Cela commence par Nawal, la fille de Lledo à qui il demande comment elle comprend le mot nostalgie. Lorsqu’il lui indique qu’il signifie « retour » en grec, elle lui répond qu’il cherche en fait à mettre fin à cette période d’exil pour enfin être là. Venu en France en juin 1993 pour fuir la chasse aux artistes et intellectuels engagés, Lledo, homme de cinéma, fait un film pour conjurer ces fantômes qui le forcent à vivre son séjour comme un transit avant un hypothétique retour. Il le construit comme un road-movie : de ville en ville, chaque nouvelle rencontre est une pièce d’une quête dont il ne connaît pas l’aboutissement. Son approche est honnête : il se laisse bousculer par ces rencontres, à la recherche d’une nouvelle compréhension. Ceux qui sont en France sont ceux qui sont partis, comme lui, mais pas pour les mêmes raisons. Après les accords d’Evian du 19 mars 1962, un million de personnes quittent l’Algérie. Les pieds noirs étaient-ils des exilés ? Sa famille juive dut partir aussi. Elle témoigne combien les Français et les Arabes étaient deux mondes séparés dans l’Algérie française.
Et pourtant, la guerre d’Algérie continue de hanter la France comme un spectre, comme en témoignent encore les réticences à montrer La Bataille d’Alger. Comme dans Un rêve algérien, il retrouve les vieux militants communistes mais eux aussi, bien que favorables à l’indépendance, ont dû quitter l’Algérie. Une fille de harki témoigne de la honte de ses parents, de son désir de ne plus devoir la porter, de leur refus du passé.
Ainsi donc, c’est l’amnésie qui domine. Histoire tabou en France, Histoire muette en Algérie. N’est-ce pas le nud du problème : la France ne serait-elle pas moins raciste si elle regardait en face son Histoire ? L’Algérie moins violente si elle revenait sur son refus de la diversité ?
Les témoignages sur les morts de septembre 1961 jetés dans la Seine juste en face de la préfecture occupée par Papon font écho à la promesse du FLN faite aux Juifs et aux Européens de pouvoir rester dans leur patrie et à l’assassinat de Lunes Matoub qui rappelait que l’Algérie n’était pas qu’arabe et musulmane.
Les voilà les fantômes : ils puisent dans le refus d’Histoire.
Parce qu’il adopte une démarche ouverte au dialogue et rejette résolument l’enfermement dans la bêtise identitaire, Algéries, mes fantômes est un film important, profondément contemporain, universel et actuel. Parce qu’il est construit à la première personne et se laisse bâtir par ceux qu’il rencontre, il s’inscrit dans un nouveau type d’écriture documentaire où le spectateur est aussi acteur, réfléchissant en même temps que le réalisateur ce qui se passe à l’écran, le vivant en quelque sorte simultanément, invité lui aussi à chasser les fantômes pour pouvoir se définir dans l’entre-deux culturel, en citoyen du monde.
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