un Centre Rabearivelo ou que la Fondation que nous souhaitons mène ce travail de recollection, comme cela se pratique déjà à l’IMEC [Institut mémoires de l’édition contemporaine] à côté de Caen, où chaque fonds d’archives est complété par une politique d’acquisition systématique des ouvrages et articles parus sur ce fonds.
De notre côté, nous avons numérisé un ensemble important de documents critiques sur l’uvre, qui pourrait à terme faire partie de la base de données en ligne que nous souhaitons créer dans les prochaines années. Le cur de cette base de données serait bien entendu l’ensemble des manuscrits de l’auteur, qui sont déjà entièrement numérisés mais qui attendent un traitement éditorial numérique.
En quoi cette masse de documents change-t-elle l’image de Rabearivelo, sur lequel existent déjà de nombreux travaux ? Ceux-ci sont-ils devenus, si ce n’est caducs, au moins à réviser ?
Si Rabearivelo n’était pas totalement inconnu des études universitaires, il était pourtant étudié d’une manière très partielle, car on ne connaissait de son uvre que des fragments, certes majeurs (les recueils bilingues Presque-Songes et Traduit de la nuit, deux romans, quelques textes de théâtre
) alors que sa production a couvert l’ensemble des genres littéraires. L’une des surprises de ce volume sera sans doute la lecture de ses essais historiques – où il revisite d’une manière très personnelle l’histoire des royaumes merina ante-coloniaux -, de ses nouvelles en malgache – délicatement désuètes -, ou encore de ses textes critiques, qui offrent un éclairage incontournable sur les directions prises par sa recherche sur la littérature. Je crois qu’on va enfin sortir des études thématiques sur cette uvre pour questionner davantage, grâce à cette nouvelle abondance de documents textuels, sa créativité littéraire, sa poétique, ses propositions de renouvellement formel dans le contexte littéraire de son temps, etc.
Vous-même, comment avez-vous rencontré Rabearivelo sur votre chemin d’universitaire française ?
Je l’ai rencontré en 2001, lors d’un passage au Lycée français d’Antananarivo comme enseignante de Lettres modernes. Avec mes collègues, nous avions décidé d’adapter les programmes scolaires aux auteurs de l’océan Indien, et je me suis trouvée en charge de la poésie. J’ai pris contact avec les spécialistes de Rabearivelo à l’université d’Antananarivo et avec des poètes amoureux de son uvre, et je suis moi-même tombée sous le charme !
De retour en France, encouragée par le Professeur Jean-Louis Joubert – lui-même grand connaisseur de Rabearivelo -, je me suis inscrite en thèse sur cette uvre, et en licence de Malgache à l’INALCO !
La rencontre des professeurs Liliane Ramarosoa et Serge Meitinger a été décisive pour envisager ensemble un projet de recherche au long cours, qui aboutit aujourd’hui à cette publication, somme d’un travail collectif de quatre années.
On connaît surtout Rabearivelo le poète ; ses romans (en français) furent publiés tardivement (en 1988 et 1998) et en France, ses pièces de théâtre (en malgache) à Madagascar en 1988. Le volume reprend tous ces textes et bien d’autres, et ajoute trois sections, « le dramaturge », « le critique » et « l’historien ».
Ces diverses identités vous paraissent-elles d’égale importance ?
Certes non. Rabearivelo a excellé dans certains genres, quand dans d’autres il ne faisait qu’un sympathique travail d’amateur. Mais chacune de ces facettes est passionnante pour le chercheur. C’est d’ailleurs l’une des originalités de la critique génétique que nous pratiquons à l’ITEM (c’est-à-dire l’analyse des processus de création), que de prendre en compte la globalité d’une uvre, pour mieux la comprendre. Tout nous intéresse : le moindre brouillon, la moindre esquisse, la moindre tentative littéraire. Sans que bien sûr nous mettions tout sur le même plan. Mais nous voulons donner à connaître la totalité d’une uvre, avec la même exigence que l’on apporterait à l’édition des grands corpus français.
L’appareil critique qui accompagne les textes est impressionnant. Chaque collaborateur en charge d’une section identifie le contexte d’écriture et esquisse ainsi un portrait de la société malgache des années 1920 à 1937. Or, l’équipe éditoriale n’accueille ni historien ni sociologue de la société malgache. Pourquoi ?
C’est un regret pour nous, soyez-en sûre ! À cela deux raisons majeures : d’abord la logique de la collection « Planète Libre » de CNRS Éditions dans laquelle s’inscrivent les volumes, logique qui privilégie le travail sur le processus de création du texte, en réservant pour des études ultérieures les développements fouillés sur le contexte littéraire.
Ensuite, la difficulté à établir des liens avec les équipes de recherche en histoire et en sociologie spécialisées sur Madagascar, du fait de l’orientation au départ très littéraire de notre approche et de traditions scientifiques relativement cloisonnées. Mais ce travail de mise en relation est à construire !
En revanche, nous avons amorcé un travail fécond avec des linguistes, travail qu’il faudrait poursuivre et notamment autour de l’auto-traduction, un phénomène passionnant à analyser dans l’uvre de Rabearivelo.
Tous les textes en malgache sont suivis de leur traduction en français ce qui rend accessible pour la première fois l’ensemble de l’uvre aux Francophones. Cette situation provoquera sans aucun doute de nouveaux travaux. Est-ce votre souhait ?
Bien sûr ! Notre plus grande joie serait que cette publication provoque des rapprochements entre les études universitaires francophones et malgachophones à Antananarivo, et que dans l’ensemble du monde francophone on découvre toute la richesse de cette uvre, trop longtemps occultée par l’absence de traduction.
Comment ce volume de 1 789 pages, pesant 2,2 kg et coûtant 35 euros sera-t-il diffusé à Madagascar ?
Une promotion de l’ouvrage est prévue auprès des autorités universitaires malgaches, et le circuit de diffusion du livre devrait jouer son rôle (d’ailleurs, le premier volume de ces uvres complètes, contenant le journal intime de Rabearivelo et sa correspondance, s’est vendu en nombre inespéré dans les librairies de la capitale). Mais il est certain que le prix du livre est extrêmement élevé pour le public malgache. Nous espérons une politique d’achat public pour l’approvisionnement des bibliothèques municipales et universitaires de toute la Grande Île. L’uvre de Rabearivelo doit être accessible à tous !
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