Senghor, « le profane et le sacré »

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Senghor aurait eu cent ans en 2006. Les commémorations de son centenaire permettront de questionner et peut-être de remettre en cause l’héritage du fondateur de la Négritude. Elles seront surtout l’occasion de mesurer l’écart qui sépare les auteurs africains du « poète-président ».

Sony Labou Tansi l’appelait  » le Roi Senghor  » (1). Cent ans nous séparent aujourd’hui de l’enfant sérère heureux à Joal, 58 ans de l’Anthologie, 50 ans des discours éclatants et des combats du groupe de Présence africaine, 23 ans de l’entrée à l’Académie comme écrivain français…
Au moment où commencent les célébrations, Jacques Chevrier décrit la littérature africaine contemporaine dans la revue Esprit, celle-là même qui avait en 1962 accueilli le premier article de Senghor sur la francophonie :  » On ne parle plus de littérature de la Négritude, mais plutôt de ‘migritude’ « . Il choisit le mot d' » impasse  » pour situer les écrivains africains. (2) Si l’héritage de Senghor a été désacralisé depuis longtemps par beaucoup, des célébrations par trop unanimes risquent de le figer dans une sacralité nouvelle. À la mort de Senghor, en 2001, Nimrod disait :  » Senghor de tout temps règne comme un mythe  » (3). Où en est le mythe ? Qu’en reste-t-il dans la complexité des œuvres, des débats, des hommes, des mots ?
L’héritage en question
Sony Labou Tansi raconte dans une lettre de 1976 que le  » prési Senghor  » auquel il a envoyé un recueil lui a répondu en l’appelant  » mon frère  » :  » Il y a sans doute beaucoup de terrorisme intellectuel, mais il y a quelque chose de l’homme  » (4). Il reconnaît au  » Sénégalais  » un rôle inamovible de repère :  » Je suis entièrement conscient de ce qu’il a été (et reste) pour nous une sorte de grand frère. Il a lutté contre le racisme, c’est capital.  » (5).
Henri Lopès révèle dans  » Mon parcours depuis la Négritude  » (6) comment la lecture de l’Anthologie fut pour l’étudiant qu’il était l’occasion d’un changement complet de vision sur lui-même :  » Le monde bascule. Je range Molière, Corneille et Racine au fond de vieilles malles. Je jette la perruque de leurs personnages et accentue l’épaisseur de mes cheveux. « . Et il reconnaît :  » La négritude nous fut donc salutaire « .
Nimrod tente d’inscrire les acquis de Senghor, le  » maître « , le  » précepteur « , dans une mémoire commune :  » Senghor est mort, la dialectique est morte. […] L’émotion, quand elle est vraie, nous sauve. Sachons gré à Senghor de nous l’apprendre.  » (7) Et de charger les  » écrivaillons « ,  » écrivailleurs sénégalais «  qui composent cette relève qui  » tarde à venir  » (8).
Alain Mabanckou mêle sans hiérarchie les titres des auteurs africains dans le discours crypté que constitue le soliloque d’un vieil alcoolique de Brazzaville, narrateur de son dernier roman Verre cassé. Au lecteur averti de retrouver, en dernier, la trace de celui qui chanta sa terre natale :  » J’habitais dans une chambre de l’hôtel La vie et demie qui n’existe plus de nos jours et où, chaque soir, entre jazz et vin de palme, mon père aurait exulté de joie, et je me réchauffais au feu des origines, pourtant il fallait aussitôt repartir, ne pas s’enfermer dans la chaleur de la terre natale, sillonner le reste du continent pour écouter les élégies majeures, les chants d’ombres…  » (9).
Seules les violentes diatribes de Mongo Beti combattent l’image de celui qu’il n’hésite pas à nommer le  » poète-président émotif « ,  » déchet des luttes de l’Afrique contre les esclavagistes  » (10). Dans ces textes des années 1980 récemment réédités, il dénonce ses  » vingt ans de pouvoir sans partage  » et voit son engagement en faveur de la langue française comme  » la mission de sa vie  » qui  » aura été, à l’évidence, d’anéantir au sein de la francophonie africaine le courant à la fois contestataire et progressiste, héritier de Frantz Fanon, que l’impérialisme français ressentait comme une épine insupportable « . Il est ainsi associé à tous les chefs d’États africains restés en bons termes avec la France qu’il englobe sous l’expression  » les dictatures protégées par Paris  » qui  » à la tête de bandes de garde-chiourme plus sanguinaires, plus corrompus que ceux de l’époque de la traite des Nègres, aujourd’hui assurent les fonctions de bourreaux  » (11). En 1981, quand Senghor quitte le pouvoir, Beti le décrit  » chargé d’ans, d’honneur et d’opprobre « .
La marche sans les pairs (pères)
Entre la silhouette tutélaire qui resterait garante d’une africanité fidèle et la cible des diatribes révolutionnaires, quelle place, explicite et implicite, donner à Senghor dans un présent en proie à de multiples et douloureuses questions ? Est-il le modèle, le contre-modèle, pour les Africains, les intellectuels, les philosophes ?
La revue dakaroise Ethiopiques a rendu un hommage collectif à Senghor dans son numéro 69 de l’année 2002, présentant ce volume comme une  » visite  » nouvelle de son œuvre et de sa pensée. Abiola Irele tente d’évaluer les  » prolongements de la Négritude  » en tant que  » métaphysique de la différence  » (12),  » hautement réfléchie « , basée sur des catégories conceptuelles occidentales. Il fait état des débats menés par les Africains pour sortir de ces catégorisations imposées, élaborer un  » nouvel humanisme enraciné sur le sol africain tout en se réclamant d’une vocation universaliste « . Ce double objectif lui fait voir dans la Négritude une  » idéologie de reconstruction africaine « , et toujours actuelle car en perpétuel mouvement. Cette quête, qui ne va pas sans controverses ni hésitations, se nourrit donc de la pensée de Senghor.
Pour Nimrod, Senghor a ouvert aux Africains une voie pour une réflexion sur le métissage comme élan créateur qui est leur seule chance :  » Senghor, avec le thème de la culture, a défini pour deux ou trois siècles le canevas que devront suivre l’intellectuel et l’artiste africain. […] Cette ‘industrie’par définition indissociable des hommes et de leurs conditions d’existence, est le seul secteur où notre participation soit admise sans réticence.  » (13).
À l’inverse, Henri Lopès place délibérément ce temps de la Négritude dans un passé révolu :  » La Négritude avait été une belle impertinence, le temps la rendait vénérable. Triste vénérabilité, en vérité. Celle du troisième âge qu’accompagne la stérilité.  » (14). Car les écrivains de sa génération réalisent qu’il ne suffit pas d’être Noir pour être admirable, les solidarités de race perdant toute pertinence devant les horreurs qui ravagent les pays et jettent des fuyards dans des exils incertains. Lopès s’émancipe donc, avant d’autres, de la langue française canonique, de la glorification de l’Afrique, d’une écriture du  » nous  » des Noirs qui se dresse devant celle d' » eux  » les Blancs. Dans cette même perspective d’émancipation, Sony Labou Tansi voulait libérer sa parole d’une norme émanant d’un centre lointain :  » Mon rêve, c’est d’essayer, comme ça, là où je peux, de parler « . Il ne souhaite plus, comme la génération précédente,  » parler par rapport à l’autre, exister par rapport à l’autre  » (15). Et, tournant le dos à ce désir de ne dire que l’Afrique, d’interroger interminablement son identité ou son système, son langage, il s’exclame depuis Brazzaville où il vit :  » Peut-être que ça n’existe pas des mots d’Afrique  » (16). Ou encore :  » Je ne suis pas un africophile. Parce que pour moi l’Afrique c’est une idée. L’Homme, voilà ce qui compte.  »
De la sacralisation à la déstructuration
Au fil des œuvres des auteurs africains contemporains, où qu’ils vivent, nous trouvons non plus une sacralisation d’une langue française ouvrant à la transparence et à l’universel qui  » oblige le poète à plier et figer la langue de ses pères dans les arcanes rigoureux de la grammaire et de la syntaxe  » (17), mais plutôt une constante recherche sur cette langue qui n’appartient qu’à celui qui la sculpte, la façonne pour en faire ressortir des éclats nouveaux. Alors que Senghor admirait la maîtrise complète de la langue française par la raison, l’emballement qui semble atteindre la syntaxe diluvienne de Sony Labou Tansi dans Machin la Hernie (1981, 2005), le lexique d’Amadou Kourouma, les constructions polyphoniques brisant la chronologie de Waberi dans Transit ou de Raharimanana dans Nour, 1947, les transgressions systématiques des frontières génériques, sont autant de signes que les auteurs africains ne sont plus dans la posture de soumission à la langue française du maître.
L’admiration et le respect qui poussaient Senghor à magnifier le français en utilisant des termes rares ont fait place à une sorte de rage dans l’appropriation d’un outil linguistique qu’il s’agit maintenant de dépouiller de ses atours traditionnels ou savants afin qu’il soit capable de rendre compte de situations souvent terribles et toujours ignorées des connotations habituelles. Cette entreprise de détournement ne va pas sans agressivité car la douleur ou la révolte, l’étouffement sont exprimés chez nombre d’auteurs par une volontaire déstructuration de la langue française émaillée d’emprunts ou de néologismes, afin de bien montrer qu’elle n’est plus un système clos dirigé par un narrateur unique.
Toutefois, le choix de la violence des mots et des situations de Sami Tchak (18), David Jaomanoro (19), Kangni Alem (20), semble laisser une place nouvelle à une attitude souvent retenue chez de jeunes auteurs francophones. Théo Ananissoh (21), Edem (22), Mahavanona (23), restent dans le registre de la déploration face à la destruction physique et mentale de leur pays mais ils empruntent la voie d’une écriture resserrée, elliptique même, apparemment simple mais codée, qui refuse toute effusion, avance à un rythme qui ressort davantage de l’engrenage maléfique de la machine aveugle qu’est le pouvoir que de la colère débridée de ses victimes. Les émotions paraissent briguées au bénéfice de la démonstration, de la maîtrise également d’une écriture condensée, soumise et non plus tempétueuse et qui n’en est que plus forte.
Les théoriciens antillais de la créolisation sont sans doute devenus de nouveaux maîtres après Senghor. Leur ambition de  » faire des bâtards  » à la langue semble réhabiliter les termes ou les postures mentales des cultures locales dominées, ignorées par la culture savante imposée par le centre colonisateur (24). Ils exaltent davantage la liberté que la patiente et exigeante acquisition d’un savoir complexe admiré par Senghor. L’éclatement des normes de la langue française, qui trouve une caution dans les réseaux de l’Agence universitaire francophone, officialisé sous la forme des dictionnaires par zones, heurterait sans doute Senghor.
L’universalisme par l’individu
Le projet politique de Senghor de  » bâtir le Nouvel Africain  » (25) semble bien loin, même si l’on accepte d’effacer les majuscules. C’est que la régénérescence de l’homme, noir ou d’une autre couleur, ne semble ni dans le combat politique aboutissant à des indépendances, ni dans l’émancipation des modèles langagiers ou philosophiques. Bien des objectifs ont été atteints au moins dans les formes depuis les combats des précurseurs. Mais les essais se multiplient pour tenter d’expliquer les ravages qui font toujours (davantage ?) souffrir ce continent. Les polémiques accusent, défendent, maudissent. Cet Universel humaniste auquel aspirait Senghor tente, sous la forme des organisations gouvernementales ou humanitaires, des conférences, des sommets, sans grands résultats. La littérature montre, dénonce, analyse les situations complexes et douloureuses vécues par les diverses zones du continent.
Mais le bonheur, à quelque échelle qu’il puisse être vécu, semble avoir déserté les littératures africaines, tout comme l’honneur, la fierté d’être Noir ou héritier de traditions admirables. À la glorification, à la confiance dans la race noire ressentie dans son unité profonde, dans le continent et son histoire peuplée de héros, ont succédé l’humour grinçant, la haine, la colère devant les chaos et les désespoirs. L’écriture, lourde d’une réalité politique et sociale mais aussi philosophique et spirituelle, marquée par l’échec et le désenchantement, paraît avoir renoncé à s’extraire de celle-ci pour apporter un quelconque message : il ne s’agit plus que de  » digérer l’impensable  » (26), de dire l’exil, l’éclatement de soi, la perte. Alors que Senghor semblait choisir sans cesse l’Afrique vivante et attirante qu’il voulait servir, la plupart des auteurs contemporains semblent faire le choix inverse en montrant une Afrique broyée de l’intérieur, porteuse de mort plus que de vie, et refusent catégoriquement ce rôle de visionnaire ou de porte-parole.
La production littéraire francophone semble donc soumise à un double mouvement : elle circule mieux dans un monde plus ouvert, mais inscrit au cœur des textes un réseau de codes qui opacifie une écriture qui, faute d’objectifs dynamisants ou par choix esthétique, devient le lieu même de toute quête, de tout jeu. Les combats comme les témoignages semblent désormais vains. Caya Makhélé résume cette posture de repli individuel des auteurs africains :  » Le fait même de ne vouloir être que soi-même, sans à tout prix porter les marques et stigmates d’une culture est un signe. L’écriture contemporaine est à mon avis, avant tout de définir la place de l’Être  » (27).
Alors, est-ce la fin des écritures  » africaines  » par des auteurs  » noirs  » ? Il se pourrait bien que oui, dans les termes plutôt que dans la réalité des thématiques et des postures. Les auteurs des Dernières nouvelles de la Françafrique illustrent bien ce paradoxe : rassemblés dans un recueil collectif pour dénoncer les situations de mainmise politique comparables dans leurs divers pays, se positionnant ainsi comme des Africains solidaires qui s’engagent en dénonçant, ils réclament d’être démis du rôle qui justifie la position qu’ils viennent de choisir :  » Être auteur avant tout, être écrivain. Avec ses désirs particuliers. Avec ses histoires personnelles. En oubliant la Négritude. En restant Homme-écrivant tout simplement. Atlas est crucifié. Narcisse glorifié. Soif de reconnaissance littéraire.  » (28)
Oublier la Négritude, interdire les adjectifs, exalter l’individu, ne serait-ce pas, enfin et d’une autre manière, accéder à l’Universel désiré par Senghor ?

1. Dans une lettre de 1974 publiée dans le volume 1, Correspondance, du coffret de trois volumes d’inédits, Paris, La revue noire, 2005, p.175.
2. Jacques Chevrier, op. cit.p.82.
3. Nimrod, Tombeau de Léopold Sédar Senghor, Paris, Le temps qu’il fait, 2003, p.49.
4. Sony Labou Tansi, Correspondance 1973-1983, tome 1, op. cit., p.184.
5. Ibidem, p.187.
6. In Roger Chemain, Imaginaires francophones, Paris, L’Harmattan, p.106-116.
7. Nimrod, Tombeau de Léopold Sédar Senghor, Paris, Le temps qu’il fait, 2003, p.11,12, 13, 45 et 50.
8. Ibidem, p.12.
9. Alain Mabanckou, Verre cassé, Paris, Seuil, 2005, p.172.
10.  » Senghor, Khadafi, Bokassa et les autres « , in Mongo Beti, Africains si vous parliez, Paris, Homnisphères, 2005, p.241-249. Ce texte est celui de la revue Peuples noirs, no 19, janvier-février 1981.
11. Mongo Beti,  » De la violence de l’impérialisme au chaos rampant « , 1978, op. cit., p.190-209.
12. F. Abiola Irele,  » Réflexions sur la négritude « , Ethiopiques, Dakar, 2002, p.83-106.
13. Op. cit., p.54.
14. Henri Lopès,  » Mon parcours depuis la négritude « , in Roger Chemain, Imaginaires francophones, Paris, L’Harmattan, p. 105-116.
15. Enregistrement d’une conférence donnée à Lomé le 15 février 1988 publiée dans Riveneuve no 1, Marseille, 2004, p. 152-171.
16. Correspondance, p.122.
17. Raharimanana, L’arbre anthropophage, Joëlle Losfeld, 2004, p.26.
18. Place des fêtes, Gallimard, Paris, 2002.
19. Le rêve d’Assiata, nouvelles, L’Aube, janvier 2006.
20. La gazelle s’agenouille pour pleurer, Acoria, puis Le Serpent à plumes, 2003.
21. Lisahohé, Paris, Gallimard, 2005.
22. Port-Mélo, Paris, Gallimard, à paraître, 2006.
23. Lumière océane du petit matin, La Réunion, Grand Océan, 2004.
24. Par exemple, le thème de la spirale dans les Antilles, le choix de l’ellipse dans l’Océan Indien, le détour par l’image ou le conte à la place de la linéarité occidentale.
25.  » Senghor n’eut qu’un souci : contribuer à bâtir le Nouvel Africain « , Nimrod, op. cit., p.50.
26. Kangni Alem, op. cit. p.105.
27. Caya Makhélé, entretien,  » De l’oralité comme source d’inventivité contemporaine « , in Sylvie Chalaye, Nouvelles dramaturgies d’Afrique noire francophone, Presses universitaires de Rennes, 2004, p.171-176.
28. Raharimanana et Soeuf Elbadawi, présentation de Dernières nouvelles de la Françafrique, La Roque d’Anthéron, Vents d’ailleurs, 2003, sur le site d’Africultures.
Docteur en littérature comparée, enseignante et chercheuse, Dominique Ranaivoson travaille sur la littérature francophone de l’Océan Indien. Critique littéraire, elle est l’auteur de Madagascar, dictionnaire des personnalités (2004) et de 100 mots pour dire Madagascar (Maisonneuve et Larose, à paraître).///Article N° : 4135

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