Présenté en séance spéciale hors compétition au dernier festival de Cannes, Chouf clôt la trilogie marseillaise de Karim Dridi après Bye Bye (1995) et Khamsa (2008) (cf.[critique n°8139]). Il démarre sur un rap de Casey mais adopte ensuite une musique plus dramatique : incursion dans le cinéma de genre, Chouf se démarque. Il vise un large public sans pour autant sacrifier au mythe du héros.
Les fictions situées en banlieue se multiplient mais en dehors de quelques uvres indépendantes de faible diffusion comme Rue des Cités (cf.[critique n°10173]) ou Brooklyn (cf.[article n°12250]), les films grand public s’avèrent largement problématiques. Dheepan instrumentalise la cité pour l’enfermer dans une image menaçante pour le reste du tissu social (cf.[article n°13006]) tandis que Divines développe une esthétique de la consommation alors même qu’il semble vouloir la dénoncer (cf.[article n°13633]). Bandes de filles retravaille les clichés médiatiques pour les dépasser mais sa démarche de distanciation en déconcerte plus d’un (cf.[critique n°12503]). C’est dans ce contexte que la proposition de Chouf se situe, qui joue lui aussi la carte grand public avec un thriller produit par Rachid Bouchareb et Jean Bréhat, campé dans le milieu des dealers des Quartiers Nord de Marseille.
Il est clair que Dridi a autre chose à faire que de renforcer les clichés. Chouf veut bien dire regarder, et par extension, dans le vocabulaire policier issu de la guerre d’Algérie, le guetteur qui prévient si la police pointe son nez. La banlieue qu’il dépeint comme supermarché de la drogue est malheureusement une réalité mais l’enjeu du film est de l’ancrer humainement. Il connaît le terrain et Khamsa lui a ouvert des portes difficiles à franchir. Il a préparé son film sur plusieurs années en s’installant à Marseille et en animant un atelier de formation avec ses futurs interprètes. S’il s’agissait de développer leur aisance par des exercices de déplacement, de mémorisation et d’improvisation, c’était aussi pour Dridi l’occasion de repérer la liberté de leur gestuelle, de leur violence et de leur langage pour les respecter dans le film. Ces rebelles sont de fait impressionnants de véracité.
Sofiane est un étudiant bien dans sa peau qui rend visite à sa famille mais son frère dealer se fait flinguer : il va pénétrer le milieu pour préparer une vengeance qui prendra des chemins de traverse. Son personnage ne suit aucun programme si bien que le film reste inattendu jusqu’au bout, se démarquant des passages obligés du genre, et ouvrant à une perception subtile de l’aporie à l’uvre dans les quartiers comme au sein des individus.
Le jeu de contradictions dans lequel Dridi place son personnage principal conduit effectivement à une féconde réflexion. Chouf n’est pas un documentaire mais son scénario amène sans discours à saisir le jeu des déterminations sociales. Les femmes poussent Sofiane à poursuivre sa voie en dehors de la Cité, sa possible émancipation, mais face à l’impunité des assassins de son frère, il ne peut se détacher. Son duel est guidé par la vengeance, ses choix ne sont pas forcément les bons, mais ce sont les siens, il en est responsable. Tous dans la cité sont confrontés aux compromis possibles alors même que tous galèrent et que la plupart n’accèdent qu’à de petits boulots dans l’intérim. Le film ne les juge pas : c’est un regard porté qui cherche à comprendre et alerter. Les décors des hauteurs de Marseille face à la mer renforcent l’ambiance de tragédie antique, tandis que le scope sert l’ampleur romanesque du film de genre. Dans ce cadre qui valorise l’inscription des personnages dans le champ, les Icare contemporains de Chouf jouent les caïds pour atteindre le soleil mais leurs ailes restent fragiles. Ce sont leurs rêves que Chouf essaye de capter.
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