Les vifs reproches adressés par Le Monde dans un éditorial ainsi que par Erik Orsenna au gouvernement français pour n’avoir pas fait le déplacement de Dakar pour les obsèques de Léopold Sédar Senghor ont fait l’objet d’un débat animé à la rédaction. Extraits.
Je suis né en 1966, mais je retiens que lorsque je devais avoir 5-6 ans, les paysans qui n’avaient pas payé leurs quatre sacs d’arachide à la fin de l’hivernage étaient humiliés en public, devant leur famille. Voilà le Senghor des paysans que je connais. Je connais aussi de lui que sa quête d’un pouvoir dont le poète n’avait guère besoin lui avait fait museler de grands penseurs tels que Cheikh Anta Diop. Et tout cela dans un dosage savant fait d’intellectuel et de finesse (je pense à l’expression « dictature éclairée »). L’homme de culture ? Ceux qui connaissent l’histoire de la peinture sénégalaise savent le coup mortel porté à la créativité en favorisant la tendance Pierre Lods au détriment de l’école de Iba Ndiaye. Le « primitivisme » de Senghor a coûté pas mal d’années à l’art sénégalais. (
) Une chose est sûre : la génération des années 70 ne connaît pas Senghor et c’est heureux pour elle, parce que Senghor, ce n’est vraiment pas un exemple !
Dakar, Oumar Sall
Même si je n’ai jamais été un « senghorien » inconditionnel, j’ai ressenti l’indifférence du couple Chirac-Jospin comme une insulte personnelle. Plus la France méprise la culture africaine, moins je me sens Français. Elle marque une profonde désaffection de la classe politique pour tout ce qui ne relève pas de l’économique : « Vive l’euro, à mort Senghor ! »
Le seul contact direct que j’ai eu avec Senghor m’a profondément ému. Il y a douze ans, je préparais pour la BBC mon documentaire « Le Paris Black » et par l’intermédiaire de sa petit-fille Lena, je lui avais demandé avec insistance un entretien filmé. Un matin, le téléphone sonne, et c’était lui : voix enrouée, mais élocution chaleureuse et très ferme. Il avait lu très attentivement le synopsis, et tout en s’excusant avec une politesse excessive de ne pouvoir me recevoir en raison de ses problèmes de santé et de « sa mémoire à laquelle il ne faisait plus confiance », il a pris le temps de me donner quelques conseils précieux. Le plus important était « de ne pas insister sur cette histoire de négritude, qui était une recherche et un concept définitif. » « Aujourd’hui, disait-il, on n’a plus besoin de s’affirmer comme « nègre », car l’histoire a déjà parlé. »
J’aimerais écrire sur le rôle fondamental de la musique et de la danse dans l’écriture et la vie de Senghor. C’est chez lui une obsession permanente, depuis ses premiers poèmes jusqu’à ces visites officielles où De Gaulle et Malraux, comme tous les autres, avant la première poignée de main à l’aéroport, furent condamnés à écouter pendant de longs moments le chant strident de sa griote attitrée (Sérère comme lui) Yandé Codou Sène… Ce rite de passage auquel personne n’échappait, c’était le lien obligé entre Senghor le Sénégalais et Senghor l’Universel.
A mon avis aucun esprit ne cristallise aussi parfaitement toutes les ambiguïtés du post-colonialisme, de la « Françafrique », mais aussi de la « francophonie démocratique ». Le Senghor que j’aime (sans excès), c’est l’étudiant frondeur et fondateur en 1934 avec Césaire et Damas de la revue « L’Étudiant Noir » (ancêtre le plus lointain et légitime d’Africultures)… Ce n’est pas le mandarin-politicien, prototype du roi-nègre moderne, et encore moins le châtelain normand convaincu de servir l’Afrique en l’abandonnant pour le bicorne dérisoire et l’épée inoffensive de l’académicien. (
) Reste qu’entre un Senghor et tous les autres « rois-nègres » issus de la pseudo-décolonisation, il y a quand-même le gouffre de l’intelligence, d’une pensée certes vicieuse mais parfois lumineuse.(
). Essayons sans a priori de comprendre le destin de cet homme, et comme disait Amadou Hampaté Bâ, « de lire dans ses viscères avant qu’ils ne tombent en poussière. »
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