Alors que l’on célèbre cette année à travers le monde le centenaire de la naissance du père de la Négritude, Daniel Delas met en lumière la politique culturelle volontariste que le « poète-président » a menée dans son pays entre 1960 et 1980. Une politique dont l’héritage est encore sensible aujourd’hui.
La renommée du poète Senghor et la considération du rôle intellectuel majeur qu’il a joué dans la théorisation de la Négritude ont occulté l’importance de son lien avec les arts en général. Or la poésie de Léopold S. Senghor ne s’est pas élaborée dans l’orgueilleuse solitude d’un poète exilé parmi les hommes. Elle participe d’un combat politique associé à une vision globale d’un monde nouveau, appuyé sur des valeurs nouvelles. Ce qui le conduit à proposer une représentation du monde qui s’étende à tous les moyens que l’homme a à sa disposition pour l’exprimer mieux : pour l’inventer.
Devenu président de la République du Sénégal en 1960, Senghor s’est immédiatement investi dans le développement d’une politique culturelle qui a fait à la peinture une large place. Il a ainsi organisé trois grandes expositions au Musée dynamique de Dakar : une exposition Marc Chagall en mars 1971, une exposition Picasso en avril 1972 et une exposition Soulages en novembre 1974. Le choix de ces trois peintres pour ces expositions n’est pas dû au hasard mais au fait qu’il connaissait personnellement ces trois artistes et les considérait comme des amis. Il les avait rencontrés durant ses années parisiennes, dans le prolongement de son amitié avec Georges Pompidou, lui-même amateur et collectionneur de peinture. Sa relation avec Picasso est quant à elle une des plus anciennes, remontant aux années de guerre. Senghor se plaisait en la compagnie d’artistes : « Je connais personnellement beaucoup plus d’artistes, de peintres, de sculpteurs, que de poètes en France. [
] C’est parce que je sens que les artistes m’apportent quelque chose de nouveau, et en même temps les artistes expriment en images plastiques des choses que je sens et que j’aurais besoin d’exprimer d’une façon immédiate, sans même le secours de la parole, sans le secours du mot. En tout cas, ce que les artistes m’apportent, c’est ce complément d’images, ce complément de rythmes que je sens au fond de moi-même et que je veux exprimer dans mes poèmes, je ne sais pas si je les exprime toujours », déclara-t-il en 1978 à une émission d’Antenne 2. Si l’on ouvre les volumes de Liberté, on recense trois articles consacrés à Soulages, un à Chagall, un à Picasso, un à Émile Lahner et deux pages à Matisse. Par ailleurs tout lecteur de la poésie de Senghor note l’importance de la musique dans son uvre, c’est une de ses caractéristiques les plus connues et les grands textes critiques du poète sont revenus à de nombreuses reprises sur ce point nodal de sa poétique, étroitement connecté à la question du rythme. On oublie toutefois de mettre en valeur que, si les poèmes grands recueils et en particulier Éthiopiques (1956) sont en général précédés d’une indication d’accompagnement par des instruments de musique traditionnels africains, le recueil Lettres d’hivernage, publié en 1972, n’en comporte aucune et relève à l’évidence d’une esthétique beaucoup plus picturale, où la couleur joue un rôle premier :
« Et la lumière sur la mer trop verte et bleue
Et la lumière sur Gorée, sur l’Afrique noire blanche mais rouge.
[
]
La maison rouge à droite, brique sur le basalte
La maison rouge du milieu, petite, entre deux gouffres d’ombre et de lumière. »
Laissant de côté l’activité de Senghor comme critique d’art et comme poète inspiré par les arts, abordons maintenant les grands axes de la politique culturelle mise en uvre par Senghor durant les vingt ans de sa présidence.
La période comprise entre 1960 et 1980 a été au Sénégal le théâtre de profonds changements dans le domaine culturel et artistique. Abdou Sylla qui s’est fait l’historien de cette époque (1) retient une idée directrice pour caractériser la politique culturelle de Senghor : la Négritude, présentée comme idéologie nationale et démocratique. Ses deux axes fondamentaux sont l’enracinement dans les valeurs de la civilisation négro-africaine et l’ouverture aux autres civilisations, la culture étant perçue comme condition première et moyen du développement économique, social et politique. Pour Senghor en effet, les apports du monde noir à la Civilisation de l’Universel sont fondamentaux pour comprendre le renouvellement de la vision du monde dont les arts occidentaux du XXe siècle se sont fait les vecteurs. Ainsi, contrairement à ce que pensaient les marxistes, l’émancipation culturelle s’impose comme le préalable nécessaire aux autres indépendances : politique, économique et sociale. C’est fort de cette double conviction qu’il a accordé, dès l’indépendance, la priorité à la formation de l’homme, aux arts et aux lettres et impulsé un véritable mécénat d’État. Patiemment et méthodiquement, il a mis en place tout un ensemble de textes législatifs et réglementaires qui devaient servir de fondements aux structures et institutions de prise en charge et de dynamisation de la vie culturelle nationale. Puis il a installé progressivement ces structures et institutions chargées tant de préserver que de promouvoir et de diffuser tout un ensemble de formes d’expression artistiques, nationales et étrangères, traditionnelles et modernes. Enfin, il s’est attaché, en pédagogue qu’il est toujours resté, à ériger des structures d’enseignement pour former une élite artistique sénégalaise. On ne saurait présenter en détail toutes les institutions qu’a mises en place le président Senghor. Contentons-nous, pour rendre compte de l’ampleur de l’entreprise, d’une liste des principales innovations : ministère de la Culture, créé en 1966, Service des archives culturelles, créé en 1967, Centre d’études des civilisations, Manufactures sénégalaises des arts décoratifs issues de l’Atelier de tapisserie créé en 1964 par l’artiste peintre Papa Ibra Tall et installée à Thiès (ville dont Senghor fut longtemps le maire), Théâtre Daniel Sorano, créé en 1965 et qui dispose encore aujourd’hui d’une salle de spectacle, d’une troupe nationale dramatique, d’un ensemble lyrique spécialisé dans le chant et la musique traditionnelle et de deux corps de ballets, Linguère et Sidra Badral, le Musée ethnographique, créé par l’administration coloniale en 1938 mais régulièrement enrichi et modernisé, le Musée dynamique, créé en 1966 dans le cadre du premier Festival mondial des arts nègres et nombre de centres culturels régionaux installés dans les capitales régionales. Peu à peu le Sénégal devenait cette Grèce de l’Afrique dont rêvait Senghor. La loi du 1 % (1968) qui fait à tout constructeur obligation de consacrer 1 % du coût total de toute construction publique à financer la décoration des bâtiments publics compléta ce dispositif ainsi que le Fonds d’aide aux artistes et au développement de la culture (1978) chargé d’accorder des aides et des subventions aux artistes dans le cadre d’actions diverses.
Le premier Festival mondial des arts nègres réunit, durant le mois d’avril 1966, les peuples de couleur dans la capitale sénégalaise, pour une grande fête de la culture. Une première allocution de Senghor lance l’événement avec le lyrisme attendu : « À quelque Dieu, à quelque langue qu’elles appartiennent, les Nations sont conviées au dialogue de Dakar, appelées à combler les fossés, dissiper les malentendus, accorder les différences. Participant, depuis toujours, mais toujours à distance et par personnes interposées, à l’édification de la Civilisation de l’Universel, l’Afrique unie, réunie, offre, à l’attente du monde, aux lieu et place d’une gigantesque panoplie, le sens de ses créations artistiques. Elles disent notre vision, notre obsession de l’homme, parce que du Dieu invisible. Et notre volonté d’aménager la terre pour qu’y chante la lumière du Ciel. » De sa voix hachée et théâtrale, André Malraux, ministre français de la Culture et représentant du général de Gaulle, lui répond : « Nous voici donc dans l’Histoire. Pour la première fois, un chef d’État prend entre ses mains périssables le destin d’un continent
» Ce fut « un moment heureux dans la vie du peuple sénégalais » (J. Sorel (2)). Outre les nombreux artistes qui se produisirent au Théâtre Daniel Sorano, le public put y entendre les deux grands acteurs sénégalais Douta Seck et Bachir Touré jouer dans La Tragédie du Roi Christophe d’Aimé Césaire, le compagnon d’études, le frère d’armes, le représentant le plus illustre de la diaspora engendrée par la traite et l’esclavage de l’autre côté de l’océan, présent physiquement à ce grand rendez-vous. Une dizaine de troupes donnent des spectacles dans la rue, de sorte que tous les Sénégalais peuvent participer à cette fête du peuple noir. La Négritude est à son apogée et Senghor en est le grand prêtre. C’est véritablement son triomphe.
Les efforts de Senghor se sont concrétisés par les productions des uvres de ce qu’on a appelé l’École de Dakar. Dès 1960, il fit venir à Dakar Pierre Lods, fondateur et animateur de l’école de peinture de Poto-Poto de Brazzaville pour le faire participer à la mise en place d’une nouvelle pédagogie artistique sénégalaise. Ce Français de Lorient, en Bretagne, s’était engagé très tôt dans la lutte pour la décolonisation. Sa pédagogie se fondait sur la croyance en la spontanéité créatrice du Noir : « Partisan d’un épanouissement libre des individus, sans aucune entrave même institutionnelle, il se contente de distribuer du matériel, de créer une ambiance libératrice et d’entretenir la tension créatrice. Il considère les jeunes du centre d’art non pas comme des élèves mais plutôt comme des amis auxquels il se voue entièrement » (Alioune Badiane (3)). Sa pédagogie spontanéiste, ennemie des principes académiques contraignants, aura le soutien constant de Senghor et ce n’est pas le moindre mérite de celui-ci que d’avoir su garder sa confiance à un homme si différent, dans son comportement et dans son mode de vivre, de lui-même, adepte de la méthode et de l’organisation. Senghor saura apaiser les conflits entre Lods et le rigoureux responsable de la section Recherches plastiques nègres de l’École des arts, Papa Ibra Tall qui jugeait anarchique la démarche de son adjoint. Lods finit par transformer entièrement en atelier sa grande maison de la rue 15 à la Médina, ancienne demeure d’un grand Serigne de Dakar. Tall comme Lods et les autres formateurs responsables de section (Iba Ndiaye en particulier) partageaient les vues du poète-président relatives à l’émotivité, à la sensibilité et à l’instinctivité du Noir africain mais ont mis en uvre différemment ces idées premières, de sorte qu’on ne peut pas considérer l’École de Dakar comme un mouvement homogène, fondé sur une doctrine et réunie derrière des manifestes ou des écrits théoriques. Les gens qui sont compris dans cette école n’ont jamais entrepris de faire quelque chose en commun sur la base de principes théoriques partagés, à l’image de l’École de Paris ou celle de Fontainebleau. Il ne s’agit pourtant pas d’une simple aventure d’individualités réunies au hasard, on pourrait parler d’une synergie déployée dans la complémentarité et les contradictions dans le cadre de la formation dispensée à l’intérieur des différentes sections.
Certes un certain académisme s’est installé, comme il était sans doute inévitable mais une nouvelle peinture est cependant née, « peinture décorative, construite sur des rythmes géométriques, lisibles et simples, exécutée par de grands aplats de couleur et se prêtant parfaitement à la transposition en tapisseries » (Sidy Seck). En 1974, une grande exposition consacrée à L’art sénégalais d’aujourd’hui au Grand Palais à Paris montra que l’art sénégalais n’était pas à la remorque des grands mouvements artistiques occidentaux et qu’un certain nombre d’artistes de carrure internationale commençaient de se détacher : Ibou Diouf, Amadou Ba, Amadou Seck, Papa Ibra Tall, Modou Niang, Bocar Pathé Diongue, Gora M’Bengue, Ousmane Faye, et bien d’autres. Au plan esthétique, cette école se singularise par un rendu figuratif stylisé, avec des traits fortement incisés, des formes déliées et des couleurs chaudes, pour évoquer des scènes de la vie africaine ou des thèmes tirés de l’histoire de l’Afrique. La peinture fixée sous verre (souwère en wolof) a connu une grande vogue à cette époque, ainsi que le batik, technique traditionnelle de teinture et de peinture de tissus, renouvelée par des artistes comme Amadou Dieng ou Aïssa Dione. On remarque un recours fréquent au parallélisme asymétrique, au dessin frontal et à une dominante terre ocre dans l’emploi de la couleur. La sculpture moderne sénégalaise s’est elle aussi affirmée, recourant à des matériaux divers, bois, pierre et métal. L’un des pionniers fut André Seck, ramené de Belgique au Sénégal par Senghor et qui ouvrit la section sculpture à l’École des Arts. Ousmane Sow, le « Rodin de Dakar », est réputé pour ses sculptures géantes faites en revêtant des mannequins de fer et de paille d’une matière spécifique. Elles évoquent de grands épisodes de l’histoire africaine et, désormais des autres peuples du monde qui se sont heurtés au monde des Blancs. Son exposition organisée sur la Passerelle des Arts à Paris en 1999 a obtenu un énorme succès et il est désormais une « star » mondiale.
La politique culturelle de Senghor a donc donné à partir du Sénégal une notoriété et une dynamique indéniables à la Négritude, dans le temps même où commençaient de pleuvoir les critiques des intellectuels marxistes reprochant au poète-président d’avoir enfermé l’Afrique dans l’univers de l’irrationnel et d’occulter, en accordant un primat à la culture, les réalités sociales et économiques et la sacro-sainte lutte des classes. Certes la politique d’ensemble de Senghor n’a pas réussi à faire décoller, comme on dit, le Sénégal. La grave crise qui secoue le pays en 1968 (grève des étudiants, suivie par un mouvement de solidarité des élèves et des travailleurs) révèle le profond mécontentement tant de jeunes Sénégalais voyant trop de Français occuper les postes de responsabilités, comme si la décolonisation n’était pas poursuivie avec assez de détermination, que de paysans affectés par la baisse de leurs revenus suite à la sécheresse et à la baisse des cours mondiaux. Le président qui, pas plus que le général de Gaulle en France à la même époque, n’a vu venir la crise s’en tirera en séparant habilement les problèmes des travailleurs et ceux des étudiants et en promettant de mettre en route une démocratisation plus profonde des instances de gouvernement. Ce qu’il fera au cours de la décennie suivante. La politique culturelle qu’il avait impulsée avec tant de foi en souffrira, les budgets des diverses institutions dont nous avons parlé seront réduits, mouvement qui s’accentuera encore sous la présidence d’Abdou Diouf. S’il est vrai que les institutions culturelles proprement dites se sont peu à peu engourdies et ensommeillées, il serait injuste de considérer que la vitalité de la production artistique sénégalaise s’est éteinte. Senghor a su la galvaniser, d’une manière certes volontariste mais qui lui a donné une autonomie certaine. Dakar est aujourd’hui une des villes d’Afrique où existe une vie culturelle et artistique réelle.
1. Sylla A., Création et imitation dans l’art africain traditionnel (éléments d’esthétique), Dakar, Université Cheikh Anta Diop, IFAN, 1988, 270 p. et Sylla A., Arts plastiques et État : trente ans de mécénat au Sénégal, Dakar, IFAN, PSIC, 1998, 167 p.
2. Sorel J. Léopold Sédar Senghor. L’émotion et la raison, Sepia, 1995, p.166
3. Badiane A., « Juste un peu de moyens et beaucoup de liberté », in Arts sur Vie. Arts contemporains du Sénégal, Paris, ADEC / CF, 1990 cité dans Sidy SECK, « L’École de Dakar : réalité historique ou escroquerie intellectuelle ? », Éthiopiques n°70, « Senghor et les arts plastiques », 2003.///Article N° : 4505