Bisi Silva innove dans le champ des workshops artistiques avec le Centre for Contemporay Art de Lagos

Entretien de Marian Nur Goni avec Bisi Silva

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Commissaire indépendante et critique d’art, Bisi Silva est la fondatrice et la directrice du Centre for Contemporary Art de Lagos (CCA, Lagos), ouvert depuis décembre 2007. Ce centre de promotion de l’art contemporain a organisé, du 8 février au 6 mars 2010, un atelier photographique international qui a réuni des artistes et commissaires d’horizons divers. Basé sur le thème annuel du Centre pour 2010 « On Independence and the Ambivalence of Promise », cet atelier avait pour ambition d’innover dans le champ des workshops organisés en Afrique, en mettant l’accent sur la réflexion critique.

Quelle était l’idée de départ de ce workshop ambitieux par rapport à la situation actuelle des photographes travaillant dans le champ de l’art en Afrique ou, si vous préférez, au Nigeria ?
Je préfère parler du Nigeria puisqu’il est impossible de parler pour le continent entier. Le CCA, Lagos a décidé de programmer, chaque année, une série d’événements autour d’une forme artistique spécifique. L’année dernière, le focus a été mis sur l’art vidéo : pour cela, un atelier d’une semaine a été organisé en collaboration avec la Fondation Oneminute, ainsi qu’un atelier de deux semaines « Linha Imaginaria », mené par l’artiste angolais Miguel Petchkovsky, en collaboration avec Goddy Leye (Cameroun) et Eustaquio Neves (Brésil). Il a été suivi par la première exposition internationale et professionnelle de vidéo art au Nigeria, dont la direction artistique était assurée par des commissaires émergents travaillant au CCA, Lagos : Jude Anogwih et Oyinda Fakeye. Enfin, la dernière phase de ce projet a amené à une première publication autour de la vidéo d’art, coordonnée par Antawan Byrd, titulaire d’une bourse américaine Fulbright et assistant commissaire au CCA, Lagos. Nous avons été extrêmement heureux du succès, des résultats ainsi que de l’intérêt porté à ce focus important sur l’art vidéo, et par conséquent, le Centre a décidé cette année de travailler sur la photographie d’art. Au Nigeria, la photographie a une tradition vivante et dynamique dans la pratique artistique contemporaine.
Tandis que la tradition de photographie de studio, de rue, documentaire et du photo-reportage est bien intégrée dans le système, il y a peu, pour ne pas dire aucune pratique conceptuelle au Nigeria. L’absence de formation formelle au sujet du médium photographique ou de n’importe quelle autre pratique ayant trait aux nouveaux médias au niveau tertiaire est problématique pour beaucoup d’artistes, ce qui a pour conséquence un développement limité de leur travail ou un départ à l’étranger. Pour cette résidence de photographie d’art, nous voulions aller au-delà de la pratique courante d’atelier répandue en Afrique. Au cours de celle-ci, un groupe d’artistes travaille ensemble pendant deux semaines, crée un corpus d’images et ensuite chacun repart chez lui jusqu’à l’atelier suivant. Nous avons voulu essayer quelque chose de plus dynamique et novateur. Quelque chose qui donnerait un regain de vitalité aux formats actuels d’ateliers dont nous pensons qu’ils ne sont pas en adéquation avec les besoins contemporains et la réalité du travail artistique dans le contexte globalisé. La création d’un travail est juste une partie d’une plus grande totalité. Cette première tentative était conduite en collaboration avec la commissaire finnoise Aura Seikkula et plaçait un accent substantiel sur l’importance de recherches approfondies, d’une pensée critique et d’un engagement intellectuel comme partie intégrante de chaque pratique artistique : aspects qui manquent dans la plupart des institutions artistiques tertiaires ainsi que dans la plupart, voire tous les ateliers organisés sur le continent. La résidence n’était pas uniquement ouverte aux photographes, mais aux artistes travaillant autour de différents médias et employant l’image comme point de départ. Le CCA, Lagos croit fermement dans le dialogue et dans l’échange culturel, capables d’engendrer pensées profondes et interaction. Cela a été l’occasion de mettre en contact des artistes nigérians et africains avec leurs collègues du monde entier et d’amener le monde au Nigeria. La résidence a eu un impact profond sur chaque artiste ayant pris part au projet.
Le programme du workshop annonçait des cours, des séminaires, des lectures de portfolios et des sessions critiques de groupe. Comment cela a-t-il eu lieu concrètement ? Chaque commissaire intervenant a-t-il suggéré des modules spécifiques de travail aux artistes ?
Dans le programme initial nous avions une structure qui était ouverte à l’interprétation aussi bien des artistes que des commissaires invités. La structure hebdomadaire prévoyait que les participants fassent des présentations de leur travail de cinq minutes aux personnes qui encadraient l’atelier et aux commissaires invités. Dans l’espace des trente jours que durait l’atelier, les artistes ont dû répéter cet exercice plus de six, sept fois. Une fois par semaine, des lectures de portfolios individuelles d’une durée de vingt à trente minutes étaient organisées. Cela a permis aux participants de présenter leur travail à, au moins, deux à quatre professionnels toutes les semaines.
À la fin de chaque semaine le travail créé était développé en collaboration avec le laboratoire de photographie Pictureworks Extra, basé dans le même bâtiment que le CCA, Lagos : la semaine se terminait ainsi par une session de critique de groupe où les idées étaient développées.
Chaque semaine, on donnait des textes à lire aux artistes qui faisaient partie du séminaire hebdomadaire. Les participants avaient aussi à préparer une présentation hebdomadaire de cinq à dix minutes sur des artistes dont le travail les avait influencés ou qu’ils aimaient particulièrement. Nous les avons encouragés à chercher à l’extérieur de leur « zone de confort » en présentant aussi bien le travail d’artistes d’Amérique du Sud que d’autres pays africains que le leur. De plus, les artistes ont donné des présentations approfondies de leur travail, de leur méthodologie et également du travail d’autres artistes qui les intéressaient. Les commissaires invités ont fait des présentations des pratiques artistiques dans leurs pays et également de leur propre pratique en tant que commissaires. Certains de ces cours étaient ouverts au public. C’était la première fois que les artistes présents participaient à des lectures de portfolios, qu’ils donnaient plusieurs présentations de leur travail et qu’ils interagissaient avec autant de commissaires.
Vous avez parlé de création et de développements en laboratoire : parallèlement aux sessions de critique, les artistes produisaient-ils un travail pendant l’atelier ?
L’accent était moins porté sur la production d’un travail que sur le fait de découvrir et d’explorer des possibilités et des idées diverses. Certains ont produit un travail, d’autres ont réuni des images avec lesquelles ils ont « joué » pendant l’atelier. Ce qui a été intéressant pour nous est le fait que chaque artiste a produit le début d’une idée. Il serait prématuré de l’appeler un travail.
Qui étaient les participants et comment avez-vous choisi commissaires et artistes pour faire partie du projet ?
Les participants ont inclus dix artistes nigérians (Aderemi Adegbite, Jelili Atiku, Lucy Azubuike, Ndidi Dike, Chidinma Nnorom, Richardson Ovbiebo, Adeniyi Odeleye, Folarin Shasanya and Uche Okpa-Iroha, William West) qui ont été sélectionnés à la suite d’un appel à candidatures. Deux artistes africains ont été invités du Cameroun (Landry Mbassi) et d’Afrique du Sud (Sabelo Mlangeni).
Les commissaires (1) et les photographes ont été choisis par Aura Seikkula et moi-même à partir de notre réseau. Cet atelier fait partie d’une collaboration ininterrompue avec Aura Seikkula, après notre premier projet commun à Bamako en 2007, où nous avons présenté la photographie contemporaine finlandaise.
« On Indépendance and the Ambivalence of Promise » est le thème du programme global du CCA, Lagos pour l’année 2010. Comment s’est-il articulé avec l’atelier photographique ?
Ce thème a été exploré de façons différentes, ce qui a impliqué le fait que les artistes se soient notamment penchés sur les cinquante dernières années, ainsi que sur les tribulations et les tourments que le pays a éprouvés tout au long de cette période. Ainsi, les questions de la tradition, de l’histoire, de la culture, de l’identité personnelle et collective ont émergé à travers l’expérimentation de certains artistes. Par exemple, Iria Ojeikere a rendu un hommage vidéo à son père, le photographe Okhai Ojeikere, a fait appel au travail Onilegogoro (gratte-ciel) pour rappeler l’art artisanal du tressage traditionnel qui est en train de se perdre, tout comme les rêves perdus que la nation avait à la veille de l’Indépendance. Uche Okpa-Iroha a développé un projet sur la signification symbolique du drapeau nigérian. Adeyinka Akingbade a réalisé un travail sur les sempiternelles pannes d’électricité que nous vivons comme une métaphore de l’échec de la gouvernance. Un autre aspect fascinant a été le fait que les artistes et les commissaires invités ont aussi abordé le thème dans leurs présentations respectives. L’artiste Senam Okudzeto a présenté « Ghana must Go : Personal Narratives, Identity, Identification and Research », qui explorait la mémoire personnelle et la manière dont cela affecte une identité. Il a fait un récit fascinant de son expérience, de ce qui a été une période historique traumatisante très importante pour beaucoup de Ghanéens lorsque le gouvernement nigérian leur a demandé de quitter le pays en quarante-huit heures, ce qui provoqua un exode de masse. Philippe Pirotte, le directeur de la Kunsthalle de Berne, l’un des conservateurs invités, a donné une brillante présentation du travail réalisé par le peintre belge Luc Tuyman autour de l’Indépendance au Congo, Miwana Kitoko, et de la visite controversée du roi belge au pays (la première effectuée par un membre de la famille royale belge). Le photographe et chercheur nigérian Tam Fiofori a donné une présentation lumineuse sur l’histoire, la culture et la photographie nigériane en partant du 19ème siècle et du travail de J.A Green, en passant par les premiers photographes de studios du 20ème siècle et par les pionniers modernes comme Ojeikere qui documentèrent la nation nouvellement indépendante et l’euphorie du moment, pour arriver enfin à la nouvelle génération de photographes comme Akinbode Akinbiyi, Don Barber, Jide Adeniyi Jones et, plus récemment, les collectifs de photographes Depth of Field et Black Box.
Comment avez-vous géré l’aspect financier de ce grand atelier ?
Nous avons reçu des financements de la part de bailleurs internationaux, ceux qui se sont impliqués le plus étant le Nordic Fund et l’AECID, la Coopération Internationale Espagnole ; nous avons établi des partenariats avec des organisations locales et avons demandé une participation aux artistes. Les commissaires et les artistes invités ont également adressé, de façon individuelle, des demandes de soutien pour leur frais de déplacement à des organisations de leur connaissance soutenant les arts.
Pensez-vous que le CCA, Lagos répétera régulièrement cette première expérience ?
Il est trop tôt pour déterminer si nous répéterons régulièrement un projet de telle envergure. Cependant, nous continuerons à en discuter au cours des prochains mois. Les possibilités sont nombreuses, étant donné le fait qu’il y a clairement besoin d’un programme intensif qui puisse combiner pratique artistique, pensée critique, pratique de commissariat, interaction et dialogues entre cultures différentes. Une chose est sûre : l’interaction avec la scène artistique de Lagos a été une expérience inestimable pour beaucoup d’artistes et de commissaires invités, et a beaucoup contribué à contrecarrer quelques-unes des idées préconçues qui font de Lagos un contexte difficile et inaccessible.
La programmation du CCA, Lagos est axée cette année sur la photographie d’art, quels seront les événements à venir ?
Sous le thème « On Independence » est prévue une section sur l’Art, la Mode et l’Identité. La première partie sera consacrée à une exposition individuelle, la série « Maria » de 2007, réalisée par l’artiste turque Pinar Yolaçan dont nous avons présenté le travail en Afrique du Sud en 2009 avec beaucoup de succès. Elle sera suivie, début juin 2010, par une exposition collective itinérante, fruit d’un atelier organisé à Dakar en septembre 2009 par l’IFA (Allemagne) sur l’art et la mode et impliquant le travail de quinze artistes africains et allemands. Elle fera étape dans différents lieux en Afrique et nous sommes heureux d’être le lieu d’accueil à Lagos, en collaboration avec le Yaba College of Art and Technology.
En tant que fondatrice et directrice du CCA, Lagos, quel serait le projet photographique que vous rêveriez de mettre en place ?
Je serais vraiment intéressée par organiser une exposition rétrospective d’Okhai Ojeikere, accompagnée d’une riche et importante publication de son travail incluant plus de soixante ans de transition culturelle, sociale, économique et politique qui ont façonné le Nigeria actuel.

(1) Akinbode Akinbiyi (Nigeria / Allemagne) ; Miriam Backström (Suède) ; Giovanni Carmini (Suisse) ; Tam Fiofori (Nigeria) ; Marja Helander (Finlande) ; Jide Adeniyi Jones (Nigeria) ; Heta Kuchka (Finlande) ; Simon Njami (Cameroun / France) ; Senam Okudzeto (Ghana / Suisse) ; Phillipe Pirotte (Belgique/Suisse) ; Rosangela Renno (Brésil) ; Carrie Schneider (États-Unis) ; Mats Stjernstedt (Suède) ; Daniella Wennberg (Norvège).
Pour plus d’informations sur les projets de CCA, Lagos : http://ccalagos.org
Pour lire les billets de Bisi Silva : http://artspeakafrica.blogspot.com
Avril 2010///Article N° : 9458

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Les images de l'article
Photo de groupe des résidents et artistes de l'atelier On Independence and The Ambivalence Art , février-mars 2010
Jelili Atiku, Iria Ojeikere talking with Mats Stjernstedt durant la résidence





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