Le film commence par une scène de tribunal où l’amie de Zeineb lui dit qu’en Tunisie « la loi n’est pas respectée ». Peut-on le dire pour la Tunisie d’aujourd’hui dans le cas du divorce et des droits des femmes ?
Abellatif Ben Ammar – En ce qui concerne la femme, la loi précède l’état des esprit de la société : elle est en avance et progressiste. Bourguiba était un visionnaire qui pensait qu’il fallait aller en avant de la société. Dans le contexte arabo-musulman, donner sa liberté à la femme était un défi qui ne pouvait être pris que de sa façon aussi courageuse et solitaire. Mon devoir de cinéaste est de poser la question de savoir s’il y a encore un décalage, ce qui est le cas.
Elle est pourchassée par des hommes de main qui ne reculent devant rien. Comment était-ce de jouer un tel personnage ?
Houyem Rassaa – Je ne me suis pas située comme individu mais ai essayé d’épouser la pensée du metteur en scène. Il croit à son propos et c’est la base pour que je puisse donner de moi-même. Ce rôle était une chance : j’avais envie d’incarner un rôle proche de la femme tunisienne. On est loin des clichés : la profondeur est là et chaque femme tunisienne peut se sentir représentée par ce personnage. Abdellatif donne la possibilité à l’acteur de s’exprimer et d’être créatif.
Abellatif Ben Ammar – Quand je t’ai dit que je voudrais que tu campes le personnage d’une femme qui aspire à la liberté, tu as répondu que toute femme tunisienne ne rêve que de ça. Mais dans ce personnage, sa liberté comportait des risques importants.
Houyem Rassaa – La lutte de cette femme doit exister pour atteindre une liberté qui n’est pas seulement celle de la femme mais plus large, universelle. En tant que femme, le film m’a aidé dans ma vie personnelle. Avant le film, j’avais peur ! Un personnage dit qu’il ne faut pas avoir peur de la peur. Elle est présente en nous, les Tunisiens. Nous avons besoin d’une communauté de pensée. Abdellatif m’a présenté le film comme « une aventure dans le plaisir ». Je savais qu’il y avait un risque !
Le personnage de Zeineb est très corporel tandis que la tendresse du filmage des paysages donne un corps au pays.
Abellatif Ben Ammar – Il fallait la mettre sans décalage dans un espace : qu’elle en fasse partie en bonne harmonie. Elle est tout en mouvement. Plus le tournage avançait, plus elle trouvait cette liberté physique. Quand elle danse, saute dans la voiture ou s’allonge dans l’eau, c’est un rapport à l’espace qui se devait d’être accueillant dans ma manière de le tourner. Il fallait donner à cette liberté le droit d’exister.
Plus on va vers le Sud, plus les paysages sont désertiques. C’est un choix d’aller vers le Sud ?
Abellatif Ben Ammar – Oui, c’est comme un paradoxe emblématique : j’aimerais aller au Nord mais avant, il faudrait que je découvre le Sud ! Avec l’émigration, le terme Nord a des sonorités mythiques : on a l’impression que l’herbe y est plus verte, que tout y est possible. Le Sud est aujourd’hui résumé en pauvreté et absence de liberté, mais n’a-t-il pas lui aussi son espace de liberté. C’est pourquoi j’ai pris cet instituteur libre dans sa démarche et sa manière d’être, même si c’est dans un espace restreint.
Le film place peu à peu les éléments de l’appauvrissement que constitue le départ, et le reprend dans l’image.
Abellatif Ben Ammar – Les prises de conscience ne se font pas de manière brutale mais par strates, tout doucement. J’ai pensé que le voyage permettrait des marches d’escalier. Je n’ai pas voulu amener les personnages dans un conflit violent qui les amènerait au départ : je voulais une rationalité du départ, sans aspérité accidentelle. C’est la question de comment partir. J’aime bien partir pour aller voir ce que m’apporte le monde mais j’ai besoin d’amener avec moi mes bagages, ce que je suis. Je ne voulais pas cela se fasse dans la violence.
Houyem Rassaa – Zeineb n’est pas contre le fait que M’Hamed parte mais partir sans être soi et connaître l’essentiel n’a pas de sens, sans avoir franchi le miroir. Avant de partir, il faut connaître le passé de son pays.
Abellatif Ben Ammar – Elle peut dorénavant partir mais sans avoir peur de décider de faire ce qu’elle avait envie de faire.
M’Hamed est un beau ténébreux. Cette fuite vers un ailleurs n’exprime-t-elle pas une interrogation sur les hommes que l’on rencontre souvent dans les cinémas du Maghreb ?
Houyem Rassaa – Ce n’est pas un personnage négatif. Il est doux. Il a pour Zeineb une musicalité et une simplicité, en rapport avec leur passé amoureux. Pour lui, partir peut être une solution.
Abellatif Ben Ammar – En Tunisie, nous en avons un peu ras-le-bol de la logique du père : de Jugurtha aux pères de l’indépendance qui nous ont sauvé. Il y a d’autres références : des écrivains, des gens de bien
Le caractère quasiment efféminé de M’Hamed vient de mon désir d’inverser la protection de la femme par l’homme qu’on trouve dans tant d’autres films, avec une femme tunisienne qui ne soit pas fade, langoureuse et soumise.
Avec ce premier film après vos trois longs métrages des années 70-80, vous renouer avec le cinéma.
Abellatif Ben Ammar – Dans le film, lorsque le M’Hamed appelle les voitures en train de passer, il appelle tous les producteurs tunisiens par leur prénom ! Cette longue absence
Après Aziza qui a été un grand succès et avait été même sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes, je me suis demandé comment continuer. J’étais tombé dans des pièges : notre mode de production calquait les cinématographies du Nord, on ne faisait que singer le Nord. Je voulais qu’on invente un mode de production propre à la Tunisie, avec un partage de notre part d’auteur avec les comédiens. Je voulais abolir les pyramides importées. Dès que j’ai émis des réserves, je me suis fait vilipender : il veut inventer un cinéma de trabadours ! Je n’étais plus produisible, j’étais dangereux. Mon scénario a été refusé par le milieu, les instances en place. Je ne démordais pas : si je voulais faire un film, ce devait être avec le plaisir de création. Moins d’équipe, moins de moyens, mais une logique de création. J’allais contre une logique. On m’a dit que mes personnages n’étaient pas Tunisiens, que Zeineb ne l’était pas. Moi, je voulais cette liberté : quand Zeineb danse, ce n’est plus une danse arabe ou quoi que ce soit, mais un mouvement de vol d’oiseau.
Comment est-ce d’être actrice en Tunisie pour vous ?
Houyem Rassaa – Je ne sais pas si je vais continuer avec le cinéma ou la peinture. Je suis à la quête de moments essentiels. Avec Abdellatif, on cherche l’essentiel. Je ne le trouve pas avec les autres réalisateurs qui ont une autre image de la femme tunisienne. Abdellatif travaille un peu comme au théâtre, avec beaucoup d’échanges.
Quelle a été la réaction au film en Tunisie ?
Excellente, tant de la part du public que des critiques qui exprimaient que le film répond à leurs attentes d’un nouveau cinéma. Les analyses ethnologique ou sociologique qui ont marqué notre cinéma ne correspondent plus aux attentes du public, surtout des femmes. Privilégier le verbe politique n’intéresse plus, lutte des femmes etc. On recherche un moment d’évasion. Les jeunes voient plus de films qu’on ne croit, du fait des paraboles : ils sont davantage cinéphiles. L’époque est révolue où le cinéma tunisien se devait de combattre les injustices ou les prétendus conflits conjoncturels. Les jeunes veulent s’y retrouver avec leur espace. On a dit : « Enfin un film ».
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