La parution des Œuvres complètes de Jaomanoro, orchestrée par les soins de Dominique Ranaivoson, est une vraie bonne nouvelle pour la littérature malgache. Elle remet à la disposition du lecteur un ensemble de textes dont beaucoup étaient demeurés inédits et permet la rencontre avec un écrivain étonnant, David Jaomanoro (Madagascar 1953 – Mayotte 2014). Tour à tour poète, dramaturge et nouvelliste, il a écrit toute son œuvre en français. Africultures lui avait déjà consacré un entretien en 2005 (« Déstabiliser le lecteur« ), mais avec ce volume, c’est toute la richesse d’une œuvre et la complexité d’une vie qui sont dévoilées en forme d’hommage posthume.
L’ouvrage se présente en cinq parties : « parcours de vie et témoignages », « analyse des œuvres », « poésie », « théâtre », « nouvelles ».
La première section dévoile les facettes contrastées d’une vie difficile, entrecoupée néanmoins d’invitations prestigieuses dans des institutions culturelles françaises. Jaomanoro vit une enfance très démunie dans le village de Sajoavato, au nord de Madagascar ; d’excellents résultats scolaires et un concours de circonstances lui donnent accès au collège de Diégo-Suarez, où à 18 ans il décroche son BEPC et devient instituteur. Envoyé à Antsirabe pour y effectuer son service militaire, il prend la mesure de la diversité du pays, mais s’en retourne rapidement dans sa région, où il se laisse emporter jusqu’à ses 24 ans dans la spirale d’une certaine délinquance. C’est la rencontre avec l’église Jesosy Mamonjy qui lui redonnera des repères pour bâtir sa vie (même s’il a toujours été très discret sur ce sujet). Il développe à cette époque pour les contes antakarana une curiosité liée en partie à son métier d’instituteur, qu’il prend à cœur à tel point qu’il poursuit des études, obtient son baccalauréat en 1981 et rejoint la capitale où il entre à l’École normale supérieure en 1983. Cette étape du passage à l’ENS semble déterminante, tant pour sa formation intellectuelle que pour les relations qu’il y noue, avec ses condisciples Jean-Luc Raharimanana et Narcisse Randriamirado notamment. Les trois écrivains en herbe tirent tout le profit des cours exigeants et généreux qui leur sont dispensés, ceux de Serge Meitinger, de Liliane Ramarosoa, d’Ariane Andriamaharo… Ils lisent passsionément leurs aînés en littérature, au premier chef Jean-Joseph Rabearivelo, s’échangent leurs manuscrits. Jaomanoro étend sa curiosité aux proverbes d’autres régions de l’île, aux hainteny merina et aux kabary betsileo. Il compose un premier recueil de poèmes, Quatr’am-s j’aime ça, dont les figures majeures sont les laissés pour compte de la capitale. « Mon soleil il a la flemme de marcher ; je le porte tantôt sur le dos, tantôt sur la tête, tantôt sur le ventre, je me chauffe à ses caresses, je m’en nourris, m’en gave », écrit-il. Certaines de ces fulgurances le font repérer, et son recueil obtient en 1987 le prix de poésie du colloque Rabearivelo, ex-aequo avec Raharimanana. Le temps s’accélère alors ; le voici dès 1988 invité à Limoges par la directrice du Festival des Francophonies en Limousin, Monique Blin, au même moment que Bernard Zadi Zaourou, Sylvain Bemba ou encore Michèle Rakotoson.
Le soutien des institutions francophones lui sera précieux à plusieurs reprises. Mais loin de devenir un homme de réseaux et d’influence, Jaomanoro conserve en public une vraie discrétion, qui contraste avec la jovialité dont il fait preuve dans ses relations personnelles, notamment avec les jeunes générations malgaches et mahoraises, mais aussi avec la violence de son écriture. Nassur Attoumani cite en témoignage de cette humanité complexe de Jaomanoro une dédicace qui révèle un souci aigu de la souffrance du peuple : « à Nassur, mon ami, au nom des autres qui tentent de s’en sortir ». J’extrais également cette phrase à propos de la francophonie : « Choqué, je le suis aussi lorsqu’on parle de francophonie à des peuples qui crèvent de faim et qui n’ont pas les outils nécessaires à l’épanouissement de leurs langues et de leurs cultures ». (p. 15).
Jaomanoro est finalement resté un écrivain de la périphérie. Écrivain de la périphérie géographique d’abord : il est né loin de la capitale, puis il a dû quitter Madagascar en 1997 pour s’exiler à Mayotte. En passant, cette formule cinglante : « L’exploit de cette nation c’est de revenir à la case de départ tous les dix ans. Aucun pays n’ose faire ça ! Les autres nations avancent. Nous, on retourne en arrière ». (Le mangeur de cactus). Écrivain de la périphérie littéraire tout autant ; ses œuvres ne font pas de concessions à l’exotisme, comme le souligne Dominique Ranaivoson dans son analyse. Il refuse par exemple dans ses narrations le paysage et le portrait, choisissant d’inviter le lecteur à voir non pas en surplomb mais par les yeux des petites gens. Les expressions, voir les chansons en langue régionale ne sont pas rares sous sa plume, hommage à ce pays qu’il raconte en français. Serge Meitinger analyse pour sa part l’art du récit chez Jaomanoro, notamment son travail de la disruption narrative, quand Caroline Pierre s’attache à la question des traditions : « représenter, fictionnaliser, dénoncer ». À la suite, le lecteur pourra lire toute l’œuvre de Jaomanoro, jusqu’alors difficile à trouver et enfin réunie ici en un volume : son recueil de poèmes Quatr’am-s j’aime ça, son théâtre (La Retraite, Le Dernier caïman, Nous autres paysans, J’ai marché dessus, Labeka koezy), et ses nouvelles, de Je descends à Vohidiala jusqu’à Le portable raconte.