Dès le XIXe siècle, le monde du spectacle français a été traversé par des expressions culturelles venues d’Afrique noire, des Amériques et des Caraïbes. Les expressions artistiques afro-caribéennes ont nourri la scène des théâtres, des music-halls, mais aussi le monde du cinéma, et de la création plastique. Quelle est la place de cette créativité noire dans la culture française ? Joue-t-elle seulement à influencer les artistes qui s’en réclament au détour de telle ou telle évolution des arts et de la mode, tel Picasso ou Fernand Léger ? Gaston Baty ou Rolf de Maré, Paco Rabanne ou Jean-Paul Goude ? Que reste-il à présent de ce » Tumulte Noir » qui secouait le tout-Paris des années vingt ? Quelle place donne-t-on aujourd’hui à cette créativité que l’on circonscrit tantôt dans l’enclos de la créolité ou celui de la francophonie ou celui plus exotique encore des outre-mer, voire, non sans démagogie, dans le nouvel enclos des cultures urbaines ?
Peut-on parler de cultures noires en France ? La question n’est pas sans provocation. A priori, il n’y a pas de culture ghetto en France, pas de lieu ou de théâtre dévolu aux expressions artistiques du monde noir, mais en même temps les artistes noirs sont régulièrement mis à la marge. Ce sont des créateurs à part ou affublés d’une curieuse astérisque, car on attend toujours quelque chose de ces artistes-là. Ils doivent évoquer leurs origines, avoir quelque chose à dire sur leur condition noire, leur histoire
L’artiste noir est assigné à produire de la culture noire, de l’ailleurs et, au même moment, on soupçonne de communautarisme ou de ghettoïsation les manifestations tournées vers les expressions afro-caribéennes. C’est ce paradoxe que nous avons souhaité interroger en donnant la parole aux acteurs culturels pris, souvent malgré eux, dans ces contradictions bien françaises. Et d’abord qui sont-ils les artistes noirs de la scène française ? Qui sont-ils les acteurs ou les réalisateurs noirs des écrans de France ?
L’identité artistique d’un peuple, sa sensibilité créatrice n’est pas dans sa couleur, mais dans les valeurs qui la fondent et l’engagement qui la dynamise. Les expressions scéniques ou cinématographiques d’artistes afro-descendants partagent un imaginaire et une vibration au monde, mais elles ont surtout une dynamique de marronnage en partage, le désir de trouver leur place dans un espace de création où on ne les « calcule » pas. C’est pourquoi le premier enjeu dans le domaine du spectacle est de démonter les regards que la société pose sur l’artiste « de couleur », autrement dit, commencer par brandir l’image chromatique qu’on attend de lui et de son univers pour occuper la place. Ruse et dérision sont nécessairement au rendez-vous. Pas de création noire sans marronnage, sans détournement, sans échappée.
Nous avons d’abord voulu interroger ces acteurs noirs de la culture française d’aujourd’hui qu’ils appartiennent au monde médiatique ou à celui de la scène et du théâtre, comme de la création plastique. Depuis l’avènement de la « Vénus Hottentote » au début du XIXe siècle, premier spectacle fondé sur la présence d’une Africaine en scène dont l’exhibition seule suffira à attirer le public, l’artiste afro-descendant est réduit à son corps et voué à démonter les regards pour conquérir identité et individualité. Assigné à une image prédéfinie, bien souvent fantasmée, contraint de jouer au Noir, l’acteur, dont parfois à peine quelques gouttes de mélanine soulignent la différence physique, aborde la scène avec un double masque. Jouer pour lui, c’est avant tout déjouer. Et les témoignages des jeunes comédiens comme ceux des humoristes en attestent avec force.
Construit autour de témoignages d’aujourd’hui qui remettent en cause l’idée même d’une « culture noire », ce volume ne fait pas pour autant l’économie d’une approche historique. Grâce au travail de réédition de Nicolas Draeger, les images du Tumulte Noir des années folles immortalisées par Colin s’y trouvent exhumées. Il remonte au temps où l’on parlait de « théâtre noir » et remet en scène l’histoire des Griots, cette troupe d’acteurs africains et antillais, dirigée par Robert Liensol qui accompagnera le théâtre de la négritude dans l’articulation des Indépendances. Il explore également les étapes incontournables de la création théâtrale afro-caribéenne dans la France des années soixante-dix/quatre-vingt, avec des figures emblématiques comme Benjamin Jules Rosette, Luc Saint-Eloy, Greg Germain, Alphonse Tierou
qui ont été de vrais entrepreneurs ou des acteurs mythiques aujourd’hui disparus comme Sotigui Kouyaté ou Jenny Alpha, mais ne manque pas d’interroger aussi les paradoxes de la scène française, qui passent par des hommes de théâtre comme Peter Brook, Bernard-Marie Koltès et plus récemment Michael Thalheimer, John Malkovich ou Marcel Bozonnet.
La réussite populaire de Omar Sy ou l’arrivée dans le paysage cinématographique français de réalisateurs comme Lucien Jean-Baptiste, ou encore l’engouement de jeunes acteurs issus de la diversité pour des écritures dramatiques contemporaines « afropéennes » qu’ils font entendre dans les écoles et les conservatoires n’est pas sans augurer une nouvelle dynamique, non pas la fin des clichés et des préjugés, mais le désir de faire entendre d’autres voix, de créer du contrepoint, d’ouvrir d’autres espaces, d’autres fenêtres
et de nous rappeler que l’humanité est avant tout faite de sons et que la culture n’est pas une couleur.
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