Alimentation générale regorge de sous-entendus, de symboles, de non-dits, de portraits en ombres chinoises, alors que la caméra plonge au cur d’une banlieue parisienne, sujet parfaitement préconstruit décor et personnages habitent déjà nos esprits médiatisés. Une voix radiophonique des années 50 présente la ville d’Epinay-sur-Seine, ses rues fréquentées, ses boutiques, » mais pour combien de temps encore ? » Les immeubles poussent de terre, les cités se peuplent, Epinay change, on imagine déjà tous les détails : jeunes désoeuvrés, délinquance, drogue
Tout ce dont Alimentation générale ne parle pas. Ce n’est pas ça le monde d’Ali et de son épicerie, même si c’est la cause de l’indifférence des administrations envers l’insalubrité révoltante de son magasin. Pas d’hommes politiques, pas de policiers à l’écran, juste un graffiti ostentatoire » nique la police » et des dialogues qui évoquent les CRS ce ne sont pas des » cons « , ils font juste un » métier de cons « , même s’il faut bien l’avouer, » y’a quand même des cons
« . Pas d’ados non plus (ils se méfiaient du tournage, indique Ali), la clientèle de l’épicerie se limite au premier et troisième âge, on y achète surtout des bonbons et de la nourriture pour chat, sauf quand les ascenseurs de la tour où habitent Jeannine et Mamie sont en panne, ce qui arrive souvent. Jeannine téléphone et c’est Jamaa qui livre, en attendant de reprendre ses études et de trouver un boulot intéressant. Féru de littérature, il traduit dans le texte et réprimande son chien en allemand. Il n’aime pas plus les psy que Bertho, à la découpe de charcuterie, qui sacrifie 350 francs par séance pour obtenir comme seul conseil de revenir la semaine suivante.
Le tournage d’Alimentation générale témoigne d’un passage à l’euro peu traumatique, puisqu’il n’est jamais évoqué, à l’image des non-événements qui construisent le film. Pourtant, des moments forts, le documentaire de Chantal Briet n’en manque pas, comme lorsque Mohammed le Terrible vient acheter une tétine ! Et lorsque Mamie, après avoir descendu ses huit étages faute d’ascenseur, peine cabas à la main à enjamber le trottoir, s’impose l’émotion que permet cette attention simple et concrète que développe le film.
Car Alimentation générale filme la banlieue comme on la voit au 20 h, les horizons bouchés par les tours, les squares vétustes, les Peugeot alignées, les magasins désaffectés
mais avec l’humanité en plus. A la cité de la Source il y a le Maghreb, l’Europe de l’Est, l’Afrique de l’Ouest, le Soudan, et même un Syrien, comme l’énumère Jamaa, mais il y a aussi des perruches, des Rotweilers, des pigeons et des chats, selon la liste complémentaire des habitants du quartier, tout ce petit monde semblant vivre en relative harmonie. La pauvreté est partout et Ali doit bien l’admettre, il en fait parfois les frais. Mais il connaît ses voleurs et bien que déçu, Ali est satisfait du respect qu’on lui témoigne : les intrus n’ont dérobé que du whisky, ils n’ont rien abîmé, et pris de remords sont venus s’excuser le lendemain. Anxieux du déménagement annoncé, Jamaa se rassure sur la pérennité de l’épicerie qui est pour lui avant tout un » lieu social » où l’on vient à toute heure boire un café ou se faire masser. Un changement de murs ne pourra l’enterrer.
Alimentation générale repose sur ses trois premières lettres : personnage charismatique, Ali représente tout ce qui peut fonctionner dans la cité, du moment qu’on ne fait pas tout pour l’en empêcher. Le film est dédié au » visage collectif » évoqué par le roman que Jamaa lit pour la caméra. C’est en fait un visage aussi spécifique que collectif, loin des clichés journalistiques, que propose l’équipe du film et les habitants de La Source. Alimentation générale est plus proche de Smoke que de La Haine. Reste à voir si on accordera la même licence poétique à Chantal Briet qu’à Ang Lee. On s’associe volontiers au gospel chanté par un quatuor de jeunes en fin de film, qui somme Ali de ne pas perdre le moral même si » rien ne change. » Car le monde d’Ali, c’est de l’utopie à l’état brut, un monde auquel on voudrait encore pouvoir croire.
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