Amours, passions et ruptures dans l’âge d’or de la chanson congolaise

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Dans les années 1950-1970, la chanson congolaise célèbre  » l’amour-bougie « , – un amour vacillant, éphémère, tributaire des bonnes grâces et des caprices de la ndoumba, la  » femme libre « , ou de la mami wata, la sirène envoûtante. Elle réinvente les règles du jeu de l’amour. Gare aux soupirants qui tombent sous le charme !

Le 2 mai 1991, un drame amoureux secoue le quartier de Yolo-Sud, dans la zone kinoise de Kalamu, et se révèle si cocasse qu’il fait l’objet d’un article dans un hebdomadaire de la ville (1) et de commentaires intarissables sur les ondes de radiotrottoir. L’histoire de la citoyenne Mati, femme libinza originaire de la région de l’Équateur, et de son concubin, citoyen Lumbilayi Disanka (alias  » Maboko Pete Pete (2) « ), a tout de l’insolite. Les deux s’étaient liés depuis plusieurs mois dans une relation conjugale qui fait jaser. Elle, propriétaire d’un salon de coiffure qui a pignon sur rue dans le quartier, est une femme entreprenante, de carrure robuste et qu’une grossesse sur le tard a rendu acariâtre et jalouse. Lui, est ce que le parler kinois de l’époque appelle citantiste (3), plutôt jeune, volage, et surtout dépensier.
Ainsi, le soir du jeudi 2 mai, de retour d’une visite chez l’une de ses nombreuses conquêtes, le sieur Lumbilayi descend de sa voiture et entreprend  » un brin de causette en aparté avec la voisine d’en face « . Piquée au vif par un soudain accès de jalousie, Mati qui a surpris toute la scène à partir de sa chambre située à l’étage guette son concubin du haut de l’escalier. Dès que celui-ci entreprend de gravir les marches fatales, Mati le saisit par la cravate et pend son homme au bout de cet appendice social qui, en 1991, avait repris sa place au Zaïre comme à la fois l’emblème et la prérogative du masculin (4). Alerté par les cris désespérés de la victime, un domestique accourt et délivre notre Cupidon en tranchant la cravate à l’aide d’une lame de rasoir.
L’émasculation symbolique de Lumbilayi Disanka s’inscrit dans le destin urbain de Kinshasa, passée en l’espace d’un siècle d’une ville en devenir, construite comme un théâtre du masculin (Biaya 1997 : 91) avec toutes ses érections elles aussi symboliques (Gondola 1999 : 96), en une mégalopole animale où s’entassent pêle-mêle une sémiotique plurivoque, des normes bigarrées, une citadinité en trompe-l’œil et à multiples usages. Pourtant, une constante dans cette société en métamorphose perpétuelle est l’ubiquité de l’amour et sa présence quasi pérenne dans les représentations musicales de la société citadine. La musique congolaise en demeure si friande que pour les mélomanes autres que les locuteurs du lingala le mot bolingo (l’amour) résonne comme un leitmotiv qui égrène chaque chanson du répertoire musical congolais (Kanza 1972 : 58).
Bolingo ya bougie, ou le pouvoir de la ndoumba
La chanson congolaise des années 1950 à la fin des années 1970, au moment où l’orchestre Zaïko Langa Langa clôt son âge d’or, témoigne de cet amour à ruptures, vacillant et éphémère que le musicien Kwamy qualifie de bolingo ya bougie (5) (l’amour bougie). Il conviendrait évidemment de nuancer le rôle dominant des hommes dans la composition, l’interprétation et la diffusion de la musique congolaise. Durant cet âge d’or musical, le musicien de rumba congolaise est avant tout jeune, mâle, en rupture de ban avec les structures sociales érigées durant la colonisation et reconduites par le pouvoir mobutiste. Et pourtant à travers la musique ce n’est pas simplement un discours viril univoque qui a été véhiculé.
Bien qu’elle ait constitué une arène, certes contestée, dans laquelle les jeunes Kinois, de migration récente pour la plupart, se sont évertués à  » inventer la ville  » (Gondola 2003 : 115) en produisant les cadres normatifs de la vie citadine, la musique congolaise a été aussi tributaire de l’apport de la ndoumba ( » femme libre  » ou  » courtisane « ), considérée comme  » l’idole de la musique moderne et le noyau central de l’ambiance  » (Biaya 1996 : 355). C’est là sans doute la dimension unique de cette musique. Les musiciens n’ont pas seulement utilisé la tribune que leur offrait la culture musicale pour asseoir leur hégémonie et traduire dans le domaine de la culture populaire les inégalités sexuelles de la société coloniale et postcoloniale. Ils ont au contraire, à cause de l’influence incontestable et avant tout sexuelle que les  » femmes libres (6)  » (Gondola 1999 : 98-101 ; Biaya 1997 : 95) ont exercée sur eux, inscrit dans leur répertoire un genre musical dominant, celui des complaintes amoureuses.
La ville coloniale, un creuset de nouvelles figures sociales
Dans un article pionnier, Johannes Fabian s’est attelé à produire une heuristique qui désarticule la polysémie déroutante des cultures populaires apparaissant tour à tour comme des domaines purement ludiques, voire hédonistes, des véhicules de la conscience populaire urbaine, des ateliers où se fourbissent des gestes frondeurs et des discours subversifs destinés à saper les fondements du statu quo sociopolitique (Fabian 1997). Fabian approche le texte musical de façon structuraliste en expliquant d’abord le message apparent (complainte amoureuse), puis la fonction sémiotique (aliénation urbaine). Le thème passionnel de ces chansons (conflit marital, amour frustré, etc.) masque en réalité une souffrance existentielle à laquelle le style de vie urbain contraint les jeunes migrants (Fabian 1997 : 23). L’interprétation structuraliste de Fabian considère toute culture populaire, la production musicale y compris, comme une série de signes à double sens (apparent et liminal) et à valeur extrinsèque qu’il appartient au chercheur de décoder. L’analyse de Fabian situe le milieu urbain au centre du vortex colonial. C’est la  » ville cruelle  » de Mongo Beti, dépeinte à travers les traits d’un Chronos des temps modernes et à laquelle les migrants ne peuvent échapper qu’en retournant au village.
À l’opposé de ce schéma, il existe une vision moderniste plus laudatoire de la ville coloniale. Selon T. K. Biaya,  » La colonisation apparut [aux paysans africains]comme un étau de serre dont la ville représentait l’unique havre de liberté et de richesse  » (Biaka 1997 : 93). Encore faudrait-il qualifier le terme  » liberté  » qui ne s’applique pas tant à la ville coloniale elle-même, qui reste émaillée de contraintes de toutes sortes (ségrégation spatiale, couvre-feu, interdiction de consommer l’alcool et autres contraintes liées au monde du travail), mais concerne l’absence de prescriptions rigides qui régissent les sociétés villageoises. Ces prescriptions sont aussi bien coloniales, les taxes et les cultures obligatoires au premier chef, que traditionnelles. Les femmes, par exemple, ont profité de l’anomie apparente des villes coloniales pour se soustraire à une économie agricole rurale qui reposait essentiellement sur la main-d’œuvre féminine. En ville, elles ont également renversé les hiérarchies sexuelles qui les tenaient sous tutelle masculine dans le milieu rural. Le terme richesse mérite également un sort particulier. La ville coloniale n’a en aucun cas constitué un eldorado pour la pléthore des jeunes migrants qui y ont afflué, mais un lieu où ils pouvaient acquérir, tout en les réinterprétant, les symboles, les objets et les pratiques de la modernité européenne.
Quoi qu’il en soit, ces deux visions contrastées ont au moins en commun le fait que la ville coloniale a été la fabrique d’une nouvelle sociabilité, le creuset de nouvelles identités qui se sont affirmées avec d’autant plus de netteté qu’elle a été le lieu d’une rencontre d’un autre type, celle de la ndoumba et du jeune musicien. Ce couple pathologique renferme toutes les contradictions et les paradoxes de la modernité coloniale en revendiquant un idéal conjugal moderne dans lequel la femme exerce un véritable magistère sur la mode, les goûts et les plaisirs. Et ceci ne s’opère qu’en brisant le tabou conjugal, hérité des sociétés traditionnelles et imposé par l’Europe victorienne, qui limite la solidarité, la visibilité et la mobilité des femmes en ville (7). Cette dernière se voit d’ailleurs affubler dans la culture musicale des années 1950 une image peu flatteuse qui en dit long sur sa condition. Elle apparaît dans les chansons de l’époque comme mosenzeli ya rideaux (tringle à rideaux), condamnée à mener une vie d’intérieur alors que son mari orbite dans l’ambiance mondaine en compagnie de la ndoumba. Entre le jeune musicien et la ndoumba il n’y a de place que pour un amour éphémère et passionnel que le langage musical décrit comme amour-bougie :

Mon cœur bat la chamade quand je me rends au travail
Je sais que ma chérie est restée dans tous ses états
Elle a enfermé mon cœur dans une bouteille
Quand elle menace de me quitter, j’ai envie de me tuer
Mon cœur est troublé comme si j’étais éprouvé
Quand je la surprends avec d’autres hommes chez moi
Je n’arrive même pas à lui faire des reproches
Mon Dieu si c’est de la magie, sauve-moi de ce chagrin d’amour
Ce mariage que tu glorifies tant n’est qu’un amour-bougie
Qu’une goutte d’eau peut éteindre et faire disparaître

On pourrait multiplier les exemples montrant un homme affaibli par un amour aussi bien volatil que volage et dont la ndoumba se joue à cœur joie.
Bolingo ya magie, ou le règne de la sirène
Le glissement de l’amour-bougie vers l’amour-magie traduit une évolution dans laquelle l’homme n’est plus captivé, mais envoûté. Dans cet amour-magie se dessine très nettement l’image d’une autre femme, celle de la sirène (mami wata), qui hante le paysage onirique des musiciens. La mami wata, qui a resurgi avec vigueur dans la peinture populaire des années 1970-1980, dissimule à peine la figure de la femme blanche, figure qui déclenche une libido taboue et donc coupable chez les jeunes musiciens (8). Construite dans l’inconscient du mâle africain comme  » l’inaccessible vierge coloniale « , la femme blanche est d’autant plus dépourvue de pouvoir libidinal que son pouvoir de séduction est immense. On ne peut d’ailleurs manquer de voir dans la description de la  » femme libre  » les traits même de la femme blanche. Lorsque cette première est comparée à une  » fleur « , à une  » poupée « , un  » ange  » ou à une  » étoile « , ou encore à un  » bijou « , c’est bien évidemment de la dernière qu’il s’agit. Ainsi, la  » femme libre  » épouse si bien les attributs de la  » vierge coloniale  » qu’elle en devient presque à la fois son ersatz et un exutoire (Gondola 2003 : 119) qui permet aux hommes de laisser libre court à leurs passions et de consommer un amour interdit. Dans la chanson de Joseph Kabasele, Lipopo ya ba nganga (9), l’homme tombe sous le charme magique d’une telle créature.

Pauline, ses toilettes, ses bijoux ont sucé toutes mes économies
La solution pour moi est de rejoindre mes parents au village natal
Pour des séances d’exorcisation au moyen des feuilles de lemba lemba
Car d’avoir trop voulu trop regarder ces femmes me voici perdu

C’est dans cette même veine que Mathieu Kuka décrit dans B.B. 69 (10) un homme à genoux, plié aux caprices d’une courtisane qui savoure le pouvoir que son corps et ses charmes lui octroient sans se soucier des ravages qu’elle crée dans ce jeu de l’amour où elle triomphe.

Okomisa ngai zoba na yo po nalandaka yo
[Tu m’as réduit à te servir comme un idiot parce que je poursuis tes faveurs]

Dans Albertine, mwana ya ndeke (11) (Albertine, fille d’oiseau), le musicien Gaspy, membre de l’orchestre des jeunes Negro Succès mené par Bholen et Bavon Marie-Marie, présente un homme déchu qui  » tremble devant les amants de sa compagne « .

Je vais demander à Dieu comment tu m’as envoûté
Voilà pourquoi je suis devenu aveugle de l’amour
Tu as changé mon cœur
Jaloux, l’homme est, hélas, incapable d’assouvir ses moindres émotions, mais assiste impuissant à sa propre destitution.
Tu m’as ensorcelé ! Quand vas-tu me libérer ?
Je suis devenu esclave de l’amour
Il ne me reste plus qu’à boire du poison et mourir

Dans une autre chanson du même album, Nakata serment ya bolingo (Dois-je rompre ce serment d’amour ?) de Bavon Marie-Marie, dont la vie était taraudée par des amours déçus et des frasques nocturnes légendaires (12), l’homme ne tente plus de mettre fin à sa vie mais menace de tuer quelqu’un d’autre pour prouver son amour à Odile. Il parle même d’aller consulter le  » féticheur  » pour lui procurer un philtre d’amour destiné à Odile.
Ces chansons, comme l’a remarqué Matondo Kubu Turé, théâtralisent souvent l’émasculation sociale de l’homme :  » c’est lui, souvent, qui pleure, qui se met à genoux, qui supplie, qui projette le suicide  » (Turé 1988 : 20 et 21).
Ce que la norme sociale prescrit dans la division sexuelle des émotions, des attitudes devant la souffrance, la douleur, se trouve ici renversé : dans la chanson, l’homme s’abolit en jérémiades, se fait tout petit, détruit ses fonctions et responsabilités normatives (Turé 1988 : 21).
Le paradoxe ne s’arrête pas dans la déchéance sociale de l’homme, une victime sur laquelle d’ailleurs, il faut l’avouer, les musiciens se sont bel et bien acharnés. Ainsi lorsque cet homme est aux abois, outragé par une compagne qui n’éprouve pas de scrupules à lui exhiber ses amants, poussé à commettre l’irréparable, la faute est rarement imputée à la femme. En revanche, lorsque la victime se trouve être la femme, les musiciens se hâtent de clouer l’homme au pilori, la femme n’étant à leurs yeux qu’une sorte de bouc émissaire. L’illustration de choix ici est une chanson de Bavon Marie-Marie intitulée Nadendela mibali (Je cours après les hommes), une véritable apologie de la ndoumba qui y clame sans fards sa liberté en répudiant les normes sociales qui n’autorisent pas la femme à vivre sa sexualité et sa maternité en dehors du mariage : Libala na boyi, bo ndoumba na lingi (le mariage, je n’en veux plus ; être courtisane est ce que je désire). Une telle aspiration est justifiée aux yeux de la société urbaine en recourant une fois de plus à un argumentaire classique qui consiste à faire reposer le blâme sur l’homme qui du coup perd ses prérogatives du mâle polygame.

Mobali oyo mosala na ye kolakisa ngai ba mbanda
Na kozonga na baboti bazongisa mbongo ya libala
[Cet homme ne fait que m’exhiber ses maîtresses
Je vais rentrer chez mes parents et remettre la dote]
La rupture inévitable
L’amour dans la chanson populaire congolaise met rarement en scène rarement des protagonistes se pâmant dans une union idyllique, triomphant de l’intrigue romantique ou, ce qui est souvent le cas dans la tradition occidentale, scellant et pérennisant leur amour en renonçant à la vie s’il le faut. Au contraire, dans la tradition congolaise telle qu’elle se négocie et se produit dans le milieu citadin autour des années 1950, c’est un couple en rupture qui est souvent présenté dans la chanson, aux prises avec un amour tributaire de ce que l’on pourrait appeler le  » mirage  » de la ville, un amour qui se manifeste à travers une multiplicité de sens. Il est le refuge naturel des jeunes migrants de la ville coloniale et facilite souvent leur insertion en milieu urbain. Pour le jeune migrant, posséder le corps et le cœur de la  » courtisane  » lui permet de s’arrimer au train de la modernité qui demeure dans ces années-là le véhicule par excellence de l’urbanité. La modernité urbaine émerveille les Africains en se déclinant à travers une sémantique visuelle, sonore, olfactive et tactile. Ses érections symboliques – écoles, églises, ponts, chemins de fer, routes, mais également toutes ses hiérarchies sociales et ethniques – désarçonnent et donnent le vertige aux jeunes ruraux tentés par l’aventure urbaine.
Au centre de cet archipel colonial se trouve la figure emblématique de la ndoumba qui par sa position mitoyenne entre la modernité européenne et les cultures africaines incarne la nouvelle modernité de la ville coloniale. Souvent attachée à quelque colon blanc qui procure son bien-être matériel et cherche à assouvir en sa compagnie des pulsions libidinales nées dans l’univers des tropiques, elle exhale ce parfum de modernité qui captive les jeunes migrants. Cette proximité de l’homme blanc introduit la ndoumba aux rudiments de la modernité coloniale, à ses symboles, ses usages, sa langue et ses pratiques culturelles, lui procurant ainsi un vernis culturel qu’elle monnaye ensuite auprès de ses soupirants africains.
Sociétés de ndoumbas, entre colons et Kinois
Participer à cette modernité passe d’abord par une immersion dans les jeux de l’amour dont les règles semblent avoir été édictées par la ndoumba. Celle-ci exerce une influence indéniable sur l’humeur festive des jeunes citadins. Le cadre privilégié de l’exubérance festive est constitué par plusieurs sociétés féminines d’élégance aux noms évocateurs et provocateurs de  » La Rose « ,  » Diamant « ,  » Violette « , etc. (Gondola 1996 : 73). Comprenant à leur tête une mama môkonzi (matrone), ces sociétés féminines accueillent en leur sein des ndoumba qui sont désignées par le terme de bana ( » enfants « ), un terme qui occulte à escient le commerce de charme et de séduction auquel elles se livrent. Le terme évoque, bien évidemment, une certaine jouvence dont les membres de ces sociétés se targuent à raison puisque la plupart sont au début de leur vingtaine.
Il faut y voir également une subversion des rapports conjugaux traditionnels dans lesquels la femme est  » minorisée  » socialement et économiquement sous la tutelle de son conjoint. Dans les relations que les bana entretiennent avec leurs amants ou concubins africains, la fiction des rapports traditionnels est maintenue de manière paradoxale. D’abord, le poids social de ces bana demeure considérable autant que leur initiative dans les jeux de l’amour. Ensuite, leurs rapports avec les hommes se déploient toujours sous le couvert d’une monogamie de façade alors qu’elles jouissent de plusieurs partenaires sexuels, y compris des Européens ou des Africains mariés. Enfin, en dépit de leur autonomie financière, elles se font entretenir par leurs amants dont bon nombre s’évertuent, en y abandonnant souvent toute leur bourse, à combler le moindre de leurs caprices. Les voici donc encensées par le musicien Edo dans une chanson intitulée Tondimi La Mode (Nous acceptons La Mode) :

Bana ya La Mode (13), bana ya talo
OK-Jazz akondima bino
Bilongi se miyonto likolo
Miso mike lokola poupées
[ » Enfants  » de La Mode,  » enfants  » de prix
OK-Jazz vous accepte volontiers
Vos visages sont pareils aux étoiles du ciel
Vos petits yeux comme des poupées]

Dans une autre chanson, Bolingo pe ekosaka (L’amour aussi est trompeur), Franco se donne à cœur joie dans cet exercice d’adulation si commun aux musiciens des années 1960 (15).

Nazala na ngai na mwana lelo na bina na dondwa
[Que j’ai ma propre  » enfant  » pour qu’aujourd’hui je danse et parade]

Posséder sa mwana ( » enfant « ) ancre le rêve de modernité des migrants africains dans une société en devenir, en métamorphose perpétuelle, mais où ces jeunes femmes servent de balises. Leur présence diffuse aux deux pôles de la société coloniale, dans les cercles intimes de la sociabilité européenne et à l’abri des buvettes des cités africaines, leur octroie un cachet moderne qui rehausse leur popularité ; une popularité telle que cette  » carrière  » devient un idéal / exutoire auquel aspirent et vers lequel s’épanchent les femmes d’intérieur cloîtrées dans des unions dénuées d’amour et de plaisirs.

Maman, je voudrais devenir ndoumba
Les ndoumba gagnent leur vie
Elles s’habillent comme nous
Je suis lassée de ce foyer où les disputes n’en finissent pas (16)

Cette présence, cependant, s’affirme dans un mouvement pendulaire qui oscille entre l’ubiquité et l’évanescence, faisant de la mwana une amante insaisissable (17) qui, comme la légende éthérée de la mami wata, ravage les cœurs de ses soupirants. De ce fait, l’union avec la mwana se résume à l’amour-bougie – captivant, éphémère, et pathologique – débouchant sur une fin fatale : la rupture. Elle est ici suggérée par deux chansons de l’époque :

J’ai le cœur dévasté, le corps foutu
Ma petite chérie, reviens, reviens
Je t’en supplie, Luta, pardonne-moi
Le mariage ne marche que lorsque l’on supplie
Je n’ai pas respecté les règles de notre union
Tout le monde peut commettre des erreurs
Je suis venu aujourd’hui pour qu’on s’entende (18)
Ele, mon amour
Depuis que tu es partie je t’aime comme un bonbon
Où ne suis-je pas allé pour te chercher ?
Le crépuscule arrive et l’heure de ma mort sonne (19)

La ville réinvente les règles de l’amour
Bien que souvent l’homme menace de sceller la rupture en se donnant la mort, ce qui le guette bien plus souvent encore est le retour au village (kozonga Mboka), un trope ressassé ad nauseam dans la chanson congolaise. Dans Mbelu, un morceau composé et chanté par le musicien Dechaud (20), l’amant, en désespoir de cause, se fait violence pour regagner le village natal, loin des souffrances conjugales de la ville. Il se décide cependant à rebrousser chemin au milieu du gué, préférant la vie dans un ménage turbulent à la séparation, sa propre émasculation à l’exil, la précarité de l’amour-bougie aux arrangements conjugaux de la vie villageoise. C’est que l’amour en milieu urbain, telle qu’elle est représentée dans le discours musical, et en dépit de ses aspects pathologiques, revêt paradoxalement une dimension thérapeutique et cathartique en permettant aux jeunes migrants de participer aux convulsions d’une ville qui a enfanté sa modernité en altérant les termes de l’amour, en renversant les rôles sexuels assignés aux hommes et aux femmes.
L’émasculation du sieur Lumbilayi Disanka s’encadre dans une histoire urbaine dont témoigne la verve féconde de la musique congolaise durant son âge d’or. L’amour dont il est si souvent question dans les compositions musicales constitue à la fois le miroir qui reflète les métamorphoses d’une citadinité protéiforme et le révélateur des (per)mutations souterraines qui bouleversent de fond en comble les règles et les usages urbains. L’amour figure parmi les multiples sites stratégiques où depuis les années 1950 se négocie le pouvoir social et économique en ville, où les femmes, fortes du poids économique qu’elles ont acquis à travers leurs activités dans le secteur informel (Grundfest Schoepf & Engundu 1991), revendiquent de nouvelles identités et subvertissent les normes traditionnelles. Il faut cependant se garder de recourir à une dichotomie qui ferait de la femme l’actrice principale du jeu conjugal, la reine d’une sociabilité nocturne dans laquelle elle imposerait ses règles tandis qu’à l’homme appartiendrait le domaine diurne, celui du politique, où il disposerait de toutes les prérogatives. En un mot la distinction entre sphère privée (domaine des femmes) et sphère publique (arène des hommes) serait une lecture tout à fait hâtive et arbitraire. Il faut, en revanche, voir dans l’émasculation conjugale de Lumbilayi Disanka un des multiples avatars d’une révolution qui a trouvé dans la ville son théâtre d’élection et qui, côté cour comme côté jardin, met à nu les fractures et les contradictions d’une société en devenir.

Notes
1. Bose,  » Un mini Mario pendu par sa cravate ! « , Forum des As, no 15, 20 mai 1991, p. 13.
2. Cette expression lingala signifie littéralement une  » main douce « , c’est-à-dire généreuse.
3. Terme qui apparaît dans le lexique populaire kinois à la fin des années 1980,  » citantiste  » se réfère à certains Baluba de la région du Kasaï qui ont fait fortune dans l’exploitation ou le commerce du diamant et qui ne se privent pas d’en faire un étalage ostentatoire. L’amant de cette histoire comique se voit appliquer ce terme de manière doublement ironique puisque  » sa  » fortune provient de son amante, même s’il en fait un usage dispendieux.
4. Après presque deux décennies durant lesquelles le port de la cravate et du costume occidental était interdit aux Zaïrois, authenticité oblige, au début des années 1990 la réapparition de ce symbole vestimentaire témoignait de l’affaiblissement du pouvoir mobutiste en même temps qu’elle sonnait le glas d’une époque en passe d’être révolue.
5. Franco, Kwamy, Vicky et l’OK Jazz, 1964-1965, Sonodisc, 1996.
6. Dans les villes du Congo belge, la  » femme libre  » demeure d’abord une catégorie juridique, puisque sa  » solitude  » est soumise à l’impôt, mais elle se caractérise aussi par son autonomie financière et sa position stratégique au sein de l’espace publique, alors que la femme mariée reste, elle, confinée dans la sphère privée.
7. Avec la floraison des associations féminines d’assistance mutuelle à Kinshasa dans les années 1950, les autorités craignent qu’elles  » ne mènent à la dépravation, d’autant plus que les réunions se tiennent dans des débits de boissons… « , C.E.J.B. Brausch,  » La famille congolaise : Effets de l’industrialisation sur la structure de la famille congolaise « , Revue trimestrielle de l’Union des femmes du Congo Belge et du Ruanda-Urundi, avril 1956, no 153, p. 10.
8. Selon le témoignage du musicien Antoine Kasongo Fundi, recueilli par l’auteur en août 1989, dans les années 1950, les musiciens kinois fréquentaient assidûment et de manière assez intime certaines courtisanes européennes installées à Brazzaville. À travers ces contacts, les musiciens congolais ont récupéré en les fusionnant à la rumba congolaise le vieux fonds des guinguettes et de la chanson française des années de l’Entre-deux-guerres (Gondola 1997c : 247).
9. Les merveilles du passé, Grand Kallé et l’African Jazz, volume II, 1961-1962, Sonodisc.
10. Les merveilles du passé, Grand Kallé et l’African Jazz, volume II, 1961-1962, Sonodisc.
11. Bholen & Bavon Marie-Marie, Negro Succès, Mabe ya Mbila, Sonodisc, 1997.
12. Frère cadet de Franco, Bavon Marie-Marie avait été longtemps tenu à l’écart de la scène musicale par son frère qui voulait ainsi le protéger d’une activité qui encore dans les années 1960 était jugée mondaine et donc malsaine par la société kinoise. D’autres médiront sur cette décision motivée, soutiendront-ils, par la crainte de Franco de voir son frère faire ombrage à sa carrière musicale et verront dans la mort de Bavon (fauchée dans la fleur de l’âge) la main maléfique du grand frère. Dans les premières heures du 5 août 1970, Bavon, au volant de sa Volkswagen, est échaudé par la jalousie et fulmine contre Lucie, sa compagne, qu’il accuse de flirter avec Franco. Le couple emprunte à tombeau ouvert une artère de la capitale. La jalousie, mélangée à l’alcool et à la colère, l’emporte sur sa prudence. Le véhicule heurte de plein fouet une Jeep en stationnement. Bavon est tué sur le coup tandis que Lucie ne s’en sort qu’avec les deux jambes amputées.
13. Il s’agit ici du nom d’une société féminine d’élégance qui orbitait autour de l’orchestre Ok-Jazz.
14. Tondimi La Mode, Franco & OK Jazz – Originalité 1956-1957, RetroAfric 1999.
15. N’oublions d’ailleurs pas que le jeune Franco (né le 6 juillet 1939) a fait ses débuts musicaux, vers 1954, dans un bar de Ngiri Ngiri au nom enchanteur de  » Bolingo  » et que dès la formation de l’orchestre OK-Jazz celui-ci était familièrement surnommé par ses membres l’orchestre des Bana (Tshonga 1998 : 197).
16. Franco, Nafanda ndoumba, cité dans Tshonga Onyumbe (1982 : 88).
17. Il y aurait beaucoup à dire sur le rôle que jouent les pagnes dans la façon dont les bana exhibent leur sensualité et monnayent leur beauté. En se parant toujours d’un maï ya sika (littéralement  » nouvelle eau « , c’est-à-dire pagne à motifs nouveaux) à chacune de leurs  » sorties  » hebdomadaires, non seulement les bana enrichissent le lexique et la grammaire de la mode urbaine, mais elles définissent aussi de nouvelles normes de féminité et une esthétique vestimentaire qui s’articule avant tout sur le mélange de couleurs, de formes et de sons puisque chaque maï ya sika s’accompagne de danses et de compositions inédites (Gondola 1996 : 74 ; Kande 1957 : 9).
18. Soki Dianzenza, Orchestre Bella-Bella, 1968 (cité dans Turé 1988 : 21).
19. Ele wa bolingo, Franco et l’OK Jazz (Mujos, Simarro et Kwamy), 1960/1961/1962, Sonodisc 1992.
20. Mbelu, Nico & l’African Fiesta Sukisa, 1968-1973, Sonodisc.
Ouvrages et articles cités
Asante-Darko, Nimrod & Sjaak van der Geest (1983).  » Male Chauvinism : Men and Women in Ghanaian Highlife Songs « , pp. 242-255, in Oppong, Christine (éd), Female and Male in West Africa, London : Allen & Unwin.
Barber, Karin (1987),  » Popular Arts in Africa « , African Studies Review 30 (3) September, pp. 1-78.
Bernard, Guy 1965. Le mariage et la vie conjugale des instituteurs de Léopoldville, Thèse, Université de Paris.
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Ch. Didier Gondola est Associate Professor en histoire de l’Afrique noire et en études afro-américaines à Indiana University, Indianapolis. Il est l’auteur de plusieurs articles sur les migrations en Afrique centrale et sur les cultures populaires, notamment la mode et la musique. Ses ouvrages sont parus chez l’Harmattan (Villes miroirs, 1997) et Greenwood Press (History of Congo, 2002).///Article N° : 3820

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