Ali, la chèvre et Ibrahim, de Sherif El Bendary

Les deuils nécessaires

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En sortie le 7 juin sur les écrans français, le premier long métrage de Sherif El Bendary peut étonner par son ton décalé, mais il constitue une plongée dans les enjeux à l’œuvre pour la jeunesse égyptienne aujourd’hui.

Ali, la chèvre et Ibrahim peut sembler exagéré, fou, démesuré. Il est effectivement à fleur de peau. Sans doute faut-il l’inscrire dans la nécessité actuelle en Egypte de trouver de nouvelles formes de représentation pour capter l’époque postrévolutionnaire, à la fois désespérée et absurde, puisqu’avec le retour d’un pharaon militaire au pouvoir, tout est encore pire qu’avant 2011. Rien d’étonnant dès lors qu’Ibrahim El Batout soit à l’origine de cette histoire, lui qui avec Ahmad Abdalla a réalisé les films les plus pertinents de ces dernières années.

Tout dans le film est donc à prendre au second degré. Ali et Ibrahim sont des rebus de la société. L’excentrique Ali aime passionnément Nada sa chèvre au point de lui ressembler, malgré les quolibets de ses copains. En désespoir de cause, sa mère l’envoie chez un guérisseur où il rencontre le sombre Ibrahim, un ingénieur du son qui souffre de terribles acouphènes et se tord régulièrement de douleur, agressé par des sons stridents. Le guérisseur leur demande de jeter des pierres dans les trois eaux d’Egypte et les voilà partis, bien qu’ils n’y croient pas, dans un voyage thérapeutique d’Alexandrie au Sinaï.

Ce sont donc les étapes d’un road-movie que nous conte Ali, la chèvre et Ibrahim, où les deux compères vont s’allier et s’affronter, où se dévoileront peu à peu les raisons de leur différence, où chaque rencontre importera alors que, comme le dit Ali, « tout le pays est dans de beaux draps ». Entre l’obsession animale d’Ali qui recherche un amour perdu et l’obsession acoustique d’Ibrahim qui voudrait enregistrer un son qu’il ne trouve pas, se joue plus qu’une amitié : ils s’appuient et se déchirent dans leur quête d’eux-mêmes, prêts à tout pour progresser dans cette voie, frisant le suicide et la mort comme un prix à payer à la grande Histoire qui ne cesse de résonner en eux. L’enjeu est pour tous deux de trouver leur place dans le chaos de leur vie urbaine, et rien n’est gagné d’avance.

Film flamboyant par la lumière et les couleurs, Ali, la chèvre et Ibrahim déroute par le foisonnement de sa mise en scène décentrée. On s’attache cependant à ces deux personnages – plus qu’à Nada la chèvre qui pourtant sait assez bien prendre son rôle, fruit d’un casting fort complexe pour trouver une chèvre bien blanche et obéissante aux ordres du réalisateur ! Il y a bien sûr cette emphase poétique des films égyptiens, très parlés et musicalement appuyés, où la gestuelle joue un grand rôle. Sherif El Bendary y ajoute une attention particulière aux sons lorsqu’Ibrahim enregistre ceux de sa rue, ou ceux qu’il découvre au fur et à mesure de leur voyage. Musicien, il peut jouer instinctivement de tout instrument. Il connaît le son de la vie mais désespère de pouvoir faire rupture avec la répétition du passé, ces acouphènes qui hantent son histoire familiale comme celle du pays tout entier. Alors qu’Ali voudrait pouvoir aimer, Ibrahim voudrait pouvoir s’inscrire dans la Cité. Leur folie est celle d’une jeunesse qui cherche à dépasser les tremblements de l’Histoire et y trouver sa place par le décalage et les lignes de fuite. Comme partout, leur guérison passe par des deuils nécessaires.

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