Adikou : cheminements d’une cartographie poétique

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Le 10 janvier, Raphaëlle Red a publié aux éditions Grasset Adikou, roman qui interroge le statut d’apatride, récit où le mouvement est ancrage. Par le biais d’une langue à la fois infiniment poétique, métaphorique et d’une distanciation ironique, Adikou nous amène en voyage de Lomé à New York en passant par la France et dessine une vaste cartographie des territoires et des êtres. Entre espoir et tragédie, voici un premier roman remarquable. 

Le départ comme horizon 

Au départ, Adikou est une jeune femme dont ne sait pas grand chose si ce n’est qu’elle travaille dans un fastfood, boit du cidre à la bouteille, et multiplie les partenaires. Puis, une voix semblable à une intrusion dans ce tableau fait de passivité et de moiteur lui ordonne:  “on s’en va”. Adikou envisage alors le voyage comme un moyen de panser sa plaie. 


“En dormant elle imaginait, dans son cou, des points de suture qui tissaient une carte. Le fil était chargé de minéraux et le sang de sel.”


Doucement, le projet de partir prend forme en réflexions et en métaphores poétiques. Adikou se destine à être son propre ancrage tissant des points réels et imaginaires à partir de lieux et de rencontres qui la feront exister pleinement. Ainsi, la métaphore du lieu – territoire à tracer – annonce dès le début le projet du roman. Toutefois, il ne s’agira pas pour autant de tisser d’une seule main. Le glissement pronominal alternant entre le je et le elle va matérialiser une indétermination narrative et valoriser une dualité : deux seront les mains employées dans ce roman-cartographie. 

L’indétermination narrative : Adikou et son “double”  

Tout le roman trace l’itinéraire d’une Adikou qui se déplace, s’observe, s’analyse, et se commente. Très tôt, nous apprenons que cette autre voix extérieure est un besoin : “Elle avait besoin d’une raconteuse et moi j’aimais déjà les histoires”, qui va nous retranscrire les actes, les paroles et les pensées de Adikou comme une sorte de catalyseur ou de conscience extérieure. Ce “double” transcripteur entretient une relation ambivalente avec elle, tantôt complice, tantôt en tension il lui arrive même d’incarner la nuance que peine à atteindre Adikou comme ce moment où, aux Etats-unis, il lui est demandé de préciser sur un formulaire d’inscription de l’université d’échange si elle est caucasienne, africaine ou afro-américaine. Ce choix plonge la protagoniste dans un marasme existentiel, où elle se remémore l’esclavage, pour au final cocher “autre”. La voix apparaît plein d’indulgence et de compassion et glisse :

“Il aurait fallu lui dire, à ce moment-là, qu’on pouvait être plusieurs en soi. Qu’il fallait prendre garde.” 

A d’autres passages, ce double freine ses pulsions de colère et de destruction.
Pour Adikou, le monde n’est pas pensé pour les êtres comme elle, aux frontières des cultures des pays, et des langues, le double nous le rappelle :

“Alors elle raconte que son corps se glisse dans autant d’interstices, de nuits douces d’escale dans une existence propre, hors négation et pas d’ici, elle raconte qu’au fil de rencontres on l’a crue marocaine, indienne, peule, qu’on l’a dite égyptienne, soudanaise, cubaine, « antillaise ». Elle dit que finalement même affirmatifs les miroirs sont vides et les interstices foyers.” 

Ce “nul part chez soi” distancé et appréhendé par un double compatissant est à l’origine de la douleur qui fermente tout l’être d’Adikou et cette douleur est énoncée comme la seule chose qui soit universelle  Nous apercevons alors que le roman ne se réduit pas à un quelconque apprentissage puisqu’il ouvre grand la porte à la destruction des fétiches. 

La destruction du fétiche de l’exotique  

Le roman Adikou nous offre l’occasion de déconstruire certains mythes tenaces. Par exemple, les relations amoureuses qu’entretiendra la protagoniste sont marquées par l’incommunicabilité et l’incompréhension. En effet, Adikou prend pour partenaire des hommes qu’elle réduit  sciemment à leur blancheur, sans noms propres, en leur reprochant le fait d’être elle-même renvoyée à son métissage. C’est ainsi que son copain “Whiteboy” aux Etats-Unis lui confiera  n’avoir “ jamais été avec une Noire” car ce n’était “jamais trop” son “truc” lui intimant dans le même mouvement de ne pas “commencer à tout ramener à la race quand même”, ou que son autre copain “main pâle” lui reprochera sur l’île de Gorée son obsession pour le fait que finalement  “tout le monde adore les métisses” à commencer par lui. Là, il est fait mention des “canines” du petit ami, dans une allusion glaçante de la conquête du corps des femmes rendues objets de fantasmes. Pour renforcer ses propres idées, Adikou va se réfugier dans une légende convoquant les conquêtes d’explorateurs. Ici, l’un d’entre eux devient fou après avoir vu des “femmes faites d’or au fond d’une cave” et finit  sa vie “en se frottant contre la fiole exotique, ne pouvant jouir que contre elle”. Dès lors, c’est dans le légendaire et le mystère des ancêtres qu’Adikou parviendra à dissiper la douleur et calmer sa course. 

Faire famille : la chaleur des ancêtres 

Dans son vœu de faire famille, d’être pleine de filiation, dont le point de mire est la figure du père, originaire du Togo, Adikou est heurtée lorsqu’elle est perçue comme une “yovo”, l’équivalent de toubab, dans son pays d’origine. Étrangère chez les siens, jusqu’à ce qu’elle se rende à Tiévé, la terre des ancêtres, et qu’elle soit accueillie comme une des leurs. Une conscience indéterminée sera son guide :

“Il dit que notre origine, c’est le départ. Pour ta colère, ma fille, il veillera dessus. Il continuera à en parler aux ancêtres. Il dit que tu ne pouvais pas continuer à te fuir, à avoir un père pour destination. Il dit, Tu vas voir, la colère va lâcher.” 

Ces paroles indiquent que si la route peut sembler tortueuse, l’évitement des embûches dépendra de la faculté à les apprivoiser en regardant vers l’avenir. Comme un message d’espoir, malgré toute la douleur et la violence qu’elle a endurées, malgré le fétichisme du métissage dont elle a souffert, malgré le « morceau d’Afrique » qu’elle voulait quémander »  malgré les violences et l’artificialité d’un universalisme fraternel, la protagoniste regarde vers l’avenir.  Consciente que c’est à partir du pourrissement que germera le neuf, Adikou finira par embrasser tout ce qui la compose et la décompose, dans une solitude poétique et sans cesse renouvelée. 

“Je marche seule, sans cette fureur de fille qui rayonne comme un soleil gonflé et gâte les choses. Il y a des artères qui même striées de coupures dessinent des cartes. Il y a des plans plein son corps.”

Sarah Assidi

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